samedi 26 septembre 2009

[JDR] Jeux de fantômes



J'ai un peu raté toute la mode des jeux de rôle du World of Darkness (de l'éditeur White Wolf) dans les années 1990. J'avais des préjugés un peu ridicules sur les jeux "malsains", "morbides" et pour adolescents "Gothiques" et ce n'est que récemment, par le hasard de soldes, que j'ai commencé à entrer dans leurs jeux et compris l'enthousiasme des fans "gothic-punk" pour ces jeux plus "adultes" que les autres.

Le Père Jean-Robert Armogathe avait écrit il y a quinze ans un éditorial dans une revue catholique où il diagnostiquait dans les jeux de rôle une sorte d'hérésie ou d'angoisse métaphysique qui voulait réintroduire l'idée de Métempsychose (transmigration des âmes). Je pense que c'est une intellectualisation excessive du jeu de l'imagination : nous, les rôlistes, ne rêvons pas essentiellement de projeter notre Soi en une autre "chair" ou d'agiter des "marionnettes", mais d'agir à l'intérieur de récits au lieu de seulement entendre ou recevoir le conte. La comparaison doit se faire avec l'acte de lecture, et non avec une angoisse eschatologique sur la Résurrection des corps - ou alors tout livre serait désir de réincarnation.

Cependant, dans le cas du Monde des Ténèbres, où on joue des Vampires, des Loups-garous ou des Fantômes, au-delà de l'inversion de D&D ("jouer les monstres"), il y a un thème en effet récurrent qui est la Mort, l'immortalité et l'identité.

Jouer un fantôme serait alors une sorte d'épure du jeu de rôle à une base essentielle. On ne joue plus une "personne" bien incarnée mais parfois seulement une personnalité, événtuellement dénuée de toute corporéité ou changeant de corps.

Le Monde des Ténèbres est surtout connu pour son principal jeu, Vampire (qui doit être à peu près le second ou le troisième jeu de rôle le plus populaire derrière D&D). On y joue des créatures mortes, mais avec un corps parfois surhumain, qui ont gagné une seconde vie en échange d'une faim dévorante qui les écarte de toute leur humanité passée. Les jeux du MdT utilisent le plus souvent des créatures surnaturelles vivant cachées au milieu de nous, en conflit les unes avec les autres.

En dehors de Vampire, Werewolf, Mage, le Monde des Ténèbres a revisité plusieurs fois l'idée de jouer des fantômes.

On compte notamment trois jeux (j'écarte tous ceux sur les zombies ou sur les médiums) :

  • Wraith: The Oblivion (1994).
  • Orpheus (2003).
  • Geist: The Sin-Eaters (2009).


  • Wraith: the Oblivion

    Wraith (développé par Richard Dansky) est un jeu de rôle superbe mais parfois tristement célèbre pour certains concepts qui le rendent difficile à jouer.

    Chaque joueur interprète un fantôme qui vient de mourir, qui est resté ancré dans la limite (le "Linceul") entre le "Monde de la Chair" (le "Vif") et le "Monde des Ombres" à cause d'une entrave ou d'un attachement à ce monde. Le fantôme est une créature d'émotions intenses (le Pathos), surtout l'amour ou la haine, et il est pris entre plusieurs désirs, celui de "résoudre" certaines missions qu'il lui reste à accomplir dans ce Monde de la Chair, celui d'aller de l'avant dans le Monde Inférieur (vers sa nouvelle forme d'existence) et une pulsion de mort vers le Néant (ce qu'on appelle le Côté Obscur, The Shadow). Certains visent ce qu'ils appellent la "Transcendance", libération ou nirvana au-delà de ce Monde inférieur.

    Les fantômes sont classés en 13 sortes de pouvoirs :

    • Les Artificiers peuvent posséder des objets inanimés.
    • Les Chanteurs peuvent contrôler les émotions.
    • Les Hérauts peuvent voyager à travers la Tempête des Ombres, pour aller dans le Monde inférieur.
    • Les Hanteurs agissent sur le monde pour faire peur.
    • Les Marchands de Sable peuvent agir sur les rêves et les illusions des mortels.
    • Les Marionnetistes peuvent posséder brièvement un corps vivant.
    • Les Masqueurs peuvent transformer la forme d'un fantôme.
    • Les Moniteurs peuvent agir sur les liens entre les fantômes et leurs "entraves" terrestres.
    • Les Oracles peuvent lire le passé et l'avenir des fantômes.
    • Les Pardonneurs agissent pour soigner le Côté Obscur de l'Ombre.
    • Les Procteurs peuvent apparaître dans le monde matériel directement.
    • Les Spooks sont les poltergeists qui peuvent se servir de télékinésie dans le monde matériel.
    • Les Usuriers peuvent échanger l'énergie émotionnelle du "Pathos".

