samedi 1 mars 2014

Fait accompli

On se moque souvent des atermoiements Hamletiens ou des hésitations de nos dirigeants occidentaux comme Obama ou Hollande - car après tout, eux ont décidé qu'ils étaient assez fous pour décider à nos places, mais il y a de nombreux cas où on peut partager la même perplexité. Et à tout prendre, je préfère encore ce doute à l'illusion de simplicité d'un Bush ou la rhétorique volontariste vide d'un Badinguet.

Fait
D'un côté de Realpolitik, on sait qu'on ne fera rien qui puisse déranger la Russie de Poutine (de même que si la Chine décide un jour d'envahir la démocratique Taïwan, personne ne sera prêt à mourir pour la liberté de Taipeh). Et Poutine le sait aussi. Donc le débat est clos, on s'agitera mais on ne fera rien, même si l'armée russe massacrait des opposants ukrainiens (tant qu'ils le font avec des armes conventionnelles, bien entendu).

On reconnaîtra le Fait Accompli : la Crimée est une zone russe et restera longtemps un protectorat autonome par rapport à Kyiv pour satisfaire cette large minorité russophone (un tiers de la population dans tout le pays mais une majorité en Crimée : 58% contre 24% d'Ukrainiens). Et tant pis pour ces malheureux Tatars de Crimée (12% de la population régionale) qui ont l'habitude d'être horriblement persécutés par les Russes.

Et même une future Présidente Timochenko ne pourrait pas détacher l'Ukraine de cette tutelle de fait de son si puissant voisin.

Individus
Mais même d'un côté théorique ou idéal, je ne sais pas ce que nous devrions faire.

On peut ironiser sur le côté anecdotique d'individualiser les questions politiques face à des situations géopolitiques aussi massives.

Victor Yanoukovitch et sa famille sont des pourris, c'est indéniable et on ne peut donc que ressentir quelque joie à leur chute. Ils ont aussi gagné les élections démocratiquement, en partie grâce à l'argent russe et grâce aux peurs légitimes des Russophones de l'Est.

On dit que l'opposition a été putschiste mais on peut penser qu'ils auraient pu encore admettre le mandat de ce corrompu s'il n'avait pas voulu être trop gourmand et refuser de libérer Julia Timochenko. Timochenko ou en tout cas son mari Oleksandr n'ont pas l'air très honnêtes non plus, ayant fait leur fortune dans le domaine de l'Energie au moment de la chute du Communisme, mais on ne peut plus vraiment critiquer Timochenko depuis toutes les persécutions qu'elle a subies depuis qu'elle a eu le malheur de perdre les élections. Le pire dans toutes ces accusations était qu'on la jugeait coupable d'avoir manipulé le marché en faveur de Gazprom, quand on sait que c'était justement Gazprom ( = Poutine) qui l'avait fait tomber.

Même ce (relativement) homo novus de Vitaly Klitschko, dont on dit qu'au moins il n'est pas trop lié aux Oligarques classiques, ne paraît pas complètement honnête (du moins si on croit des rumeurs qui peuvent avoir été aussi exagérées par le clan Yanoukovitch que celles inventées contre Timochenko). Mais comme ce n'est qu'un blog, je peux afficher mes préjugés : j'avais déjà quelques doutes sur l'engagement des maîtres d'échecs mais j'ai du mal à imaginer qu'une personne, quelle que soit son intelligence, qui a dédié la majeure partie de sa vie à être le meilleur à donner des coups sur la tête comme boxeur professionnel peut former un espoir réaliste de dirigeant démocratique.

L'Ouest soutient Timochenko et demain Klitschko mais reconnaît le malaise devant la manoeuvre du Parlement contre cette ordure de Président Yanoukovitch. Pour l'instant, c'est le parti de Timochenko, avec le Premier ministre Arseny Yatseniuk, qui a tout le pouvoir et qui n'a rien laissé au UDAR de Klitschko. Mais la prévisible (hélas) politique d'austérité et la crise énergétique qui s'annoncent risque de ne pas les laisser très longtemps au pouvoir seuls.

Il faudra en revanche que l'Union européenne soit plus claire pour maintenir les droits de la minorité russophone face à l'extrême droite ukrainienne (qui trouve sans doute Timochenko et Klitschko trop modérés ou dans leur imaginaire trop vendus à quelques Complot judéo-russe). Cela implique de pousser la démocratie ukrainienne si polarisée et fractionnée à maintenir les liens avec la partie orientale et le Parti des Régions qui soutenait Yanoukovitch. L'interdiction de ce Parti reviendrait à une déclaration de Guerre civile.

Je crois que la partition serait une solution à laquelle on pourrait se résigner mais je ne pense pas qu'on soit prêt à en entendre parler, ne serait-ce que par crainte d'un effet domino d'autres minorités à travers toute l'Europe centrale et orientale.

