dimanche 26 octobre 2014

Le bilan judiciaire d'Obama


Obama est officiellement Président des USA pendant encore deux ans, jusqu'en janvier 2017 mais les Républicains vont encore accroître leur domination sur le législatif dès ce mois de novembre 2014 et la phase du "Canard Boiteux" (Lame Duck) commence à la fin du second mandat, les bilans de la Présidence Obama se multiplient, avec surtout une "révolution" sociale qui aura été l'extension des soins médicaux à plus de non-assurés (même si la réforme A.C.A. dite "ObamaCare" est aussi une confirmation de la voie américaine des assurances privées), souvent bons pour la politique économique américaine mais nettement plus mitigés sur la politique étrangère (avec l'effondrement de l'état irakien et les développements de nouveaux mouvements terroristes), voire médiocres sur certaines libertés comme les droits à la vie privée ou sur la lutte judiciaire contre les tortures autorisées préalablement.

Quand on parle du bilan sur le pouvoir judiciaire, on se concentre d'habitude sur la Cour Suprême.



Et là, le bilan ne sera guère qu'une continuation du statu quo. Deux Juges sont partis, tous les deux plutôt "de gauche" au sens américain (l'antique John Paul Stevens, nommé sous Ford, et le surprenant David Souter qui avait été pourtant nommé par Bush Père) et Obama les a remplacés par deux Juges femmes et assez jeunes pour qu'elles puissent durer. On peut regretter que Ruth Ginsburg (81 ans) n'en ait pas profité elle aussi pour prendre sa retraite. Breyer a 76 ans mais cela risquait peut-être de se voir si les quatre juges de gauche partaient tous en même temps sous le même mandat (et on n'ose plus penser que Scalia ou Kennedy ne meurent avant novembre 2016).

La composition par âge est aujourd'hui la suivante :

Ruth Ginsburg (née en 1933)
Antonin Scalia (né en 1936)
Anthony Kennedy (né en 1936)
Stephen Breyer (né en 1938)
Clarence Thomas (né en 1948)
Samuel Alito (né en 1950)
Sonia Sotomayor (née en 1954)
John Roberts (né en 1955)
Elena Kagan (née en 1960)

(en bleu, les plus pro-démocrates, en rouge les pro-républicains)
En moyenne, un Juge tend à rester entre 20 et 30 ans de nos jours. Ce qui veut dire que le jeune John Roberts (59 ans seulement), nommé en 2005 par Bush fils, risque d'être encore le Président de la Cour suprême pendant les élections de 2032 dans 18 ans, quand il aura 78 ans...

Mais l'article montre que le vrai changement durable a été dans d'autres niveaux des Cours fédérales :

Obama has had two hundred and eighty judges confirmed, which represents about a third of the federal judiciary. Two of his choices, Sonia Sotomayor and Elena Kagan, were nominated to the Supreme Court; fifty-three were named to the circuit courts of appeals, two hundred and twenty-three to the district courts, and two to the Court of International Trade. When Obama took office, Republican appointees controlled ten of the thirteen circuit courts of appeals; Democratic appointees now constitute a majority in nine circuits. 
Il y a environ 94 districts dans les 50 Etats plus les Territoires, mais seulement 11 cours d'appel (cela fait 13 en comptant le District of Columbia et une Cour fédérale) : 1 Boston (Nouvelle Angleterre et Puerto Rico), 2 New York City (New York, Vermont, Connecticut), 3 Philadelphie (New Jersey, Delaware, Pennsylvanie, Îles Vierges), 4 Richmond (Maryland, les deux Caroline, les deux Virginie), 5 Nouvelle Orléans (Louisiane, Mississippi, Texas), 6 Cincinnati (Kentucky, Michigan, Ohio, Tennessee), 7 Chicago (Illinois, Indiana, Wisconsin), 8 Saint Louis (Arkansas, Iowa, Minnesota, Missouri, les Dakotas), 9 San Francisco (Alaska, Arizona, Californie, Hawaii, Indiana, Montana, Nevada, Oregon, plus Guam), 10 Denver (Colorado, Kansas, Nouveau Mexique, Oklahoma, Utah, Wyoming), 11 Atlanta (Alabama, Floride, Georgie). Les Juges nommés par les Démocrates sont majoritaires dans les 1e, 2e, 3e, 4e, 9e, 10e (de peu), 11e, plus la Cour de DC et la Cour fédérale, et les Républicains sont largement majoritaires dans les 5e, 6e, 7e, 8e Cour.

