vendredi 20 décembre 2013

L'ontologie des Silmarils


Red Rose, proud Rose, sad Rose of all my days!  
Come near me, while I sing the ancient ways:
Cuchulain battling with the bitter tide; 
The Druid, grey, wood-nurtured, quiet-eyed,
Who cast round Fergus dreams, and ruin untold;
And thine own sadness, whereof stars, grown old
In dancing silver-sandalled on the sea,
Sing in their high and lonely melody.
Come near, that no more blinded by man's fate,
I find under the boughs of love and hate,
In all poor foolish things that live a day,
Eternal beauty wandering on her way.

William Butler Yeats, 1893


Le Fétichisme et l'idolâtrie des Biens : sacrifice et convoitise

Le monde du Seigneur des Anneaux n'a sans doute pas une "économie" réaliste avec son aspect post-apocalyptique et sa si faible densité démographique. Mais il a un arrière-fond qui n'est pas seulement anti-moderne au sens d'anti-technologique, il est aussi anti-économique, pré-capitaliste lié à une sorte de romantisme féodal où on feint de croire que la relation de vassalité à une sorte d'aristocratie "naturelle" et morale devrait remplacer la loi d'airain d'attachement aux choses.

L'autorité légitime se donne toujours comme refus de tout désir de domination, les bons monarques sont réticents et non conquérants (c'est l'aspect d'humilité catholique qui vient se substituer à l'orgueil épique) : Fingolfin est le bon Roi par excellence et il suit son peuple plus qu'il ne commande avant de se sacrifier pour lui, Aragorn doit avant tout dépasser sa propre réserve à reprendre le trône. Certes, il peut y avoir un péché dans le désir de domination sur les autres mais on voit bien qu'un des thèmes constants est plutôt l'aliénation aux choses rares, et notamment à la beauté artificielle comme substitut et comme écran à la beauté de la nature (et même cette beauté de la nature reste un attachement à ce monde et sa finitude par rapport au don de l'éternité). Tout le Silmarilion se joue sur cet attachement abusif à une oeuvre d'art (et c'est redoublé avec un autre bijou, le Nauglamir qui cause la destruction du Doriath comme le Collier d'Harmonie avait détruit la famille d'Amphiaraos). C'est la cupidité qui cause la perte des Nains (et même sans les Sept Anneaux des Nains : l'Arkenstone aussi dans le Hobbit).

Le Seigneur des Anneaux n'a pas seulement repris la malédiction de l'Or du Rhin, attachement au bien rare qui finit par détruire tous ceux qui se disputent pour lui. Comme le remarque  Charles Delattre dans Le cycle de l'Anneau : De Minos à Tolkien (2009), on peut penser non pas seulement à l'Anneau d'invisibilité de Gygès (qui corrompt aussi celui qui le porte) mais à l'Anneau de Polycrate. Polycrate, tyran de Samos, est trop heureux et les dieux n'aiment pas cette démesure. Il doit donc tenter de montrer aux dieux qu'il sait que sa prospérité ne vient pas de lui, qu'elle est un don de la Fortune, et pour ce faire, il propose, sous le conseil de son allié le Pharaon d'Egypte, de sacrifier ce qu'il a de plus précieux, un Anneau en le jetant dans la mer. Le jet dans l'eau est un rituel qui continue encore dans de nombreuses fontaines : on fait l'éloge du Don à perte dans l'écoulement, pour se rappeler que ce qu'on a entre dans une circulation générale et ne devrait pas être seulement approprié ou thésaurisé de manière égoïste. Mais l'Anneau de Polycrate lui revient ensuite dans un poisson et ce cercle du retour à l'envoyeur semble empêcher de participer au cycle normal de la circulation des choses : Polycrate est prospère par ce qu'il a mais n'arrive même plus à donner. Les dieux ont donc refusé son Don, comme tentative intéressée de paraître désintéressé. Ses alliés qui lui avaient conseillé l'oblation en apprenant qu'il a récupéré son Anneau l'abandonnent et il finira pas être écrasé par les Perses.

L'histoire de Polycrate inversait déjà la quête traditionnelle. Au lieu de chercher à acquérir un MacGuffin pour atteindre l'immortalité, le personnage tentait en vain de se débarrasser d'un bien pour fuir la mort. Son échec à faire son sacrifice finissait par le détruire. Dans la première ébauche du Seigneur des Anneaux, Tolkien avait pensé que les personnages utiliseraient l'Anneau directement contre Sauron avant de trouver cette idée si brillante de la Quête inversée : supprimer l'objet qu'on a déjà au lieu de le conquérir, refuser la Puissance au lieu de la chercher.

