mercredi 9 septembre 2009

[Vie brève] Silas Soule

(rediff du 2 septembre 2005)

Silas Stillman Soule (1838-1865) eut une vie brève mais les circonstances historiques le placèrent plusieurs fois au centre de luttes américaines contre des injustices.

Il est né le mardi 26 juin 1838 en Nouvelle-Angleterre, dans le Maine. Son père, Amasa Soule (1804-1860), était un abolitionniste religieux (certains textes l'appellent le Révérend Soule mais il n'y a pas de trace qu'il ait été pasteur, en revanche il a pu être imprimeur).

La Guerre du Kansas

En 1854, les Sudistes se battent pour que les nouveaux Territoires acceptent l'esclavage (afin de garantir la perennité du système aux USA et éviter que les Etats "libres" n'aient la majorité). En mai 1854, avec l'accord du Président démocrate Franklin Pierce, la Loi sur le Kansas et le Nebraska énonce que ces territoires pourront choisir par vote populaire des habitants d'être Etat Libre ou esclavagiste.

Des abolitionnistes créent alors une société, The Massachusetts Emigrant Aid Company, pour envoyer des colons favorables à leur cause au Kansas. Au même moment, les Sudistes, notamment de l'autre côté du Fleuve Missouri, ont aussi organisé leur société, les Missourian Emigrates (que la presse appellera aussi les Border Ruffians). Dès la formation de leur groupe, ils menaçaient de mort tout abolitionniste qui s'installerait au Kansas. Les Missouriens demeurent souvent dans leurs Etat mais viennent acquérir des terrains au Kansas pour pouvoir peser sur la future Constitution de l'Etat.

Amasa Soule est un militant fervent, amateur du radical William Lloyd Garrison (1805-1879, celui qui disait que si la Constitution protège l'esclavage, il vaut mieux brûler la Constitution). En fin 1854, Soule quitte le confort de la Nouvelle Angleterre avec sa famille, notamment ses fils William L.G. et Silas, pour s'installer dans la nouvelle ville de Lawrence (à peine 50 familles à cette époque), à l'est du Kansas. La colonie anti-esclavage a été nommée en l'honneur du philanthrope bostonien Amos Lawrence (1814-1886). Amasa Soule rejoint le nouveau Parti Républicain qui vient d'être créé sur un programme opposé à l'extension de l'esclavage, et il en devient délégué régional.

Dès cette époque, le jeune Silas, qui a 16 ans, travaille pour l'Underground Railroad, le réseau d'évasion des esclaves qui sont envoyés vers le Canada (car les Etats du Nord devaient renvoyer les esclaves en fuite, selon la Fugitive Slave Law de 1850 et l'affaire du malheureux Dred Scott en 1857). Silas connaît tous les recoins du Kansas par lesquels il fait passer les fugitifs vers la liberté au Nord.

La tension montre entre les deux camps de colons. En 1856, une foule menée par un Sheriff, vient détruire les bâtiments et imprimerie de la ville nouvelle de Lawrence. Cela commence la Border War ou Bleeding Kansas entre "Missouriens" et abolitionnistes. Après cette attaque, des Abolitionnistes (dont le célèbre John Brown) tuèrent (à coups d'épée) cinq colons esclavagistes.

Les Abolitionnistes envoient des carabines à leurs colons (appelées les "Bibles du Kansas" car elles furent envoyées dans des caisses avec l'étiquette "Bible"). Silas Soule devient un Jayhawker (mot formé à partir de "blue jay", geai bleu et "sparrowhawk", épervier), un guerrillero en lutte contre les esclavagistes. Il est connu pour ses raids rapides (le nom subsiste encore comme celui de l'équipe de foot de Kansas University).

L'Evasion de John Doy

Le Dr John Doy était un médecin né en Angleterre qui était venu au Kansas pour participer à la fondation de la ville de Lawrence. Il participait aussi au réseau du Underground Railroad.

En janvier 1859, le docteur Doy et son fils furent capturés par des Chasseurs d'Esclaves missouriens près de Lawrence, alors qu'il faisait passer des esclaves en fuite. Doy et les esclaves furent conduits en prison à Saint Joseph, Missouri, juste de l'autre côté du fleuve.