Les changements récents sur le mariage homosexuel sont en partie un effet de ces nominations (même si Obama a plus suivi ces réformes sociétales qu'il ne les a devancées).

Les récurrences oubliées


Je tombe par hasard sur cela (rendu incompréhensible parce qu'ImageShack a détruit les illustrations) mais j'avais complètement oublié qu'en 2005, Patrick Modiano était le scénariste de mon vieux webcomic (qui doit lui aussi être détruit avec Imageshack) avec des manchots. Je ne comprends d'ailleurs plus aucun des gags à répétition, ce qui prouve la qualité de notre Nobel commun.

jeudi 23 octobre 2014

Immersion et les cinq sens


Depuis que M.A.R. Barker a dit que pendant ses parties d'Empire du Trône du Pétale il faisait boire du Chumetl à ses joueurs pour accroître le dépaysement (voir aussi ce blog de cuisine tsolyanie), j'ai envie de tenter l'expérience - mais j'ai un peu peur que cela tourne au ridicule, voire pire au sectaire (surtout que mes tentatives sur d'autres sens, avec de la musique, ont le plus souvent été ratées car elles me semblaient plutôt casser l'ambiance et nous rappeler encore plus la distance entre les gadgets et l'imagination).

Par exemple, un des problèmes les plus fondamentaux dans Skyrealms of Jorune est justement l'alimentation. Il est difficile de trouver des éléments comestibles agréables. Et pour aider à une immersion dans le "durlig" (la seule plante nutritive que les Humains aient réussi à faire pousser sur Jorune), je me disais qu'on pourrait se contraindre à manger quelques plantes amères (comme des endives - que je déteste - ou du raifort) en cours de partie à la place des chips ou de gâteaux. L'ennui est que cela aurait l'effet inverse de celui du Chumetl (qui doit être assez agréable) et pourrait même finir par donner de mauvaises associations à tout le contexte.

Un autre risque est que cela fait penser plus à un rituel qu'à un jeu de rôle, plus au maror du Séder par exemple.

Il y a une place du rituel dans le jeu de rôle (et une des idées géniales de Greg Stafford avec Glorantha était d'avoir en un sens accompli le processus inverse en changeant les rituels pratiqués par les personnages en une sorte de mise en abyme du jeu de rôle). Mais cela pourrait nuire à ce que les rôlistes appellent le "contrat social" autour de la table et dépasser la zone de confort de certains joueurs (je trouverais de très mauvais goût de manger du boudin à Vampire...).

The Wicked & the Divine #4-5

(voir #1-3)

Tous ces 5 premiers numéros n'étaient donc qu'un prologue. Je ne dévoilerai pas la fin de ce numéro 5 mais il y a une rupture suffisante pour qu'on se demande à quoi servaient ces environs 150 premières pages à part introduire l'univers et ce personnage de Laura, fan-néophyte des XII Nouvelles Idoles.

Laura était décrite comme une fan des dieux-popstars en général, notamment Amaterasu (déesse japonaise du Soleil) mais elle mentionne qu'elle suivait aussi Inana (déesse sumérienne de la Fertilité et de la Mort, qui, si j'ai bien compris, s'est incarnée en homme) et Woden (qui doit être Óðinn, mais incarné en un double de Daft Punk qui s'entourere de Valkyries). Mais on comprend qu'elle va occuper un rôle bien plus fondamental que celui de simple fan désirant émuler les dieux.

Un des charmes des dessins de Jamie McKelvie est, que lorsque je le regarde sur Comixology case à case, j'ai presque l'impression d'un dessin animé. Les transitions sont construites avec subtilité pour créer une dynamique et je ne suis pas sûr que je l'aurais autant remarqué sans cet outil technique pour découper les images.

Guide to Glorantha arrivé

(Oui, ce mois-ci, j'augmente le nombre de messages de manière peu raisonnable pour de simples photos)

Pour l'échelle, la statue de Śiva Nāṭaraja (ou Yara Aranis, je ne sais plus très bien) sur le côté fait bien sûr 2 mètres de haut. Il faut une grue pour tourner les pages.


mercredi 22 octobre 2014

Régressions


Je viens de tomber par hasard juste à côté de la Place de la République sur ce magasin Lulu Berlu et c'est très, très impressionnant. Ils disent être le plus grand magasin de jouets de collection de France et cela est crédible, bien plus grand que tous les autres magasins que je connaisse, y compris toute la Rue Dante réunie et le Forbidden Planet de Londres (sauf pour Dr Who, ok).

