samedi 31 mai 2008

ḥarām



Selim n'aimait vraiment pas l'alcool. Il en buvait en compagnie et faisait même semblant de l'apprécier mais le fait était que tous les alcools ne lui faisaient tout au plus qu'une vague brûlure. Il n'y avait aucune cause sociale ou psychanalytique, autant qu'il sache, puisque ses parents n'étaient ni alcooliques ni hostiles à quelques verres de vin.

Quand son collègue l'invita en lui disant de venir le samedi soir et qu'il était prévenu qu'il devait apporter de quoi se bourrer la gueule parce que ce serait le thème de la soirée, Selin se força à sourir et prit l'air enjoué et impatient que son collègue semblait attendre, alors qu'une soirée éthylique était son idée d'une fête ratée. Il se demanda même s'il devait prétexter une condition médicale, voire un regain religieux, mais il se dit qu'on n'inviterait plus le bonnet de nuit, le pisse-vinaigre.

Il alla chez une caviste et demanda un bon vin, juste au-dessus de ce qu'il considérait comme "ses prix", soit 20 euros. Il n'arrivait pas à comprendre qu'on puisse dépenser de l'argent pour du raisin moisi pour irriter le palais mais se disait que c'était un juste milieu entre le réginglard minimal et le luxueux.

La caviste lui demanda quels plats seraient servis et Selim se demanda ce qu'avait voulu dire son collègue par "se bourrer la gueule". Pour ne pas contrarier la caviste, il inventa que ce ne serait que des fromages. Elle réagit comme s'il lui avait dit qu'il allait diluer le Morgon dans du Coca, et exigea qu'ils mangent de la charcuterie.

Selim trouvait son autoritarisme déplacé. Et s'il avait été végétarien, qu'en savait-elle ? Mais elle avait instillé par ses propos une vraie envie de viandes froides. Sur ce point, il ne simulait pas car il mangeait vraiment du saucisson comme d'autres du chocolat. Il inventa une théorie médicale selon laquelle il résisterait mieux aux mélanges d'éthanol le soir s'il grignotait quelque chose avant.

Il prit de la Rosette et soudain affamé, se mit à la manger dans la rue en rentrant chez lui. Il avait une vague culpabilité à l'idée qu'on juge son comportement provocateur.

Mais c'est à ce moment-là que les choses devinrent vraiment inquiétantes.

Il avalait sa Rosette quand une très petite fille, sans doute d'origine africaine, d'environ six ans peut-être se mit à lui courir après.

"Monsieur, monsieur...

- Oui ?

- C'est, c'est... du porc ?

De toute évidence, elle n'en avait jamais vu.

- ... oui.

- Je peux en avoir ?

Selim avait le rouge au front et se mit à bafouiller. D'un côté, il avait envie de lui répondre de ne pas prendre d'aliments d'inconnus dans la rue, mais craignit qu'elle l'accuse d'avarice. Une femme le regardait déjà de l'autre côté de la rue comme s'il était un pervers. Il lui tendit le sachet. Elle en prit un morceau et s'enfuit.

Il était devant chez lui et prit peur. Et si les parents de la petite le prenaient ensuite pour un dingue qui essaye de tenter les enfants à transgresser des interdits ? 6 ans était un peu jeune pour une révolte adolescente.

Il se dit alors qu'il ne pouvait plus supporter tout ce réseau de doubles contraintes. Il était forcé de boire parce que c'était encore prohibé et il n'avait même plus la possibilité de savourer une chair morte parce que c'était interdit.

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