Le Major James Abbot prit en juillet 1859 un groupe de dix miliciens dont Silas Soule. Soule monta une opération d'évasion et réussit à convaincre les gardiens de le laisser entrer dans la prison. Ils réussirent à délivrer le médecin de la prison sans tuer personne et s'enfuirent à cheval, repassant la frontière missourienne de nuit dans des barques.


On appela les dix, les "Immortal Ten" (ci-dessus). L'homme assis sur la photo est le docteur Doy et Silas Soule est imberbe, l'avant-dernier à droite.

La Mort de John Brown

John Brown (1800-1859) était un des plus radicaux abolitionnistes. En août 1856, il avait défendu la ville d'Osawatomie (est du Kansas) contre une petite armée esclavagiste.


Financé par un groupe de philanthropes (les Six Hommes Secrets), Brown commence à lever des armes et des hommes pour une rebellion des esclaves du Sud. Il est capturé après un vol d'armes de l'armée et est condamné à mort en 1859 en Virginie.

Une nouvelle opération est montée pour sauver le militant.


Silas Soule (qui a 21 ans) vint tenter de l'évader et réussit même à entrer dans la prison.


Le vieux rebelle refusa alors catégoriquement de fuir sa geôle, disant qu'il était prêt à mourir en martyr de la cause de l'émancipation (même si ses actions radicales furent plutôt désapprouvées par les Abolitionnistes, y compris le plus grand d'entre eux, l'ancien esclave Frederick Douglass, qui défendait une voie plus constitutionnelle).


John Brown fut pendu le 2 décembre 1859. Sa mort avait radicalisé les deux camps. La Guerre Civile éclata un an après avec la victoire électorale d'Abraham Lincoln (dont le programme se limitait pourtant à ne pas étendre l'esclavage).

Victor Hugo écrivit une lettre célèbre pour demander la grâce de Brown :

Devant une telle catastrophe, plus on aime cette république, plus on la vénère, plus on l’admire, plus on se sent le coeur serré. Un seul état ne saurait avoir la faculté de déshonorer tous les autres, et ici l’intervention fédérale est évidemment de droit. Sinon, en présence d’un forfait à commettre et qu’on peut empêcher, l'Union devient Complicité. Quelle que soit l’indignation des généreux états du Nord, les états du Sud les associent à l’opprobre d’un tel meurtre ; nous tous, qui que nous soyons, qui avons pour patrie commune le symbole démocratique nous nous sentons atteints et en quelque sorte compromis ; si l’échafaud se dressait le 16 décembre, désormais, devant l’histoire incorruptible, l’auguste fédération du nouveau monde ajouterait à toutes ses solidarités saintes une solidarité sanglante ; et le faisceau radieux de cette république splendide aurait pour lien le noeud coulant du gibet de John Brown.

Ce lien-là tue.


Lorsqu’on réfléchit à ce que Brown, ce libérateur, ce combattant du Christ, a tenté, et quand on pense qu’il va mourir, et qu’il va mourir égorgé par la République Américaine, l’attentat prend les proportions de la nation qui le commet ; et quand on se dit que cette nation est une gloire du genre humain, que, comme la France, comme l’Angleterre, comme l’Allemagne, elle est un des organes de la civilisation, que souvent même elle dépasse l’Europe dans de certaines audaces sublimes du progrès, qu’elle est le sommet de tout un monde, qu’elle porte sur son front l’immense lumière libre, on affirme que John Brown ne mourra pas, car on recule épouvanté devant l’idée d’un si grand crime commis par un si grand peuple.


Au point de vue politique, le meurtre de Brown serait une faute irréparable. Il ferait à l’Union une fissure latente qui finirait par la disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidât l’esclavage en Virginie, mais il est certain qu’il ébranlerait toute la démocratie américaine. Vous sauvez votre honte, mais vous tuez votre gloire.


Au point de vue moral, il semble qu’une partie de la lumière humaine s’éclipserait, que la notion même du juste et de l’injuste s’obscurcirait, le jour où l’on verrait se consommer l’assassinat de la Délivrance par la Liberté.