    Les suppléments ajoutèrent quelques Guildes nouvelles comme les Alchimistes (qui altèrent la matière), les Avocats (qui manipulent les désirs - cela semble un peu double emploi avec les Chanteurs) et surtout la plus importante, les mystérieux Mnemoi qui peuvent manipuler la mémoire des morts (ce qui est en fait l'un des pouvoirs les plus puissants, comme les fantômes ne sont faits que de souvenirs et de passions).

    Le premier problème du jeu fut le concept si difficile de "Côté Obscur" (littéralement l'Ombre). En effet, chaque joueur joue son Fantôme mais aussi de temps en temps le Côté Obscur du Fantôme d'un autre joueur. Or le Côté Obscur cherche à pousser le fantôme vers toutes ses pulsions négatives et vers son auto-destruction (le Thanatos de la métapsychologie de Freud).

    Cela fait que Wraith est l'un des seuls jeux de rôle que je connaisse où chaque joueur est censé interpréter deux rôles opposés en simultané : un membre du groupe et un ennemi de ce groupe. Je crains que cette dimension ne soit très difficile à mettre en jeu et qu'elle ne risque de conduire à des conflits trop durs en cours de jeu, suscitant de l'animosité et de la rancoeur si un joueur a causé la perte du personnage d'un autre.

    La seconde difficulté est que Wraith glissa progressivement hors du concept initial. Le Monde inférieur fut décrit comme un cadre de jeu bien séparé du Monde de la Chair, au-delà d'une "Tempête" difficile à franchir. Il faut l'aide des Hérauts, Nautes ou Psychopompes comme Charon pour passer cette barrière du Styx. Les personnages tendaient assez vite à se détacher de l'interaction avec le monde réel pour fonder leur existence dans ce nouveau "pays" qu'est La "Stygie", sur les rives désolées et grises des Champs d'asphodèles. (En revanche, cela devait fortement désavantager des personnages plus liés au Monde de la Chair comme les Hanteurs, les Marionnetistes, les Alchimistes, les Moniteurs, les Procteurs ou les Spooks, qui ont moins à faire dans cet univers séparé).

    Le Monde Inférieur de Wraith est une dystopie angoissante assez originale. Les auteurs ont développé ce que serait une communauté fondée au fil des milliers d'années par des êtres incorporels sans aucun Dieu ou Diable (même si certains fantômes antiques sont des Spectres indiscernables de Démons). Ce n'est pas un "Enfer" habituel puisque toute la Hiérarchie a été composée par les fantômes et tout l'ordre social est donc issue de l'ancienneté.

    De plus, c'est un monde immatériel. Un univers purement spirituel est difficile à imaginer. Comme il n'y a pas d'aliments, d'objets stables ou de "biens" (ou presque : il y a certaines "Reliques"), les seules "ressources" en cet "Enfer" sont en fait les Autres, leur subjectivité et leurs émotions. Tout l'univers de Wraith est donc uniquement une relation de Maîtres et d'Esclavage : les fantômes utilisent même les âmes des autres comme une sorte de "monnaie" qu'ils appellent les "Oboles" (des âmes asservies et reforgées par les Artificiers). Charon, le dirigeant de la Stygie, a créé toute une société féodale avec des Seigneurs de la Mort, qui règent sur les défunts divisés par "cause du décès" (Violence, Faim, Maladie, Destin, etc.). Leurs sujets sont soumis par la crainte d'un statut pire que l'esclavage : être à leur tour transformés en simple "Oboles", purs instruments d'échange entre les Consciences désincarnées. Le jeu se concentra alors sur les intrigues en Stygie et entre la Stygie et les autres Royaumes des Morts, dans une guerre entre diverses formes de l'Enfer.

    Wraith fut terminé en 1999 avec un supplément apocalyptique, Ends of Empire, où certains secrets sont révélés et où toute la Stygie s'écroule dans une catastrophe.

    Wraith a été arrêté par White Wolf mais continue notamment sur le site de fans Wraith: Project.

  • Orpheus

    Orpheus (2003), développé par Lucien Soulban, reprit certains concepts de Wraith mais en essayant de plus ancrer les fantômes dans le Monde de la Chair et moins dans les Enfers.

    Cette fois, les personnages des joueurs ne sont pas tous nécessairement morts. Ils peuvent être soit des mortels qui peuvent projeter leur esprit dans l'Au-delà, soit des fantômes récents qui travaillent avec les précédents. Orpheus, Inc. est une compagnie américaine privée qui emploie ainsi des "projecteurs" et des défunts et ils se font engager pour utiliser leurs capacités, pour communiquer avec les fantômes ou pour chasser des spectres (comme dans Ghostbusters, ou plutôt comme dans Frighteners, où le mortel était aidé de deux fantômes).

    Comme dans Wraith, les fantômes sont divisés par leurs pouvoirs mais il y a moins de classes (5-8 au lieu de 13-16).