Une surinterprétation heideggerienne de Tolkien : le Don de l'Être et l'Oeuvre rare

Bien que n'ayant pas beaucoup de goût personnellement pour l'ontologie dite "fondamentale" de Heidegger, je me demande souvent s'il n'y a pas une sorte de lien structurel depuis les années 1920 entre le phénoménologue ex-séminariste de la Forêt noire et le philologue oxfordien catholique. Mais c'est en partie une projection et je ne crois pas que Tolkien ait jamais montré à Oxford une connaissance directe d'oeuvres philosophiques contemporaines, et encore moins en philosophie continentale, ses références principales ne se portant que sur des épopées saxonnes ou à la rigueur le Kalevala finlandais.

La philosophie de Heidegger, pour le dire très grossièrement, dit qu'il y a une différence fondamentale entre l'Être et ce qui est, l'étant, et que cette différence originelle tend à être de plus en plus oubliée, à devenir de plus en plus recouverte, incompréhensible au fur et à mesure que toute la pensée ne se porte plus que sur les étants traités comme des objets, des biens manipulables et des ressources à exploiter. Heidegger oppose donc l'Être de cette rivière, de cette source tel qu'il se donne dans la beauté ou le mystère d'un poème et la rivière en tant que simple "objet", ressource hydraulique à utiliser et à nettoyer ensuite. L'idée même de nature oppose l'idée originelle d'éclosion, de devenir en croissance (Phusis : la Rose est sans Pourquoi) et la Nature comme système d'objets spatio-temporels soumis à des régularités mécaniques qui permettent la domination technique du monde. L'arbre comme métaphore est changé en simple matière à transformer.

Quand on lit le Silmarilion, il y a des analogies structurales assez frappantes (même si le catholicisme de Tolkien donne un statut bien plus positif à l'idée d'Infini que chez Heidegger, pour qui l'éternité risque d'être une négation inauthentique de la finitude de l'existence).

Dieu a créé d'abord comme pur don de lumière infini deux Arbres, Or et Argent. L'Arbre est toujours chez Tolkien le signe de la Beauté absolue, du Don gratuit (voir notamment sa nouvelle Leaf, by Niggle). Leurs noms - qui seront repris ensuite dans le Soleil et la Lune - semblent déjà dépasser l'opposition entre végétal et minéral, entre nature et artifice, entre l'éclosion dans la phusis et oeuvre fabriquée, ils sont dans un don originel au-delà de ces distinctions physiques ou métaphysiques entre les étants. Ils représentent un mystère du dévoilement originel de l'être au-delà des étants. Ils sont nés d'un chant et de la compassion des Puissances pour un monde privé de lumière. La lumière n'est pas seulement ici ce qui dévoile l'être, elle est aussi un Don infini, ce qui ne peut pas être traité comme une ressource à thésauriser ou à stocker. Elle ne peut pas être rare dans son infinité, bien que tout le récit tourne autour de la possibilité de sa raréfaction.

Il est d'ailleurs dit que le Soleil qui se consume chaque jour correspond aux Humains et à leur mortalité alors que la Lune dans son cycle de renaissance correspond à l'immortalité crépusculaire des Elfes. C'est le Soleil qui resplendit et qui dépasse la Lune mais la beauté propre à cette dernière est le caractère poétique ou le discret sublime des conte de fées pour Tolkien. Le lunaire est dans une mélancolique nostalgie de la Lumière dans la Nuit, la présence continue de ce qui est donné même quand elle est voilée ou recouverte par le temps.

La Faute originelle et la création de la Rareté

Le texte du Silmarilion commence par la création comme une harmonie musicale, comme une unité dans la diversité (le Mal apparaissant comme séparation et isolement par rapport à cette harmonie). Quand les Elfes, immortels esthètes, amateurs de ces dons infinis des chants (l'art des Bardes), vont arriver face aux deux arbres, le Péché originel tolkiénien va inverser le récit biblique en instaurant une rareté esthétique de l'oeuvre matérielle à la place du don infini de la musique.