Le Massacre de Sand Creek et la Conscience du Capitaine Soule

Quand la Guerre Civile éclate (après la mort de son père Amassa), Silas Soule, qui n'a que 23 ans, devient officier comme volontaire dans la Cavalerie du Colorado.

Son frère aîné, William Lloyd Garrison Soule, fut le Marshall de Lawrence pendant le second massacre de ce sanctuaire par les Missouriens, le 21 août 1863 (William ne fut pas blessé et finit sa vie comme politicien républicain en Californie).

Silas sert sous les ordres du Colonel John Chivington (1821-1892, un ancien militant abolitionniste).

En 1864, la Cavalerie est envoyée pour "pacifier" une révolte de Cheyennes. Chivington ne cachait pas qu'il avait pour doctrine que la seule solution était de les tuer tous.


Quand le Colonel Chivington donna l'ordre de tirer sur le camp cheyenne le 29 novembre 1864 (alors que le camp s'était rendu), un seul officier (avec Joe Cramer), le Capitaine Silas Soule, refusa d'obéir au meurtre.


Les troupes du Colonel Chivington massacrèrent plus de 150 Cheyennes à Sand Creek, Colorado, y compris femmes et enfants. Chivington accusa le capitaine Soule d'insubordination et de lâcheté. Soule fut mis aux arrêts.


La presse avait d'abord pris le massacre pour une victoire militaire contre les "Peaux Rouges". Mais Silas Soule, malgré les intimidations et violences contre lui, fit déclencher une commission d'enquête et il vint témoigner des crimes de guerre et de la volonté génocidaire de Chivington contre un camp de civils qui se rendaient.


Il décrivit des atrocités. Voici un extrait d'une lettre qu'il écrit le 14 décembre 1864 :




The massacre lasted six or eight hours (...)


It was hard to see little children on their knees have their brains beat out by men professing to be civilized.


One squaw was wounded and a fellow took a hatchet to finish her, and he cut one arm off, and held the other with one hand and dashed the hatchet through her brain. One squaw with her two children, were on their knees, begging for their lives of a dozen soldiers, within ten feet of them all firing - when one succeeded in hitting the squaw in the thigh, when she took a knife and cut the throats of both children and then killed herself. One Old Squaw hung herself in the lodge - there was not enough room for her to hang and she held up her knees and choked herself to death.


Some tried to escape on the Prairie, but most of them were run down by horsemen. I saw two Indians hold one of anothers hands, chased until they were exhausted, when they kneeled down, and clasped each other around the neck and both were shot together.


They were all scalped, and as high as half a dozen taken from one head. They were all horribly mutilated. You would think it impossible for white men to butcher and mutilate human beings as they did.


Mais certains considéraient le témoignage de Soule comme une trahison de l'armée en pleine guerre.


Le dimanche 23 avril 1865, Silas Soule (qui était devenu Marshall de Denver, Colorado) rentrait chez lui avec Hessa Coberly, la femme qu'il venait d'épouser trois semaines avant. Il fut assassiné par Charles Squires, un des militaires qui avaient participé au massacre. Ses funérailles suivirent ainsi de peu son mariage.


Un des anciens subordonnés de Soule, le Lieutenant Cannon réussit à capturer Squires au Nouveau Mexique. Mais Cannon fut ensuite retrouvé assassiné à son tour et Squires put s'échapper. Il ne fut jamais retrouvé.


La Commission d'enquête du Sénat américain se prononça après l'assassinat, déclarant que le massacre de Sand Creek avait été la pire infamie jamais accomplie par l'armée américaine (le massacre des Sioux Lakota de Wounded Knee n'eut lieu qu'en 1890). Certains pensent que l'intervention de Soule arrêta de nouveaux massacres qui étaient préparés.


Le Colonel Chivington fut amnistié après sa Cour martiale à la fin de la Guerre Civile mais fut renvoyé de l'armée. Il finit sa vie comme sheriff adjoint en Ohio.


Soule périt à moins de 27 ans en défendant à nouveau des victimes, un héros à la fois dans l'action mais aussi dans son refus de participation au crime.

2 commentaires:

Markss a dit…

Fascinant. Je ne connaissais rien à tout ça.

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.