mardi 6 août 2013

Eternels retours dans les Faux Changements


Quand les bandes-dessinées américaines inventèrent le Principe de Continuité (où plusieurs histoires d'auteurs différents devaient désormais appartenir au même univers fictif), elles avaient aussi ouvert la voie à une nouvelle loi de la fiction : l'accroissement tendanciel du "changement" circulaire.

Les comic-books de l'Âge d'or avaient très peu de changements, seulement quelques additions d'adversaires ou de personnages secondaires, des modifications de détails. Le personnage demeurait à peu près immuable. Puis à l'Âge d'argent, même DC commença à introduire des révélations nouvelles qui pouvaient être assez profondes, de nouvelles origines et une évolution assez lente. Marvel alla plus loin en introduisant les premières morts de personnages et une impression accrue d'une "Histoire" de cet univers. On remarqua vite que ces changements étaient assez vendeurs et ils commençèrent à se répandre au point qu'on a désormais des "Evénements" majeurs avec morts de personnages, résurrections, abolitions d'une loi de la réalité fictive ou uchronie quasiment tous les mois. Paradoxalemet, cela a eu pour effet de supprimer l'impression de changement, tant cette accélération finit toujours par revenir à une version standard. 

Et maintenant le jeu de rôle, qui a été très influencé par la culture des fans de comic-books, va suivre la même voie. 

L'univers standard le plus populaire de D&D est les Royaumes Oubliés et il n'est pas seulement un support pour suppléments de jeu de rôle mais aussi pour une pléthore de romans, qui finissent par accumuler leur propre cohérence ou leur "Canon". Il est devenu de coutume de détruire ce monde par un cataclysme fictif à chaque changement d'éditions ou de règles dans la réalité. Le passage à la seconde édition en 1989 avait donné le Temps des Troubles, où quelques dieux étaient morts seulement pour justifier la suppression de la Classe des Assassins et les nouvelles règles de Magie. Le passage à la 4e édition en 2008 avait été encore plus radical, avec un désastre magique (Spellplague), un saut de 100 ans dans le futur, un continent entier remplacé (Maztica, la pseudo-Amérique du Sud) et une espèce nouvelle (les Dragonborns) qui s'était substitué à tout un pays (la pseudo-Mésopotamie). 

Généralement, un changement aussi brusque n'est pas une bonne idée : en comics, Legion of Superheroes jouait certes sur des flashbacks sans cesse pour expliquer ce qui s'était passé pendant le "Saut de 5 ans" pendant le volume 4 ; Traveller: The New Era avait risqué de perdre beaucoup de son atmosphère en sautant d'un siècle vers un futur post-Imperium. Heureusement que GRR Martin a renoncé à son plan de faire avancer sa chronologie de SoIaF plus rapidement par la même méthode. 

Mais depuis l'échec (en gros) de la 4e édition de D&D, Wizards of the Coast vient d'annoncer que le nouvel événement, The Sundering, consisterait à "écouter les fans" (sic) et à transformer à nouveau le status quo pour revenir à la situation antérieure en imitant le Temps des Troubles avec une grande guerre cosmique et, j'imagine, une grande bifurcation temporelle. 

L'erreur est qu'un des reproches les plus entendus contre les Forgotten Realms est qu'ils retirent trop souvent la place des joueurs dans la fiction à cause de l'importance de tous les supports multimedia (romans et jeux informatiques). Une ruse éditoriale avec Guerre des dieux en arrière-fond au-dessus des personnages-joueurs ne fait que renforcer cette impression. 

Cette gestion "à la DC Comics" avec des catastrophes périodiques tous les quinquennats pour donner une illusion de changement ou pour réparer les changements précédents n'est pas saine à long terme. Wizards risque d'irriter les fans de la nouvelle chronologie sans faire revenir ceux de la précédente. La destruction de la destruction laisse un goût amer qui n'a rien d'un progrès.

Add. En lisant le message officiel, je ne vois plus aucune allusion à un retour en arrière et j'avais pris trop littéralement les propos de Nathan Steward, le "Brand Director", "we wanted to do some things within The Forgotten Realms to bring the universe back to what they really were most happy with" Il semble que cela signifie seulement l'annulation de certains des effets. Ce n'est donc pas ce que j'avais compris d'abord et l'analogie avec les comic books ne se justifie plus tellement. A la manière de Legend of the 5 Rings, les changements futurs sont censés plus prendre en compte une participation des parties officielles. 

5 commentaires:

Rappar a dit…

Bah... est-ce que ce n'est pas plutôt un bien en JdR, élargissant les possibilités de jouer dans le même univers, mais à des époques différentes? Un MD peut très bien annoncer qu'il va jouer avant tel cataclysme, ou entre tel et tel. Après tout, ce sont des évènements qui font date.

Vouloir figer l'univers reviendrait à dire "ne jouons à l'Appel de Cthulhu _que_ dans les années 20", alors que le monde tourne malgré les PJ...

Et les différentes éditions de Shadowrun, avec leurs sauts dans le temps, ne permettent-elles pas d'enrichir l'univers?

Phersv a dit…

Celles de Shadowrun sont en effet plus graduelles (et la nouvelle édition a même pensé à faire un supplément pour continuer à jouer dans le contexte des années 2050 si on le préfère).

Mais on ne parle pas seulement de changement du canon mais ici d'un cercle, de détruire le monde puis de refaire une seconde catastrophe pour remonter dans le temps et défaire l'événement précédent.

Les compagnies de jeu de rôle ont sans doute besoin d'un "Canon" qui avance puisqu'elles doivent tenir compte des campagnes déjà publiées. C'est assez inévitable, en effet, et rien n'oblige les joueurs à en tenir compte. Il était normal que Warhammer tienne compte des ruptures introduites par L'Ennemi Intérieur, par exemple.

Certains jeux ne se sont jamais remis de cette progression. La seconde édition de 8th Tribe après les campagnes qui ont radicalement changé le monde est moins intéressante car il y a nettement moins de mystères à explorer.

Mais cela dit, j'aime bien aussi le principe de Hârn qui dit que tous les suppléments sont écrits pour l'année 720 et qu'il n'y aura jamais de progression "officielle" pour que les suppléments restent tous compatibles entre eux.

Phersv a dit…

En y réfléchissant, mon argument sur Shadowrun ne tient pas tellement : beaucoup de fans refusent les changements qui ont été introduits dans la dernière campagne Stormfront.

Imaginos a dit…

> Il était normal que Warhammer tienne compte des ruptures introduites par L'Ennemi Intérieur, par exemple.

Mais justement, la deuxième édition n'en a pas tenu compte du tout, hélas... Elle a suivi l'évolution de Warhammer Battle et non celle de la gamme Warhammer Roleplay... :-\

Phersv a dit…

Ils avaient été contraints de situer WFRPG après la campagne WFB de 2004, Storm of Chaos, qui avait dévasté le Reich. Chris Pramas raconte d'ailleurs que ce cadre imposé par Games Workshop ne lui convenait pas tellement ("Comme de faire commencer un jeu de rôle sur la Seconde Guerre mondiale en 1946").

Le Warhammer RPG 3e édition de FFG est revenu un peu en arrière par rapport à la 2e, un an avant l'Evénement de Storm of Chaos.