Dans l'Eden, l'Ennemi convainc les mortels de découvrir leur propre mortalité en consommant de cet Arbre interdit et ils sont donc expulsés de cette innocence sans travail, sans économie de la rareté.
Dans Valinor, les immortels veulent saisir et objectiver ce don infini des deux arbres et ils traitent alors le don comme une oeuvre d'art qu'ils peuvent capter, isoler, s'approprier : ils créent la rareté dans l'art. Leur peine viendra dans le Désir et non pas dans le labeur pour la survie ou pour le Besoin. Ils ne prennent pas conscience de leur finitude ou d'une séparation par rapport à la nature comme Adam qui veut voiler sa nudité mais renoncent par eux-mêmes à leur infinité et sont pris au piège de la finitude des choses dans l'artifice qui va éclipser l'inépuisable abondance originelle.

L'Ennemi n'est pas seulement jaloux du libre-arbitre des créatures chez Tolkien (comme Iblis), il est lui-même soumis à la même passion fondamentale de l'envie sur les choses et cela sera représenté par sa Couronne de Fer où il mettra les Joyaux. Sa volonté sur les choses est aussi associée à la Puissance mécanique du Fer et de la Technique mécanisée - Morgoth a même des chars d'assaut blindés dans les premières versions issues du traumatisme de la Première Guerre mondiale (et cette technophobie sera encore marqué avec Saruman dans le Seigneur des Anneaux, qui produit une Révolution industrielle dans l'idyllique Comté).

Et quant l'Ennemi viendra détruire la source de ce Don infini et que l'Araignée dévorera la lumière des Deux Arbres, la faute de Fëanor qui forge les Silmarils n'est pas d'avoir "consommé" de cette lumière mais de refuser de sacrifier son oeuvre pour faire renaître les Deux Arbres ("Je n'arriverai jamais à refaire une telle oeuvre !"). Il y a dès lors de l'irréversible dans l'éternité : Fëanor pourrait vivre pour toujours mais il n'est pas sûr qu'en tant que sujet singulier il puisse jamais redonner le même événement de création.

Fëanor le Joailler est l'Artiste par excellence dans sa fonction prométhéenne, démiurgique et démoniaque du Romantisme, le sous-Créateur qui prétend se séparer de la Création par sa créativité. Chez Tolkien (on en a déjà parlé), la finalité de la créature est de viser la sous-Création mais sans oublier qu'elle n'est qu'analogie avec l'Être infini. Sa créativité n'est qu'un reflet ou une ombre de ce Don infini et elle finit par vouloir rivaliser avec elle. Elle devrait prolonger et être reconnaissance de ce Don mais l'image même du Joailler est ici la préfiguration pré-capitaliste de ce qui va devenir tout le fétichisme de la valeur - pour passer ici de Heidegger aux textes du jeune Marx - même si Tolkien est un conservateur, son anti-modernisme passe aussi par l'influence du socialisme romantique de William Morris. L'artiste va finir par idolâtrer ce qu'il croit être sa belle création qui le dépasse, au-dessus de la création elle-même. L'idole devient la perte de la liberté et même perte de son rapport au monde. L'idole est oubli qu'elle n'a été qu'une sous-création et le sous-créateur se perd lui-même. L'idole est un spectre de la lumière perdue, spectre de désir qui ne cesse de hanter les Terres du Milieu entre les Morts et les Cieux.

Désormais, l'aliénation aux choses fera régner son propre ordre contre tout don infini de la beauté. La beauté de l'oeuvre ne sauve pas le monde mais cause de manière contradictoire sa perte tout en offrant les conditions nostalgiques de contempler cette perte. Fëanor enferme l'oeuvre, il veut être le seul à pouvoir la contempler, il craint que les Puissances (Valar) ne veulent la lui prendre. Il y a eu séparation. Fëanor dans son hubris se comporte comme si son oeuvre était vraiment entièrement sa création et cela va le pousser à la révolte et à son serment de faire n'importe quoi contre tout le monde qui tenterait de s'interposer entre lui et les Silmarils.

Cela explique donc ensuite toute la Chute des Hauts-Elfes autour du ressentiment de Fëanor. Il soupçonne tout le monde. Son amour même pour les autres est changé en méfiance universelle. Il va trahir par crainte qu'on ne le trahisse. Et toute sa Maison va être entraînée dans sa malédiction. Son fils Maedhros retrouvera un Silmaril après avoir commis bien des crimes dont il était honteux, mais sera consumé et se jettera dans les flammes avec lui. Le seul Silmaril qui sera sauvé est celui qui sera mis au ciel comme une étoile (celle d'Eärendil), redevenant un Don infini de lumière gratuite et perdant ainsi son statut d'oeuvre rare.

