mardi 9 avril 2013

Sous-créations


Tu sous-créeras

Dans Faerie, Tolkien, catholique si intansigeant, donne une sorte de justification théologique à l'exercice de sa cosmologie fictive : Dieu non seulement voudrait dans sa Création des Créatures dotées de libre arbitre mais ces dernières le manifesteraient par une "sous-création" (sub-création) en analogie (ou en relation de rivalité ?) avec la puissance infinie de Création (la "Créativité" pour reprendre le terme forgé par Whitehead dans sa métaphysique du Processus) qui les a fait sortir du néant.

Le Guide to Glorantha se prépare et ceux qui ont cotisé à la publication ont déjà reçu un brouillon sans les illustrations (523 pages). Pour l'instant, cela ressemble beaucoup à la fusion de deux suppléments précédents, le Genertela: Crucible of Hero Wars (1990) et Missing Lands qui le complétait pour les autres régions. Ces dernières me semblent continuer à être un peu sacrifiées et il y a donc toujours un biais où la Passe des Dragons est le focus avec beaucoup plus de détails. Pour ces régions centrales, la quantité d'informations a encore considérablement augmenté (comme c'était le cas avec le très précieux Dragon Pass Gazetteer, qui décrivait chaque lieu dit). Je suis étonné que certains réussissent à placer leurs campagnes ailleurs, loin du "Centre" canonique" (que ce soit à l'Ouest ou en Pamaltela - je ne parle même pas d'essayer vraiment Vithela).

Comme je suis susceptible, j'ai été presque vexé par une plaisanterie de Greg Stafford en passant dans la préface où il raconte l'histoire de son rapport à sa "sous-création" :

When RuneQuest hit the market we began to get unsolicited submissions from strangers. I had thought that the game system would be popular, and that everyone would simply plug it into their own created worlds. My naiveté concerning the creativity of most people was shattered when Glorantha proved to be as well-liked as the game system.

Bien entendu, Stafford se félicite ensuite de sa coopération avec d'autres auteurs mais sur le fond, il a raison, je ne peux m'empêcher de penser, à chaque fois que je veux utiliser un de ces mondes merveilleux créés par d'autres, que l'hommage le plus authentique qu'on pourrait leur faire serait de ne pas les utiliser comme des consommateurs mais de faire aussi sa propre sous-création à la place d'une sous-sous-création dans le bac à sable d'un autre. Si le jeu de rôle dépasse le jeu vidéo ou toute autre "industrie du divertissement", ce doit être en sortant de cette relation de simple consommation, en se forçant à créer son monde.

Tu ne sous-créeras point car le Créateur est un Créateur jaloux

Les arguments en faveur de l'utilisation de ces univers déjà tout faits sont multiples. Pourquoi réinventer la roue ? Pourquoi multiplier inutilement des mondes qui finissent par se ressembler ? Certains des mondes publiés montrent des qualités, que ce soit dans la qualité professionnelle des cartes, des illustrations, la patience infinie de plusieurs auteurs, l'approfondissement des langues fictives (Tolkien, Barker), la profusion des mythes (Stafford) qu'on se dit que même si en puissance on pouvait tenter de faire aussi bien, dans les faits ce n'est simplement pas possible.

Et certains auteurs ont pu montrer leur propre originalité en sous-créant dans un univers commercial : les scénaristes de comics par exemple. Carl Sargent est un grand auteur de jeu de rôle, sans avoir jamais créé son propre monde (et en un sens, sa vision de Greyhawk a été meilleure que celle de Gygax, même s'il y avait trop de démons à mon goût).

Même les univers qui donnent une impression (en tout cas vus de loin) d'être les plus dénués d'âme et qui me faisait penser à des sortes de Disneyland commerciaux (les Royaumes Oubliés de TSR, sans doute le monde fictif qui a la plus grande quantité d'informations) peuvent accumuler peu à peu des éléments qui exigeraient des années de travail à un fan normal pour le recréer dans son coin. Je n'aime pas tellement les quelques romans d'Ed Greenwood que j'ai pu commencer mais on doit vraiment admirer son sens du détail. Je ne me vois pas comme lui énumérer pour une cité une centaine de familles nobles avec leurs blasons et leurs particularités. Je me lasserais probablement à 7.