La classification thématique de la "Caverne d'Ali Baba" de Lulu Berlu est très bien faite et on a presque une impression d'un Musée du Jouet des 40 dernières années. Les vitrines contiennent non pas seulement tout ce dont je me souvenais mais même ce que je n'arrivais pas à trouver à l'époque où cela venait de sortir ou ce dont je n'imaginais même pas qu'il puisse exister comme produits dérivés.

Le jouet de "collection" en question est souvent lié à des licences de divers médias (bd, dessins animés, superhéros, Star Wars, Star Trek...) mais cela peut aller dans le sens inverse comme le jouet a parfois créé l'oeuvre pour enfant comme support du produit (Masters of the Universe ou Micronauts). D'ailleurs, aujourd'hui, les enfants que je vois connaissent de nombreux personnages uniquement comme jouets (ou autres produits dérivés) bien avant d'avoir pu lire une bd ou même vu un dessin animé. A l'inverse, ils regardent à la télévision des fictions adaptées directement de Lego ou Playmobil.

αἰὼν παῖς ἐστι παίζων, πεττεύων· παιδὸς ἡ βασιληίη ("la Vie éternelle est un enfant qui joue sur un damier, Royauté d'un enfant"). L'époque actuelle, dans sa valorisation de l'enfance, a transformé le rapport aux Âges de la vie. On pourrait dire simplement que ce n'est qu'un exemple du Narcissisme contemporain dont parlent tant le sociologue ex-trotskiste néo-conservateur Christopher Lasch ou d'autres : le capitalisme tardif, fondé sur la publicité et l'entretien d'une construction sociale de nos désirs, nous installerait dans un état de consumérisme perpétuel. La commercialisation de la régression infantile serait un ancrage symbolisé par la période où nos frustrations ne dépendaient pas encore entièrement de nos propres choix ou ressources individuelles, ou bien dans le rêve d'une innocence où on ne percevait justement pas à quel point nos désirs étaient aussi dépendants.

Quand j'étais enfant, je trouvais que les Anglo-Saxons avaient moins de culpabilité que nous face à leurs jeux d'enfance et c'est une ambiance sur laquelle joue beaucoup des séries britanniques comme The Avengers ou The Persuaders (épisode 21 A Death in the Family). Ce rapport arrêté à Peter Pan pourrait être une victoire de ce modèle culturel anglo-américain mais la taille de la boutique française semble prouver que nous les battons maintenant sur ce terrain du culte nostalgique.

Mais c'est assez complexe comme "adolescentisation" ou même "infantilisation" de la vie. Je ne crois pas entièrement aux grands mythes psychanalytiques mais ils doivent avoir raison que quelque chose d'obscur et d'inconscient se joue là. Quand je suis entré dans ce vaste musée, l'inquiétante étrangeté était un mélange de joie enfantine mais aussi un peu de cauchemardesque retour un peu trop brut de l'enfance elle-même. La satisfaction ou jubilation peut demeurer ambivalente. Bien que mon enfance n'ait pas été "dickensienne", cela restait légèrement pénible, comme une replongée dans un état d'hétéronomie. Il est normal que les films d'horreur américains ou certaines photographies d'art jouent si souvent sur des clowns, des jouets cassés ou des poupées. C'est comme s'il y avait quand même un peu d'anxiété à vouloir se retourner ainsi sur une prétendue phase d'insouciance où se cristallisent aussi certaines de vos anxiétés durables.

Guide to Glorantha, Enfin !


I kickstarted, We Won. On l'avait annoncé il y a près de 2 ans et il était initialement prévu pour le printemps 2013 avant d'être distribué en Europe en cet automne 2014 par la compagnie Pegasus Spiele. On a déjà le PDF depuis longtemps et les Américains ont eu leur exemplaire depuis août mais la version papier arrive à présent aussi sur le Vieux Continent.

UPS m'a envoyé un email pour un colis de 8 kilogrammes (deux volumes du Guide plus l'Atlas).