Les réactions des extrêmes
On a un peu simplifié en disant que l'extrême droite et l'extrême gauche étaient toutes les deux pro-Poutine par simple anti-américanisme.

Mélenchon a eu quelques formules discutables (on peut toujours argumenter sur le terme de putsch même si la manoeuvre parlementaire n'est pas clairement constitutionnelle) mais il ne faisait finalement qu'entériner le fait que l'Ukraine est dans la "sphère" russe (le raisonnement géographique finalement très colonial qu'il tient aussi quand il défend l'occupation du Tibet par la Chine - ou une hypothétique annexion de la Wallonie par la France, peut-être ?). Mais les quelques nuances qu'il avait mises contre le régime de Poutine ont été perdues dans son message et il risque de laisser le souvenir d'un simple pion de l'impérialisme russe.

Le Pen (IIe du nom) m'étonne en un sens plus dans son soutien à Poutine car on pourrait croire que l'extrême droite française aurait des réflexes en faveur de l'ouest ukrainien de culture plus catholique. Mais je présume que pour elle, au-delà de l'anti-américanisme, il y a aussi un miroir du même réflexe colonial : la Grande Puissance est justifiée dans son ancienne marche et le nationalisme russe l'emporte donc sur le nationalisme ukrainien.

On dit que l'extrême droite hongroise (l'une des plus puissantes de toute l'Europe, en dehors de la Suisse et de l'Autriche), malgré toute sa russophobie et la tradition d'une vieille alliance avec la Pologne, préfèrerait aussi ce choix de Poutine à l'Ukraine occidentale (peut-être à cause des 170 000 magyarophones en Transcarpathie).

10 commentaires:

Fred MESTRE a dit…

Merci pour ce résumé synthétique, ô combien pratique sur ce sujet très compliqué.

Ah on me signale que l'association des boxeurs Mensa cherche l'auteur de ces lignes pour lui exprimer son désaccord... ;-)

Fabien Lyraud a dit…

C'est sûr que si le régime de Poutine venait à s'effondrer certaines multinationales américaines qui le soutiennent perdraient gros. Monsanto ne pourrait plus faire ses expérimentation au Kazakhstan.
Quant à l'Ukraine, je préférerais qu'elle rejoigne l'union européenne. Pourquoi, parce qu'il faudra bien un jour un continent européen uni. Et que la Russie devra aussi faire ce choix. Parce qu'une Europe Unie est préférable qu'une Europe 51éme Etat des USA ou même qu'un empire néo libéral qui singe la première puissance mondiale.
Quant à l'honnêteté des politiciens ukarainiens et leur attitude vis à vis des minorités, c'est peut être mieux que si les néopaïens (pas tous d'etrême droite dans l'ex URSS si j'ai bien compris) avait le pouvoir. Le gros problème c'est qu'en Russie pas exemple c'est dans cette subculture paienne que l'on trouve les opposants les plus virulents à Poutine. Et une partie importante ne sont pas très présentables.

Elias a dit…

La position de Mélenchon c'est quand même le témoignage de la misère intellectuelle d'un certain anti-impérialisme qui trouve systématiquement des excuses à toute force qui se réclame de l'opposition à l'impérialisme américain, et qui refuse de reconnaître l'existence des autres impérialismes.
Il reconnaît à la Russie le droit de faire en Ukraine ce qu'il conteste aux Etats-Unis le droit de le faire en Amérique latine. Il a légitimé l'occupation du Tibet par la Chine avec des arguments du type "apporter les lumières de la civilisation" qui ont servi à justifier toutes les entreprises coloniales qu'il dénonce ailleurs. Il faut croire qu'il y a des peuples qui ont le droit à la liberté et pas d'autres...

Dans le cas du Venezuela son adhésion sans nuance à la version gouvernementale est aussi consternante qu'elle était prévisible.

Phersv a dit…

Klitschko est d'ailleurs aussi grand amateur d'échecs (bon, comme tout le monde en ex-URSS peut-être) et ami du champion Kramnik (qui est d'ailleurs un Russe de la Mer noire).

Phersv a dit…

Il n'est pas question pour l'instant de l'admettre dans l'Union européenne, juste un accord commercial (et même cela, la Russie n'en voulait pas).

On a fait des promesses aux Russes de ne pas prendre l'Ukraine dans l'Otan non plus d'ailleurs (contrairement aux pays baltes, où on est revenu sur une promesse faite à Gorbatchev en 90).

Ukraine vient sans doute d'un vieux mot slavon Oukraïna qui veut dire Marche, Frontière, Bordure, Périphérie. Les Russes ne croient plus vraiment à une union panslave (seulement pan-russe) mais ils voudront au minimum que ce soit un Etat tampon entre l'Union (si elle survit) et son propre Empire.