Son dernier livre Ed Greenwood Presents: Elminster’s Forgotten Realms (192 pages, 2012) montre bien son sens de la sous-création assez opposé à la mythologie de Stafford. Greenwood ne va pas vraiment approfondir les légendes mais il compile tout ce qu'il n'aurait pu mettre dans un article de jeu de rôle, il est capable d'écrire dix pages sur les différentes sauces ou sur le type de sous-vêtements par région. Il n'y a pour ainsi dire aucune information qui soit vraiment utilisable directement en termes de jeu, il me semble (sauf peut-être un chapitre sur les religions, mais on a déjà ces informations dans de nombreux autres suppléments) mais Greenwood m'a en tout cas convaincu qu'il continuait à aimer son monde même si c'est devenu un cadre qui ne lui appartient plus avec littéralement des centaines de romans qu'il n'a pu tous lire.

6 commentaires:

賈尼 a dit…

Je suis étonné que certains réussissent à placer leurs campagnes ailleurs, loin du "Centre" canonique" (que ce soit à l'Ouest ou en Pamaltela)

C'est justement pour pouvoir sous-créer sans être bloqué par le respect, voire la crainte, du canon que j'ai choisi un endroit éloigné dans le temps et dans l'espace du Centre canonique de Glorantha.

Phersv a dit…

C'est d'ailleurs conforme à l'esthétique Old School que de choisir les endroits où il n'y a encore qu'une poignée d'informations au lieu de se disputer sur les minuties du Canon.

Umathela encore a des liens avec ce qu'on connaît. Mais une campagne avec des Doraddis ou des Kresh serait vraiment très loin des habitudes.

J'aime bien une idée (lue sur la mailing list de Glorantha) selon laquelle les Doraddis, malgré tous les Guerriers de Vangono qui appellent à la guerre, sont en partie des anti-Orlanthis : la violence est toujours la dernière des options. Il n'y a donc plus une grande Guerre Héroïque entre un Empire et des Rebelles mais des duels symboliques entre deux peuples de cultures assez proches en dehors de leurs modes de nomadisme.

Rappar a dit…

Il en faut pour tous les goûts dans le JdR. Certains MJ aiment les univers très détaillés, d'autres pas.
Certains joueurs aiment que leurs MJ leur passe un dossier énorme sur le background, d'autres pas.

Si joueurs et MJ connaissent bien le monde, il peut y avoir des échanges formidables, des allusions comprises, des infos complétées... Par exemple dans une partie récentes pour du contemporain, un des persos faisait un discours à l'ONU pour la protection des baleines, le MJ jouait le représentant japonais outré, et un des joueurs s'est presque mis à jouer le représentant norvégien. ;)

Sur le processus de création, il me semble qu'il est inévitable que le MJ va modifier le monde, même s'il se veut très respectueux. Il va oublier des infos; mettre l'accent sur d'autres infos dans ses scénarios; changer inconsciemment ce qui ne lui plaît pas.

Du côté des joueurs, les PJ par leur existence même, - si ce n'est pas seulement par leur concept de PJ souvent transgressif - vont changer le monde.

Et après quelques parties, le monde a été adapté à la dynamique du groupe; l'immersion a fait so, oeuvre, et il n'est plus possible - ni souhaitable - de revenir en arrière. Voilà comment on se retrouve avec une sous-création. :)

Phersv a dit…

C'était quel jeu pour que la chasse à la baleine devienne un problème ? :)

Imaginos a dit…

> C'est justement pour pouvoir sous-créer sans être bloqué par le respect, voire la crainte, du canon que j'ai choisi un endroit éloigné dans le temps et dans l'espace du Centre canonique de Glorantha.

Je comprends très bien ce que tu exprimes, mais je me demande dans un tel cas quel est l'intérêt de vouloir à tout prix rester dans un cadre gloranthien plutôt que de créer ton propre contexte (où par définition tu n'auras pas à craindre d'enfreindre le canon).

賈尼 a dit…

Il y a tout un tas de raisons, en fait. En vrac :
- des joueurs qui ADORENT Glorantha
- la possibilité d'utiliser les manuels de Mongoose malgré le désaveu de Moon Design
- un cadre qui reste, malgré tout, semblable au cadre au cœur de Genertela au Troisième Âge du point de vue des calendriers, des mythes, de la magie...