mardi 11 novembre 2014

Vieillir

(via Claudine Tiercelin - qui précise que l'âge en question commence après 49 ans chez Aristote, cette description du type de caractère du Vieux dans sa Rhétorique, II, 13, on pense qu'Aristote a sans doute la cinquantaine, voire la soixantaine quand il le rédige vers 330-325)

 "[1389b]...Les vieux, ceux qui ont dépassé la maturité, ont des traits de caractère qui pratiquement tous peuvent se déduire de l'inversion des précédents (i.e. des jeunes, voir chap 12): comme ils ont [15] vécu un grand nombre d'années, qu'ils ont été trompés davantage et ont commis plus de fautes que les jeunes, et comme la majorité des affaires humaines vont mal, non seulement ils n'affirment rien catégoriquement mais se prononcent avec excessivement moins d'assurance qu'il ne faudrait. Ils "croient", mais ne "savent" rien. Dans leur hésitation, ils ajoutent toujours "peut-être", "sans doute" et énoncent tout sous cette forme, et jamais rien catégoriquement.

[20] Ils sont aigris, car l'aigreur consiste à toujours voir le mauvais côté des choses. Ils sont soupçonneux, par manque de confiance, et s'ils manquent de confiance, c'est par expérience. Voilà pourquoi ils n'aiment ni ne haïssent franchement, mais - selon le conseil de Bias - aiment comme s'ils devaient haïr un jour et haïssent comme s'ils devaient aimer un jour.

Ils ont l'âme petite, [25] parce qu'ils ont été humiliés par la vie. Ils ne désirent rien de grand ni d'extraordinaire, mais juste ce qui sert à vivre. Ils sont pingres, car si avoir du bien fait partie des nécessités, ils savent d'expérience qu'il est difficile de l'acquérir et facile de le perdre. Ils sont lâches et s'effraient de tout à l'avance, [30] car leurs dispositions sont à l'opposé de celles des jeunes: ils sont refroidis, tandis que les jeunes sont chauds, aussi la vieillesse est-elle ce qui prépare le terrain à la lâcheté, car la peur est une source de refroidissement.

Ils aiment la vie, et cela plus encore au dernier jour, parce que le désir est désir de ce qui n'est pas là et que ce dont on est privé, c'est ce qu'on [35] désire le plus. Ils sont égoïstes plus qu'il ne le faut : c'est là aussi de la petitesse d'âme. Ils vivent en se réglant sur l'intérêt et non sur le beau, et cela plus qu'il ne le faut, en raison de leur égoïsme [1390a] car l'utile est un bien pour soi, tandis que le beau est un bien dans l'absolu. Ils sont plus éhontés qu'accessibles à la honte.

En effet, comme ils ne se soucient pas tant du beau que de l'utile, ils dédaignent l'opinion qu'on a d'eux. Ils sont peu enclins à espérer, par expérience d'une part (car la plupart des [5] choses qui arrivent dans la vie sont mauvaises: en tout cas, elles tournent généralement mal), et aussi par lâcheté.

Ils vivent de mémoire plutôt que d'espérance, car ce qui leur reste à vivre est court et leur passé abondant, or l'espérance porte sur le futur et la mémoire sur le passé; c'est là précisément la cause de leur [10] bavardage : ils passent leur temps à évoquer le passé, prenant du plaisir à se ressouvenir.

Leurs emportements sont vifs, mais sans force. Quant aux désirs, les uns les ont désertés, les autres se sont affaiblis, de sorte qu'ils ne sont ni enclins à désirer, ni portés à régler leur actions sur leurs désirs. Ils se règlent plutôt sur le profit.

Aussi les gens de cet âge [15] paraissent-ils doués pour la tempérance : c'est que les désirs les ont abandonnés et qu'en même temps, ils sont esclaves du profit. Ils vivent davantage en fonction du calcul que de la moralité, car le calcul vise l'intérêt tandis que la moralité vise la vertu. Quant aux injustices, ils les commettent par méchanceté et non par démesure.

Les vieux sont eux aussi accessibles à la pitié, mais [20] ce n'est pas pour les mêmes raisons que les jeunes: chez ces derniers, c'est par amour de l'humanité, chez les vieux, c'est par faiblesse. Car ils se croient près de subir tous les malheurs, ce qui est, disions-nous, propice à la pitié.