Cependant, il y aurait presque eu une possibilité de rédemption parmi les fils de Fëanor. Le dernier cas tragique est le frère de Maedhros. Maglor est un Barde et la musique comme la poésie est censée justement s'opposer à tout ce fétichisme de la valeur morte. Mais Maglor, même s'il est décrit comme un auteur de Chants perdus sur la Chute de sa Maison, ne peut pas résister à la tentation du fétiche. Il accomplit le serment de Fëanor, récupère un des Joyaux mais il est consumé tout comme son frère Maedhros et dans sa douleur le jette dans la Mer (des trois Silmarils, un brille éternellement dans les Cieux parmi les étoiles, le second est détruit dans le Feu sous la Terre et le dernier est perdu, entre présence et absence dans les Eaux : on a donc une dispersion de la fin du Kalevala où le Sampo est jeté à la mer et, en partie brisé dans sa partie de farine et d'or, il ne fait plus que produire à l'infini dans la mer une ressource qui lui donnait auparavant sa rareté, le sel).

Contrairement à Polycrate et contrairement à ce que disait Gandalf (qui prédisait que l'Anneau reviendrait si Frodo se contentait de le jeter dans l'Océan), le Joyau est vraiment perdu dans l'immensité ! Maglor a réussi à se débarrasser de la chose et il aurait donc pu dépasser la malédiction de l'aliénation, mais il n'en tire aucune libération. Accablé par le regret ou ce Désir sans limite, Maglor restera sur la rive sans pouvoir accepter sa perte, sans se contenter du don de son Chant. Sa poésie sera perdue parce que malgré le sacrifice du Joyau, il n'aura pas réussi à faire son deuil de l'oeuvre et de la finitude de cette oeuvre.

Dans une version des brouillons de Tolkien relatée par Christopher Tolkien dans The Shaping of Middle-Earth, Fëanor à la Fin des Temps atteignait enfin la réconciliation et on lui présentait les trois Silmarils qu'il brisait pour rendre au monde sa lumière infinie, en revenant à l'origine des deux Arbres. Mais on comprend pourquoi l'épopée nostalgique a finalement refusé cette apocalypse dans la béatitude et a pu y gagner en passant de la perte des trois Joyaux à une reprise du même thème avec le cycle de l'Anneau. Frodo et, en un sens, Gollum réussiront là où Maedhros et Maglor avaient échoué.

10 commentaires:

Dreamer a dit…

Je suis ébahi. C'est intéressant, clair, j'apprends l'existence de références que je ne connaissais pas. Merci.

all a dit…

Grand merci pour cette réflexion qui dilate mon esprit.

Anonyme a dit…

Captivant ! Merci pour le papier.

Anonyme a dit…

Rien à voir ? Dans un passé lointain, j'avais étudié les westerns d'Anthony Mann et, au moins dans deux films, Winchester 73 et Les Affameurs, la valeur désintègratrice d'un objet (respectivement une carabine "magique" et l'or) précipitait, structurait et rythmait le drame.

Elendil a dit…

A propos d'ontologie, j'ai un doute sur le monothéisme de Tolkien. Non pas sur son catholicisme, mais sur l'onto-théologie que présuppose la middle-earth.
Mon hypothèse : "Eru", en vieil islandais : verbe être, troisième personne du pluriel.
Donc l'être, ici comme source divine, mais aussi comme ontologie du multiple.
En revanche, le terme d'"Unique" se réfère toujours au côté maléfique, en parlant de l'anneau.
J'en reste très songeur....

Phersv a dit…

Le souvenir inconscient de ce pluriel peut aussi faire penser aux Elohim qui était aussi le pluriel de El, dieu. Et un autre argument en faveur d'un polythéisme refoulé est que le nom d'Iluvatar ressemble à un des noms les plus fréquents d'Óðinn comme Alföðr (Père de Tout). Et les Valar se comportent plus comme des dieux indépendants que comme de vrais anges (quand Aulë crée les Nains séparément par exemple).

Mais d'un autre côté, Eru est censé signifier l'Un en quenya (c'est la racine "er" qu'on retrouve aussi dans "Eresse" = solitaire, dans Tol Eressea, l'île solitaire, ou Erebor, le Mont solitaire). L'Appendice A du LotR l'appelle juste l'Un en anglais.