    • Les Banshees peuvent manipuler les émotions et ont le pouvoir de prophétie. Ce sont donc à la fois les Chanteurs et les Oracles.
    • Les Feux-Follets (Wisps) brillent d'une aura qui agit sur les émotions et ils peuvent se téléporter à travers les Ombres.
    • Les Hanteurs occupent les objets.
    • Les Monte-Chair (Skinriders) possèdent les vivants (comme les Marionnetistes).
    • Les Poltergeists agissent directement sur le monde (comme les Spooks) mais peuvent aussi modifier leurs formes (comme les Masqueurs).

    Les suppléments ajoutèrent les Phantasmes (proches des anciens Marchands de sable), les Orphelins (des fantômes qui avaient basculé dans leur Côté obscur, étaient devenus des Spectres terrifiants et sont revenus contrôler ces nouveaux pouvoirs terrifiants) et enfin les Osseux (Marrow) qui peuvent changer de forme et agir sur les animaux.

    Orpheus était composé d'une campagne se situant clairement après l'effondrement de la hiérarchie stygienne de Wraith. Les fantômes n'y ont plus les organisations sociales complexes et séculaires et un des mystères est d'ailleurs qu'on ne rencontre presque que des fantômes "récents", morts depuis moins de quelques années.

    D'autres mystères sont l'existence d'une nouvelle forme d'héroïne, le Pigment, qui cause une expérience proche de la mort et permet de voir les morts, et une étrange nouvelle fréquence radio, Radio Free Death, qui ne peut être entendue à minuit que par les défunts.

    La campagne d'Orpheus est finie mais le jeu est entretenu par des fans sur Project Flatline.

  • Geist: The Sin-Eaters

    Le nouveau jeu de "fantôme" (développé par Ethan Skemp) n'en est pas vraiment un puisqu'on joue plutôt une nouvelle forme symbiotique d'un fantôme dans un vivant.

    Le personnage est mort et en mourant il rencontre un ancien et puissant fantôme "archétypale" (appelé un Geist) qui lui propose de le ramener à la vie en échange d'une fusion entre son âme et celle du Geist. Revenu dans le Monde des vivants, le personnage peut désormais voir les morts par le Geist avec qui il co-habite et il peut agir comme un fantôme ou accomplir des missions pour exorciser les autres fantômes (mais sans se laisser absorber par les passions propres du Geist).

    Le titre est une allusion à une ancienne coutume anglaise médiévale, les Mangeurs de Péchés, où des mendiants se faisaient payer lors d'un deuil pour absorber les péchés d'autrui, se damnant ainsi à la place de quelqu'un d'autre. Les nouveaux Mangeurs de Péché du jeu doivent ainsi aider les autres fantômes à résoudre leurs intrigues pour aller dans l'au-delà. Cela fait d'eux un peu des sortes d'auxiliaires "Faucheurs" comme dans Dead Like Me.

    Geist rappelle en fait plus un autre jeu du MdT qui était Mummy: The Resurrection. Dans Mummy aussi, le personnage meurt et rencontre l'âme incomplète d'un ancien Egyptien qui lui offre la Résurrection en échange d'une fusion. La différence est donc qu'il y a plus de liberté dans Geist puisqu'il n'y a plus de mythologie égyptienne dans l'arrière-fond.

    Les pouvoirs sont aussi plus souples que dans Wraith ou Orpheus, où ils étaient encore une sorte de classe de personnage. Les personnages sont certes divisés par la cause du décès (Violence, Privation, Causes Naturelles, Pestilence, Malchance), mais tout le monde peut accéder à égalité aux 7 divers pouvoirs :

    • L'Enveloppe (Caul) : Changer son corps.
    • Le Linceul : Recouvrir son corps pour le protéger.
    • La Malédiction : Agir sur les émotions d'autrui.
    • La Marionnette : Posséder soit des objets, soit des animaux soit des personnes.
    • L'Oracle : Pouvoir de clairvoyance.
    • L'Ossuaire : Agir sur l'environnement matériel.
    • La Rage : Attaquer autrui.


    Les Mangeurs de Péchés vont se servir de leurs pouvoirs entre les deux mondes, tout en luttant contre certains Cerbères, les gardiens du Monde des Morts qui observent les anciennes lois de cet Au-delà. En effet, bien que vivants, les Mangeurs peuvent se replonger dans le Monde inférieur (ici, l'influence est donc aussi Orpheus).

    Ces jeux de fantôme sont souvent très déprimants mais les Mangeurs de Péché ont un rapport plus sain et même "épicurien" à leur seconde vie, qu'ils chérissent après avoir connu l'angoisse de leur décès. Les personages sont censés former ainsi un groupe qui tient plus du Festin ou d'un Carnaval en attendant la fin. Geist reste un jeu de rôle d'horreur mais il est relativement plus optimiste (sans être un jeu aussi "superhéroïque" que Momie).