Pour la version 13th Age, malgré mes quelques vices complétistes, je me suis finalement contenté du PDF pour des raisons de place (surtout que 13th Age m'intéressait finalement plus pour son univers High Fantasy que pour sa variante narrativiste de D&D).

mardi 21 octobre 2014

"La majeure par cinq"


En commentant le Casus Belli n°20 d'avril 1984, on avait discuté d'un passage où un chroniqueur ("Hong") disait qu'il ne fallait pas poser des énigmes trop obscures aux joueurs dans un scénario et notamment pas des références que le personnage ne pourrait pas connaître comme "la majeure par cinq" (ce que je ne comprends toujours pas, même en ayant tenté de lire l'entrée Wikipedia sur ce concept d'enchères au Bridge en France).

Une coïncidence fait que je regarde le vieux jeu de plateau réédité Rome & Carthage (1954) du philosophe Jean-René Vernes et ce Jean-René Vernes (un des premiers auteurs français de jeux et auteur d'une Critique de la raison aléatoire, 1982) a écrit des articles sur les enchères et la "majeure" pour des revues de Bridge. Il aurait été le premier à proposer une sorte de conjecture intuitive qu'on appelle la Loi des Levées Totales vers 1955-1958 et il raconte que la Fédération française de bridge publiait à l'époque de nombreux articles de discussion quasi-théorique sur la "majeure cinquième". Il y a même un ouvrage sur le Bridge de 1979 par un vieux psychologue nommé Jean-Marc Roudinesco qui s'appelle La Majeure Par Cinq (Belfond, 533 pages). On devait donc en parler aussi dans Jeux & Stratégie.

L'exemple bizarre (et qui semblait si incompréhensible) de "Hong" renvoyait donc à une époque où les joueurs de jeux de simulation étaient encore au courant de discussions entre joueurs de jeux de cartes traditionnels (de même qu'on a un peu oublié aujourd'hui que tout le jeu de rôle n'était qu'un hobby périphérique par rapport aux revues consacrées à Diplomacy, comme le rappelait encore Didier Guiserix sur les origines de Casus Belli).

Tigres Légers


Le créateur de Tigres Volants vient de mettre à disposition Tigres Volants Lite, la version simplifiée et gratuite de la 3e édition de son jeu en 42 pages (au lieu de 320). Je pensais qu'en 40 pages, on n'aurait que des règles, car la science-fiction fait généalement encore plus dans le détails que le jeu fantastique pur mais en fait il y a 23 pages de description de l'univers, puis 8 pages de règles, 4 pages de scénario d'introduction. [John Wick, qui attaquait l'obsession des jeux de rôle pour les catalogues d'armement, serait impressionné : un jeu de sf avec seulement 7 types d'armes. ]

L'univers de Tigres Volants me paraissait être simplement un mélange de Star Wars (en certes moins manichéen) et de Tolkien (ou d'un manga avec des Elfes), ou d'un Star Trek où les Vulcains seraient des Noldor mais j'ai enfin compris quelque chose par cette synthèse, c'est l'idée que l'intérêt de mettre des Elfes dans un jeu de Space Opera est aussi de parler de l'Immortalité et de confronter des temporalités différentes.

Les Humains et les autres espèces éphémères sont donc mélangés avec des sortes de Hauts-Elfes de l'espace qui viennent aussi à l'origine de la Terre mais ont créé une société millénaire ultra-conservatrice. A l'inverse, certains Humains ou assimilés qui se sont eux-mêmes manipulés génétiquement n'ont rien à envier dans l'orgueil démesuré aux Dunedain demi-elfes de l'espaaace qu'ils rencontrent.

On est dans une uchronie où les empires de Space Opera commencent dès notre époque, comme dans Shadowrun (3e Guerre mondiale en 1989, mutations psi dans les années 1990) et on est maintenant au début du XXIVe siècle.

Bien que le jeu insiste sur son non-manichéisme, on peut assez facilement trouver des factions moins sympathiques que d'autres. Et comme je suis un de ces joueurs fleur bleue qui déteste les Mercenaires, j'apprécie l'idée que les Mercenaires habituels (les Tigres Volants du titre p. 17) peuvent aussi tenir le rôle d'auxiliaires d'ONG humanitaires de l'espace et pas seulement de soldats privés. Des ONG pourraient faire sortir un peu du réalisme cynique de Traveller / Firefly si on le désire.

Procrastination sur YouTube





  • Au lieu de corriger mes copies pour dans deux semaines, j'ai passé ma journée à procrastiner en me demandant ce qu'allaient voir les Terriens dans 3 milliards d'années, quand le ciel nocturne n'aurait plus aucune galaxie lointaine (parce qu'elles auront définitivement quitté tout espoir d'être rattrapé par notre Sphère de Hubble). Certes, ils verront encore les étoiles les plus proches et ils auront eu des millions d'années pour se faire à l'idée.