Rappar a dit…

J'aime beaucoup cette étude; elle me rappelle Watchmen and Philosophy. :) Y a des choses qui m'échappent sur "la négation inauthentique de la finitude de l'existence", mais c'est en cherchant des infos sur le collier d'Harmonie, que je me dis que cela ferait un super objet magique pour Balkanic Adventures de D&D

MJ: "tiens, tu trouves... le collier d'Harmonie"
Joueur : "super, avec un nom pareil, il va me permettre de monter une armée unie!"
...
MJ : "la famille de ton PJ l'a tué." ;))

Phersv a dit…

Oui, le collier d'Harmonie est assez grandiose dans l'ironie de son nom. Il faut dire qu'Harmonie est la fille d'Arès et que Cadmos l'a épousée pour expier le meurtre d'un dragon fils d'Arès.

"Négation inauthentique de la finitude de l'existence" : Comme je suis plutôt amateur de philosophie anglo-saxonne, je ne suis peut-être pas très exact sur ces points de philosophie continentale mais pour Heidegger dans Être et Temps (1927), notre existence se définit par sa finitude et la conscience aiguë de notre condition mortelle. Mais la mort n'est pas à comprendre comme un dépassement vers un infini divin de l'au-delà qui relèverait de la métaphysique et du religieux. Être "authentique" (eigentlich, littéralement "propre à soi-même") vis-à-vis de soi est donc assumer cette mortalité en se projetant avec résolution dans l'avenir alors que, selon Heidegger, la tentation de la métaphysique est toujours de dévaloriser le temps au nom d'une éternité au-delà du temps. Ainsi, Platon oppose les Essences éternelles des Idées aux étants transitoires dans le temps ("le temps n'est qu'une imitation de l'éternité"). Heidegger veut penser le temps non pas comme une caractéristique de certains objets (les entités physiques en mouvement dans l'espace et le temps) mais comme quelque chose qui nous donne un accès à cette différence entre l'être et l'étant et donc un rapport à ce terme d'être si fuyant et incompréhensible.

Même si Tolkien donne tant d'importance à la Condition mortelle, ce ne serait pas autant pour valoriser cette "finitude" et les Halls de Mandos jouent un rôle important (même si ce qui arrive aux Elfes est un Mystère).

Elendil a dit…

J'avais pensé au pluriel d'Elohim, mais pas au quenya, shame on me ^^
Sinon bravo pour cet article. L'objet magique comme occultation de l'être au profit de l'étant, comme objet disponible, le rapprochement avec Heidegger me semble justifié (ou avec Marx aussi, sous l'angle du fétichisme de la marchandise). En revanche, j'ai une question : l'immortalité naturelle des elfes ne semble pas plaider pour une finitude originaire de leur Dasein, ou être-là. Ne pourrait-on pas considérer les hobbits plutôt comme le modèle axiologique de ce que l'on pourrait appeler une "éthique" chez Tolkien ? je pense à la fin du SdA : Frodon part pour les Havres gris, en gros l'Autre monde, l'au-delà (on peut interpréter cela comme une mort), et Sam rentre chez lui pour se marier et avoir une vie ordinaire. Cf aussi la toute fin du Hobbit, les dernières phrases. J'y vois là la "vraie" morale tolkiennienne, bien plus que dans le récit du Silmarillion (jamais publié par Tolkien père, rappelons-le).

Phersv a dit…

Ce qui me paraîtdifficile dans le SdA est que je ne comprends pas le rôle de Sam. Il semble important aux yeux de Tolkien, il est l'Homme ordinaire en effet qui découvre un courage héroïque caché en lui, mais je trouve quand même toute la description assez condescendante. On voit notamment que Sam n'a pas la même capacité que Frodo d'imaginer une rédemption de Gollum, ce qui fait de Frodo le "Maître" généreux et de Sam la plèbe pleine de ressentiment.

La conclusion anti-épique où le Hobbit Sam représente une vie britannique pré-technologique s'oppose à l'épopée romantique du Silmarilion où l'artiste se détruit et détruit tout autour de lui dans son égocentrisme. Le Silmarilion imite plus une fatalité païenne, le Seigneur des Anneaux est un roman plus ambigu. Mais après tout, l'idée même d'épopée avait déjà cette ambiguïté : la morale de l'Iliade où Achille préfère la mort dans l'immortalité de la gloire s'oppose à celle de l'Odyssée où Ulysse refuse l'immortalité avec Calypso ou Circé pour faire durer sa vie familiale).

Mais il me semble que les sympathies de Tolkien vont plus clairement vers Bilbo et Frodo en substituts de l'Auteur, qui ont su approcher la Féérie et ont donc droit à une forme d'éternité qui refuse ce monde d'ici-bas.