  • 9 commentaires:

    Arasmo a dit…

    Superbe présentation!
    Même si ma connaissance de WW est très limitée, je trouve quand même que cette compagnie a été une des rares, en dehors des tentatives "indies", à avoir mis l'accent sur les choix moraux et les dilemmes éthiques en matière de JDR.

    Phersv a dit…

    Merci !
    Oui, avec des caractéristiques comme l'Humanité dans Vampire, WW a créé de nouveaux aspects et a vraiment développé toute une dimension d'acteur dans le jeu de rôle. Wraith devient presque un psychodrame psychiatrique, ce qui m'angoisse un peu pour l'essayer vraiment.

    Unknown a dit…

    Pfff, ça fait un an que j'ai repris le wargame et maintenant tes descriptions me donnent envie de réessayer le JdR, notamment Wraith qui est un des rares jeux WW que je n'ai jamais testé. Pourtant, je n'ai plus de temps libre à gaspiller, damn you Phersv, vil tentateur !

    Phersv a dit…

    Et j'accumule les jeux que j'ai promis de faire : un V&V pour nos 70's Games, un Cat une fois...

    Cela dit, avec Nephilim (et tout le passage en Ombre sur le "simulacre"), tu as déjà dû faire l'expérience des jeux que permettent Wraith ou Geist. Jouer la campagne Orpheus (qui a été rédigée un peu comme une série TV, avec des "Saisons") serait aussi amusant.

    Desméïl a dit…

    Merci pour ce panel d'analyses que je lis un peu tardivement (sic.)...

    J'ai acquis Wraith a l'époque en 98 en VO et il faut dire que la majorité des jeux et suppléments édités par WW ont tous été superbement développés : une belle maquette, de superbes illustrations avec une direction artistique très cohérente avec les lignes de produitw. Le livre de base de Wraith avait notamment été imprimé pour la couv avec un gel fluorescent qui donnait un aspect 'spectral' au livre dans le noir. Ca c'est de l'édition !!!
    Pour moi, c'est déjà en amont, le design des livre qui m'avait séduit.

    Pour compléter : il faut quand même dire que les thématiques du WoD ont toujours été des thématiques adultes, plus ou moins dures, et dans les sujets (intrigues glauques, etc.), et dans les conclusions sur le genre humain.
    Je me rappele aussi d'un supplément 'hard' édité par une de leur filiale nommée, je crois, "black dog". C'était une sorte de supplément sur les déviances humaines au sein du WoD. Il y avait même un index sur le vocabulaire des pratiques SM, pas piqué des hannetons...

    Phersv a dit…

    Oui, Wraith allait loin dans le dark et les thèmes adultes (même si Kult se veut, je crois, encore plus sombre).

    Son supplément Charnel Houses of Europe devait même faire jouer des fantômes dans des camps d'extermination, psychodrame psychanalytique que je n'aurais pas personnellement envie d'essayer.

    Mais dans le cas des textes de Dansky, je trouve que cela restait quand même relativement jouable (peut-être à condition que le Spectre négatif n'agisse pas trop souvent et que les joueurs soient assez mûrs pour ne pas se détester ensuite).

    Desméïl a dit…

    oui, oui, je suis bien d'accord avec toi... Wraith et son univers reste jouable. Encore faut-il être d'humeur...

    Car pour jouer dans ce genre d'univers, il faut avoir le moral haut et pas de souci dans la vie... sinon c'est macabre.

    Pour ma part le jeu de rôle c'est :
    1) 100% d'évasion (escapism)
    2) plaisir de jouer en groupe (donc pas de prise de tête, de grobill, d'égo surdimensionné)
    3) des émotions, du rire, du cogitum si intrigues, etc. etc.

    Phersv a dit…

    Cela dépend aussi du rapport qu'on a au genre même de l'Horreur, que ce soit en littérature ou au cinéma. Je n'apprécie pas réellement ce plaisir de "catharsis", de se purger de ses émotions négatives dans la simulation.

    J'aime certes un peu de suspense (mon personnage doit quand même risquer un peu sa vie pour qu'il y ait un léger frisson) mais je dois avouer que je n'aurais pas trop envie de creuser les trucs trop obscurs où on joue un psychopathe (Kult) ou les névroses suicidaires d'un autre personnage (ce que risque de donner le Spectre dans Wraith).

    Même un jeu plus classique comme Cthulhu m'ennuie vite quand on se désensibilise à l'horreur par habitude. J'en viens à préférer les scènes d'enquête aux scènes de peur dans CoC.

    Desméïl a dit…

    Oui je suis d'accord avec ton analyse.

    Je vais essayer de trouver la version française voir comment c'est traduit.

    Revival WoD right now.