  • J'ai aussi exploré des dessins animés américains des années 1960-1980.

    J'ignorais complètement qu'il y avait eu en 1967 un très bref dessin animé (produit par Filmation) sur The Atom, un de mes superhéros favoris. Les histoires ne sont pas terribles (euphémisme) mais l'atmosphère du vieux comic book est finalement assez bien reconstituée quand on pense à la briéveté du dessin animé (7 minutes). Ils ont l'air de faire de son pouvoir de miniaturisation un don inhérent et non un gadget tiré de sa ceinture.

    Dans la série Green Lantern de la même époque, le racisme est incompréhensible. Hal Jordan a normalement un ami d'origine inuit, Tom Kalmaku et dans le dessin animé il devient un Vénusien à la peau bleue nommé Kairo. Mais les Gardiens (qui, dans le comic book, ont la peau bleue) deviennent blancs.

    Super President (série de 67-68) avait un superhéros Président des USA qui pouvait changer les molécules de son corps (pouvoir assez original). Il doit vivre dans le futur ou une Terre Parallèle car, bien que son identité soit secrète, sa Maison Blanche a été modifiée pour ressembler davantage à un QG de superhéros. C'était produit par DePatie Freleng, c'est donc en théorie sans doute une propriété de Marvel (et donc de Disney aujourd'hui).

  • Il y a eu un univers de superhéros créé par la compagnie de dessins animés Filmation dans les années 1970. Ils sont surtout connus pour leurs dessins animés d'heroic fantasy He-Man/She-Ra, mais il avaient eu aussi
    (1) les Space Sentinels (trois humains choisis par des extraterrestres pour garder la Terre, Hercules (ce n'est pas le fils de Zeus, seulement un homonyme superfort et au look de surfer), Astraea (qui peut se métamorphoser en n'importe quoi) et Mercury (un superrapide).
    (2) la Freedom Force : la déesse et superhéroïne Isis (qui eut sa propre série télévisée comme rivale de Wonder Woman) recrute Hercules des Sentinels et y ajoute dans une Vallée du Temps des héros de différentes époques : le mage Merlin, Sinbad (qui semble n'avoir qu'un tapis magique, si j'ai bien compris) et Super Samurai, un jeune enfant japonais qui peut se transformer en un Samourai géant qui évoquerait à la fois un Mecha magique et la statue de (Dai)maijin.

    En passant, Alan Moore avait remplacé dans son pastiche de Superman, Supreme, la Legion of Superheroes du futur par une League of Infinity de diverses époques et je me demande maintenant s'il ne se souvenait pas de cette "Force de la Liberté" des dessins animés.
    La Ligue de l'Infini dont la base était hors du temps, comptait en plus de Supreme et Suprema selon les moments une douzaine de membres : Achille (à la place de Hercule), Aladin (à la place de Sinbad), Chu-Ko Liang (qui ressemblerait plus à Dédale ou à un inventeur génial à la Leonard de Vinci, il occupe peut-être la place de ce Super Samurai), Giganthro (un Néanderthal géant), Future Woman (Zayla Zarn du XXVe siècle, fondatrice de cette Ligue temporelle), Mata Hari, Wild Bill Hickok, Wilhelm Reich (qui a un rayon à "orgone" et qui doit correspondre aux fantasmes d'Alan Moore) et Witch Woman (Vivienne, une sorcière de Salem du XVIIe siècle, qui occupe donc la place de Merlin ou bien celle d'Isis).

    (3) Web Woman, une sorte de mélange entre Green Lantern (elle est recrutée par des extraterrestres assez inquiétants et reçoit un anneau qui contrôle les insectes) et d'Insect Queen (qui elle aussi tire ses pouvoirs d'un anneau). Elle apparaît en 1978, donc juste après que Marvel venait de faire paraître SpiderWoman (et j'ignore si Marvel l'a fait seulement pour les empêcher de l'appeler ainsi). Elle a une sorte de Spidermobile et un sidekick censé être insectoïde velu mais qui ressemble plus à un petit mammifère extraterrestre (entre rongeur et ourson) dans le genre d'ALF (qui n'apparaît qu'en 1986).
    (4) Manta, dernier survivant de Mu (à la place d'Atlantis chez Namor et Aquaman). C'est la destruction de Mu qui lui a donné ses pouvoirs d'hybride. Il a épousé Moray, une humaine de la surface élevée par des dauphins... Il faudrait faire un cross-over avec le dessin animé plus tardif des TigerSharks (voir plus bas).
    (5) SuperStretch et Microwoman sont aussi un couple marié de superhéros, comme Manta & Moray.
    (6) Dick Digit ne fut jamais diffusé et ils n'avaient produit que le Pilote de la série. C'était un extraterrestre humanoïde réduit de manière permanente à la taille d'un jouet (par des aliens qui doivent évoquer Brainiac miniaturisant Kandor dans Superman). Dernier suvivant de son monde, il était venu sur Terre dans un vaisseau minuscule où il se faisait passer pour une marionnette, allié d'un prestidigitateur de cirque nommé The Jester. Le crossover avec Microwoman s'impose clairement.

