mardi 17 avril 2012

[Alphabet d'Avril] P comme Providence

Providence (1997) par Lucien Soulban part d'une idée excellente : mêler à la fois les conventions des comics de superhéros et des mondes de fantasy. Ce n'est pas un mélange si courant comme les superhéros supposent d'habitude un monde plus "prosaïque" pour qu'il y ait plus de contraste entre les héros et les autres.

La Verticalité
Le monde de Providence a comme première originalité que par défaut les humanoïdes "normaux" avaient des ailes (soit à plumes, soit au moins à membranes) et volent (ou pour certains, planent). On les regroupe par un nom de totem désignant la forme des ailes, semblables à des Anges ou à des Démons : Aigles, Faucons, Cygnes, Corbeaux ou bien Dragons, Chauve-souris, Gargouilles... Un personnage sans ailes obtient immédiatement le désavantage Anormal & Discriminé, on les appelle les Déchus : il y a tout un prolétariat opprimé de "rampants" mutants sans ailes. La métaphore de la verticalité sociale est donc particulièrement valorisée : l'aristocratie surplombe littéralement les serfs et tout le monde a en partie intériorisé une idéologie où le non-volant est essentiellement inférieur (un peu comme dans le comic Hawkworld).

Le Grand Enfermement
La seconde particularité de Providence est que c'était à l'origine un Monde-Prison, un monde creux avec un soleil interne, ce qui pourrait faire penser à une sorte d'Enfer souterrain. Cette idée d'une univers-prison le rapproche un peu de Oathbound. Il y a des milliers d'années, des peuples rebelles furent capturés et tous exilés par une porte dimensionnelle vers "Providence" avec un groupe de Gardiens, des Geôliers (Wardens) qui se retrouvèrent malgré eux enfermés avec leurs prisonniers sans moyen de reprendre contact avec leur monde d'origine.

La Liberté et ses ambiguïtés
Les Cités-Etats actuels descendent de ces différentes prisons sur les terres de Providence. Certaines Cités se sont libérées de leurs Gardiens ou plutôt certains des Gardiens qui détenaient le pouvoir ont fini par réformer le système en comprenant qu'ils devraient vivre pour toujours avec leurs captifs. Ces Cités, autour du royaume d'Astre-Cri (Cry-Star) on formé l'Alliance des Rois. Elles n'ont plus la même oppression sous les Geôliers mais elles conservent quand même toute une hiérarchie de castes sociales entre les "Purs" (les ailés) et les autres (même si certains prêtres, y compris dans les hautes castes, critiquaient tout ce système).

L'inégalité des Dons naturels
Ce qui vient de tout basculer est que certains des enfants, qu'on appelle les "Doués", naissent parfois (dans toutes les castes) avec des mutations nouvelles qui peuvent donner de nouveaux superpouvoirs innés, distincts de l'ancienne Magie qui demandait qu'on l'apprenne. On a créé de multiples Guildes et sociétés regroupant certains de ces superpouvoirs par les mêmes talents (comme par exemple les "Percussionnistes", des soldats mutants à superforce qui se servent souvent d'immenses marteaux). Mais en dehors de ces Guildes reconnues, cela a fait apparaître des mouvements plus clandestins, des Chevaliers du Peuple, des héros masqués qui se regroupent en petits cercles pour échapper à cet ordre social étouffant. Ces Chevaliers du Peuple, mélange de Robins des Bois et des X-Men, ne défendent pas seulement leur Caste dominante ou leur propre force, comme les chevaliers ou brigands habituels, mais aussi plus d'égalité politique et sociale dans l'Alliance des Rois et parfois la libération contre les dernières colonies pénitentiaires des anciens Gardiens, comme la sinistre forteresse de Gémis-Os (Bone-Wail). Ils reprochent en effet à l'Alliance des Rois d'être prête à négocier avec ces camps de concentration et de ne plus avoir le courage de réformer profondément les inégalités ethniques et sociales dans les Cités.

Il y a d'autres secrets sur Providence. Par exemple, d'autres êtres furent enfermés à l'intérieur de ce Monde-Prison avant les exilés (comme les terribles "Corbeaux Blancs") et ce sont souvent des ennemis acharnés des peuples civilisés. La Nature elle-même de ce Monde Creux est d'ailleurs aussi le plus terrible danger.

Le Crépuscule du Soleil intérieur
Là où Providence me semblait avoir commis une erreur du point de vue des conventions des superhéros était dans l'idée que le Monde est mourant. Providence va commencer à détruire ses habitants et de plus en plus de gens commencent à voir que qu'il arrive à sa fin. Les Cités vont être submergées par les eaux, les volcans vont finir par tout détruire. Les personnages sont censés donner un peu d'espoir à ces majorités opprimées mais cette ambiance d'apocalypse proche rend l'ambiance un peu sinistre. Les héros risquent de se sentir assez impuissants. Ils peuvent espérer lutter contre les geôliers, contre les injustices ou contre les monstres, mais pas contre cette entropie globale. Certes, on pourrait imaginer une campagne où ils finissent par trouver une Porte dimensionnelle pour que la population puisse s'enfuir. Mais en termes de jeu, est-ce une bonne idée qu'un cadre de jeu autodestructeur dont le but est de le quitter ?

En dehors de cela, Providence est vraiment une jolie réussite et une des meilleures idées de jeu de rôle. J'atténuerais son côté sombre et désespéré pour donner plus d'optimisme, mais c'est aussi une question de goût, je crois être plutôt dans la minorité par rapport aux préférences des années 1990. Par certains aspects, il peut aussi rappeler le joli jeu de science fiction français Shaan (1996), où on jouait des indigènes et des humains alliés sur une planète contre l'administration coloniale. Les deux ont des métaphores politiques claires. Shaan joue bien sûr aussi sur une opposition technologique entre les colons et les indigènes (dotés de magie), alors que Providence joue sur l'opposition sociale et ethnique avec la métaphore des ailes et des mutations.

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