Sur le rôle des religions, c'est assez compliqué de voir que certains orthodoxes en Ukraine sont quand même anti-russes (malgré toute la catholicophobie ancienne). L'orthodoxie est assez décentralisée pour que l'appartenance nationale puisse l'emporter.

Phersv a dit…

Sur le Tibet, Mélenchon est en effet révoltant de simplisme au point qu'on peut se demander quel est son raisonnement.

Il commence souvent ses explications en disant qu'il "admire la culture chinoise". Heu, tout le monde admire la culture chinoise, cela n'a rien à voir avec le sujet. On peut admirer Athènes sans soutenir le massacre des Méliens !

Et son argument que les Moines tibétains avaient un pouvoir théocratique arriéré ne répond absolument pas au fait que l'ancienne majorité de la population ne souhaitait pas cette invasion ni la destruction de sa culture au nom des Lumières des Hans (quels que soient les liens anciens entre les deux cultures).

Anonyme a dit…

L'obsession multiséculaire de la Russie de se garantir un accès aux mers "chaudes" s'est heurté pendant longtemps à l'impérialisme britannique (guerre de Crimée incluse). Que la Crimée fasse partie de l'Ukraine est le résultat d'une décision arbitraire de Kroutchev. Etant donnée la présence de bases militaires et même de sous-marins nucléaires, était-il vraiment concevable que la Russie tolère la mise en place d'un gouvernement ouvertement antirusse (dont la première décision fut de révoquer le staut de langue nationale du Russe) ? Regardez un peu la presse allemande, leur enthousiasme débordant à l'idée de récupérer une deuxième Pologne, endettée comme la Grèce, dépendante du bon vouloir de Gazprom pour survivre en hiver, corrompue comme la Biélorussie... On peut n'éprouver aucune sympathie pour Poutine et considérer que la diplomatie occidentale (USA-GB-France pour l'essentiel) a fait n'importe quoi. Je conseille aussi les analyses des "ukrainologues" sur RFI, le son de cloche est très différent de tout ce qu'on entend ailleurs.
Goodtime.

Phersv a dit…

Je ne sais pas si la diplomatie franco-britannique a fait tant de provocations que cela (il faudrait voir en détails dans le Partenariat avec l'UE si cela excluait tant que cela certaines relations commerciales avec la Russie). L'Amérique semble bien avoir poussé à la chute de Yanoukovitch mais je ne suis pas sûr que Poutine pouvait vraiment craindre qu'on allait l'encercler avec un pays de l'Otan. En revanche, depuis cette crise, les Républicains US (sauf les paléo-cons de la Realpolitik comme Kissinger) sont plus enclins à demander un Drang nach Osten de l'Otan, pour la Géorgie notamment).

Je ne sais si Poutine a fait une erreur comme le répètent les Américains. Le coût semble faible pour l'instant : un peu d'attaques contre la monnaie, une glaciation temporaire au G8.

Mais ils auraient pu conserver le contrôle de la Crimée assez facilement sans aller aussi loin, ne serait-ce que par le contrôle du gaz.

Son but doit donc être plus large, envoyer le message aux Occidentaux mais aussi aux autres Républiques frontalières que la Russie ne se laissera plus faire face à tous ces Printemps du Peuple qui commencent à l'inquiéter.

Imaginos a dit…

> En revanche, depuis cette crise, les Républicains US (sauf les paléo-cons de la Realpolitik comme Kissinger) sont plus enclins à demander un Drang nach Osten de l'Otan, pour la Géorgie notamment).

Pas sûr que ce genre de choses soit un bon calcul.
Si la Géorgie avait été dans l'OTAN en 2008, un pays de l'OTAN se serait retrouvé en guerre contre la Russie (donc l'OTAN lui-même, grossièrement). Et n'en déplaise à certains nostalgiques de la guerre froide, je ne suis pas convaincu qu'un affrontement militaire OTAN / Russie soit souhaitable (ni d'ailleurs que les pays de l'OTAN aient à y gagner).
Et je ne suis pas sûr non plus que ça aurait beaucoup arrêté les Russes. Ils y auraient peut-être mis un poil plus de formes...

Phersv a dit…

Le raisonnement des Républicains comme John McCain était que si on étendait l'Otan, Poutine serait paralysé. Mais franchement, je pense que ce n'est que de l'agitation macho pour paraître plus ferme qu'Obama, même eux doivent se dire que toute extension de l'Otan serait vue comme une provocation grave pour la Russie.

Ce qui est drôle est de voir cette débile de Sarah Palin se vanter d'être une grande géopoliticienne parce qu'elle avait déclaré en 2008 que si Obama était élu, Poutine envahirait l'Ukraine. Even a broken watch is right twice a day. Cela fait penser à l'astrologue Elizabeth Tessier citant sélectivement uniquement les prédictions qui se trouvaient rétroactivement correctes.