De là vient qu'ils sont geignards, mais ni badins ni rieurs. Car la tendance à gémir est opposée au goût du rire."
    Aristote, Rhétorique, Livre II, chap. 13, traduction Pierre Chiron, Nouvelle édition Flammarion, Aristote Oeuvres Complètes, 2014, p. 2684-2685.

Add. Résolutions de Swift en 1699 (quand il avait 32 ans) sur son vieil âge.

When I come to be old. 1699.

Not to marry a young Woman. 
Not to keep young Company unless they reely desire it. 
Not to be peevish or morose, or suspicious. 
Not to scorn present Ways, or Wits, or Fashions, or Men, or War, &c. 
Not to be fond of Children, or let them come near me hardly
Not to tell the same story over and over to the same People. 
Not to be covetous. 
Not to neglect decency, or cleenlyness, for fear of falling into Nastyness. 
Not to be over severe with young People, but give Allowances for their youthfull follyes and weaknesses. 
Not to be influenced by, or give ear to knavish tatling servants, or others.
Not to be too free of advise, nor trouble any but those that desire it. 
To desire some good Friends to inform me wch of these Resolutions I break, or neglect, and wherein; and reform accordingly. 
Not to talk much, nor of my self. 
Not to boast of my former beauty, or strength, or favor with Ladyes, &c. 
Not to hearken to Flatteryes, nor conceive I can be beloved by a young woman, et eos qui hereditatem captant, odisse ac vitare. 
Not to be positive or opiniative. 
Not to sett up for observing all these Rules; for fear I should observe none.

9 commentaires:

Tororo a dit…

On a beau dire et prétendre, le monde nous quitte bien avant qu’on s’en aille pour de bon. Les choses auxquelles on tenait le plus, vous vous décidez un beau jour à en parler de moins en moins, avec effort quand il faut s’y mettre. On en a bien marre de s’écouter toujours causer… On abrège… On renonce… Ça dure depuis trente ans qu’on cause… On ne tient plus à avoir raison. L’envie vous lâche de garder même la petite place qu’on s’était réservée parmi les plaisirs… On se dégoûte… Il suffit désormais de bouffer un peu, de se faire un peu de chaleur et de dormir le plus qu’on peut sur le chemin de rien du tout. Il faudrait pour reprendre de l’intérêt trouver de nouvelles grimaces à exécuter devant les autres… Mais on n’a plus la force de changer son répertoire. (Céline, Voyage au bout de la nuit)

John Warsen a dit…

Aaah, la Sagesse des Grands Anciens ! En plus, ils ne lisaient pas de comics.

Rappar a dit…

L'école nous apprend à devenir adultes; il nous en faudrait une autre pour nous apprendre à devenir vieux. ;)

porphyre77 a dit…

"Les vieux ne parlent plus
Ou alors seulement
Parfois du bout des yeux,
Même riches ils sont pauvres,
Ils n'ont plus d'illusions,
Et n'ont qu'un cœur pour deux."

J. Brel , "les Vieux"

Phersv a dit…

C'est la définition que Stanley Cavell donne de la philosophie, l'éducation pour adultes.

Thierry C a dit…

Quelle déprime! Je lis tout ça, et je vois que je suis vieux.

John Warsen a dit…

Positivons : du temps d’Aristote, les vieillards (= plus de 50 ans) étaient une infime minorité de survivants miraculés de la sélection naturelle. Ils vivaient dans une période de pénurie, qui incitait à la frugalité des désirs. Ceux d’aujourd’hui sont légion, sûrs de leur fait, voluptueux et infantiles. Et demain ça sera notre tour, c’est bien ça que tu veux dire ?

Phersv a dit…

Dans le Ressentiment aigri de nos vieux Etats-Providence en crise, je vois un aspect de "vieillissement" mais sur ce point, le Nietzsche des Considérations inactuelles a raison : il n'y a pas de fatalité à reprendre tout le temps le cliché de la Vieille Europe. Nous ne sommes pas collectivement "vieux" mais nous nous persuadons dans notre "jeunisme" que nous serions toujours déjà trop vieux.

Phersv a dit…

Ou pour le dire autrement, notre responsabilité de Vieux serait ici de ne pas nous auto-caricaturer dans ce rôle traditionnel des Vieux dans la comédie selon Aristote. Cela ne signifie pas qu'on doive singer la jeunesse mais pas se morfondre dans l'Aigreur des Aigrivains.