  • Je trouvais Spider-Man & His Amazing Friends (1981-1983) très médiocre mais je viens de découvrir la saison 3 qui est un peu mieux écrite, mieux intégrée dans l'univers Marve. Le style évoquerait même des numéros de Marvel Team-Ups de cette période.

  • Rankin / Bass a produit à partir de 1985 trois séries de superhéros dont le point commun était de ne pas être sur la Terre contemporaine et d'avoir une thématique "animalière". Contrairement aux séries de Filmation, ces trois séries sont passées brièvement en France.
    * ThunderCats (1985-1989, 130 épisodes, en France "Cosmocats") est l'histoire d'un groupe de six félins humanoïdes rescapés d'un autre monde et qui se sont enfuis dans ce qui semble être une Terre post-apocalyptique. Malgré ce contexte de SF, l'atmosphère est plutôt de l'heroic fantasy et le prince Lion doit garder son épée magique contre les mutants d'un sorcier-mommie. A la fin des 4 saisons, les ThunderCats réussissent à revenir chez eux et à recréer leur monde perdu.
    * SilverHawks (1986, 65 épisodes) se déroule dans un lointain futur dans une lointaine galaxie et ses héros sont tous des sortes de cyborgs qui se transforment en diverses formes d'oiseaux pour lutter contre la pègre interstellaire.
    * TigerSharks (1987, 26 épisodes) se passe sur une autre planète, un monde aquatique nommé simplement Watero. Les héros sont des Humains qui se servent d'une invention pour devenir des hybrides aquatiques et protéger les autochtones contre une invasion de Raies Manta intelligentes et divers autres criminels. C'est la première fois que je vois un héros inspiré du Requin (et plus précisément requin-taupe, mako) et pas du Dauphin. Il y a aussi dans l'équipe une femme pieuvre.
  • dimanche 19 octobre 2014

    Tom Petty's Running Down a Dream (1989)


    Oui, c'est un clip de Tom Petty qui utilise directement l'ambiance et même le style graphique de Little Nemo in Slumberland en 1989, la même année que le film américano-japonais (mais la série n'est passée dans le domaine public qu'il y a une douzaine d'années pour l'Union européenne, vers 2005, je crois).


    10 avant Tom Petty, en 1978, le groupe Genesis avait fait une chanson Scenes from a Night's Dream, dont les paroles sont directement reliées à Nemo. Je ne crois pas qu'il y ait de vrai clip mais la chanson est ici illustrées par des images du film de 1989. Ce film n'est en un sens pas si raté qu'on le dit même si l'histoire est assez prévisible et ennuyeuse avec cette lutte contre le Roi des Cauchemars où Némo hérite d'un McGuffin omnipotent.

    samedi 18 octobre 2014

    Little Nemo (le film de 1911)


    Winsor McCay (1869-1934) est considéré comme un des créateurs du dessin animé avec l'oeuvre suivante de 1911 (après James Stuart Blackton 1906 et le français Emile Cohl 1908 - voir aussi cette entrée d'un blog sur l'histoire du cinéma). Il paraît que c'est son fils Robert McCay (né en 1896, il a donc 15 ans) qui aurait apporté à son père un flip book (Robert serait aussi le modèle de Nemo).

    Dans ce film, il mélange à cette époque un film et un dessin animé sans doute parce que la partie dessin animé est encore trop difficile et courte pour faire un film entier, même si le tout ne fait qu'une douzaine de minutes (dont seulement 3 minutes de dessins, avec 4000 dessins). Les anamorphoses viennent sans doute de l'épisode du 2 février 1908 dans le Palais des Miroirs. Il redessinait tout à chaque séquence et ce n'est qu'en 1914 qu'un autre dessinateur, un certain Earl Hurd, eut l'idée de gagner du temps en réutilisant plusieurs "cellulos".

    Winsor McCay, qui se considérait comme le Père du Dessin animé (il le répétait dans le générique de ses créations encore dans les années 20), gardera la même structure avec une partie filmée et une partie dessinée dans ses autres films comme le célèbre Gertie the Dinosaur (1914) et même son chef d'oeuvre de la propagande, Sinking of the Lusitania.

    Une originalité est que Winsor McCay recolorisa quelques séquences du dessin avec Nemo et le Dragon, ce qui en fait donc aussi un des premiers films couleurs.



    Il fit au moins un autre essai avec le personnage de Flip, Flip's Circus (vers 1918-1921). En dehors du fait que Flip dompte une sorte de monstre reptilien, il n'y a rien de Slumberland.

    J'avais écrit l'autre jour que le Professor Genius du dessin animé américano-japonais de Moebius-Bradbury de 1989 (Professeur qui doit enseigner à Nemo les bonnes manières pour être l'héritier de Morphée) devait être une version censurée du Doctor Pill. C'est faux, c'est bien un personnage à part entière : Winsor McCay créa dans une adaptation de Little Nemo au théâtre le personnage du "Professeur" et l'introduisit ensuite dans la bande dessinée par la suite, dans un changement rétroactif venu de l'adaptation (je suppose que c'est aussi le "Professor Figures" qu'on retrouve plus tard dans une des séries que Bob McCay tenta de continuer d'après la création de son père dans Kayo Comics (1945)).

    vendredi 17 octobre 2014

    Little Nemo et son Medium


    Le 1er décembre 1907, Winsor McCay réalise ce qui doit être (en tout cas dans Little Nemo in Slumberland, il faudrait vérifier dans ses titres précédents), son premier jeu méta-textuel où il manipule le contexte même du medium graphique de la bande dessinée. Il se peut donc même que ce soit la première fois dans toute l'histoire de la bande-dessinée.

    Nemo, Flip et Impie sont affamés et émaciés (référence au contexte de Thanksgiving au mois de novembre) et ils sont bloqués devant la porte scellée de la cave pleine de victuailles du Pays du Sommeil (il y a souvent de tels supplices de Tantale sur la frustration).

    Flip, qui se dit "désespéré", arrache alors dans la deuxième case le bord de la case pour dévorer le Logo de la bande au-dessus de lui. Quand Nemo lui dit que "l'artiste sera en colère" et qu'il va gâcher tout le dessin, Flip, toujours intempérant, lui répond qu'il n'avait qu'à les nourrir. C'est peut-être une des premières apparitions du cliché de l'ironie autocritique où les personnages s'attaquent à leur auteur. Ils commencent tous les trois à grossir (le changement de taille est une allusion constante à Alice ou à des miroirs déformants). Flip demande de quoi était fait ce qu'ils ont mangé et Némo répond "D'encre d'imprimerie, autant que je sache." (Source : The Comic Strip Library)




    Vision d'ensemble de la déstructuration du Logo maintenu à chaque bande horizontale.


    C'est comme si le dessin si architectural et régulé de McCay manifestait son exubérance en rongeant et en détruisant de l'intérieur le cadre même de la représentation.

    Il accentuera un gag assez similaire où la case finit par s'écraser et se froisser comme une boule de papier un an plus tard dans un strip du 8 novembre 1908. Dans cet épisode du 2 mai 1909, on a un effet encore plus génial où tout le décor se vide peu à peu de sa couleur alors qu'un Flip incompétent remplace Winsor McCay et finit par mal se dessiner lui-même.

    Winsor McCay a fini par se lasser d'un cadre complètement imaginaire comme le Pays des Songes et la séparation devient parfois peu claire, avec des parents et la ville réelle de plus en plus présente à l'intérieur même du rêve. Dans un épisode de février 1911 (qui est visiblement une publicité), Nemo visite Pittsburgh qui lui apparaît d'abord comme une horrible cité industrielle avant de se transformer quand le dessinateur doit reconnaître qu'il s'est trompé ou a utilisé une documentation obsolète. En avril 1911, Nemo plonge dans une illustration en noir et blanc de l'océan (qui semblait dessinée dans le monde réel et non dans le Pays du Sommeil) et il n'arrive plus à en sortir.

    En avril 1912, dans un effet rare, la chute dans le monde des rêves traverse la gouttière entre les cases, entre à l'intérieur de la dernière case qui, elle, est censée être dans le "monde réel". L'interférence annonce peut-être la fin proche de la série quand McCay arrivait à la fin de ses explorations.

    De nombreux autres auteurs, de George Herriman (Krazy Kat ne commence qu'en 1916, dix ans après Nemo), Will Eisner à Fred, ont reexploré ces jeux de mise en abyme dans le medium du comic strip puis dans celui de l'album qui permettait encore plus de liberté, mais je crois qu'avec Winsor McCay, c'était sans aucun précédent dans tout l'art graphique avant lui. Le Post-Modernisme commence dès l'Art Nouveau.

    jeudi 16 octobre 2014

    Ressentiments

    "Let me never fall into the vulgar mistake of dreaming 
    that I am persecuted whenever I am contradicted." 
    Ralph Waldo Emerson, 
    Journal, 8 November 1838 (35 ans, vol. 5, p. 123)


    Ressac du ressentiment ? 

    Juste après le 11 septembre, un groupe de disciples américains de René Girard (le célèbre théoricien du "bouc-émissaire" et apologète du catholicisme) avaient écrit que cette date marquerait le déclin de la domination sur notre culture du ressentiment. Ou pour le dire de manière plus sarcastique "Peak Resentment", comme on parle de "Peak Oil". Je crois que leur raisonnement était en gros que comme Ben Laden était un riche Saoudien et non un guerillero du Tiers-Monde, et que l'attaque terroriste paraissait tellement clairement criminelle, il ne pourrait pas susciter de réaction d'identification avec celui qui se pose en victime et cela mettrait fin à l'idée que toute violence se justifie par une victimisation préalable. 

    On sait qu'il n'y en a rien été. Un défaut des Américains est qu'ils ont une tendance à vouloir toujours mettre des fins prématurées (on a appelé cela le "Endism") et le kojévisme de Francis Fukuyama (la "Fin de l'Histoire") n'en était qu'un des exemples.

    On est donc loin d'être sorti du Temps du Ressentiment et de cette amertume partagée et décliniste contre notre propre époque. On est toujours dans un mauvais cycle, un cercle vicieux où tous les groupes ne cessent de rivaliser maintenant dans la victimisation de manière parfois risible dans certains excès. Nous sommes tellement saturés de ressentiment que cela finit par donner un vertige, entre le ressentiment "populiste" et anti-parlementaire à la Thrasymaque de ceux qui se défient de tout débat politique et, de l'autre côté, le ressentiment oligarchique à la Calliclès de ceux qui disent être victimes de la masse ochlocratique ou des démagogues qui la représenterait. 

    Azazel
    Des riches américains disent qu'ils sont traités comme les victimes d'un génocide si on parle de hausse d'impôt, des Républicains du GOP ou des Libertariens disent qu'un système de santé un peu plus étatique serait équivalent à la restauration de l'esclavage. Et le TEA Party était un bon exemple de mouvement d'Américains pas particulièrement riches qui se mobilisaient en faveur des plus puissants comme les Koch qui les financent. Cette sorte de populisme fait penser à des paysans vendéens levés pour leurs seigneurs, comme une Jacquerie qui serait en même temps La Fronde. 

    Dans une partie de la gauche (ou dite plus à gauche), la critique de l'oligopole bancaire et ses pouvoirs démesurés ne prend plus assez d'attention pour éviter des glissements complotistes qui risquent de décrédibiliser leur discours (on pourrait éviter par exemple des références historiques comme de parler de "rastaquouères" comme l'a fait un leader). 

    Je ne suis pas entièrement convaincu par la théorie des marxistes de la Wertkritik comme Robert Kurz selon laquelle la critique du pouvoir financier est en réalité antisémite (ce qui reviendrait à prendre tout le discours victimaire des riches trop au sérieux) mais il y a une idée plus subtile de Moishe Postone (dans le livre intitulé en français Critique du fétiche capital) selon laquelle c'est l'inverse, c'est l'antisémitisme moderne qui exprimerait un déplacement et un désarroi spécifique de la modernité face à une financiarisation qui devient un processus anonyme et incontrôlable. 

    Depuis le génocide des juifs d'Europe du XXe siècle, c'est sur cette question et sur celle du Proche-Orient que se situe la rivalité victimaire principale. De nombreux auteurs juifs continuent de dire que toute critique de l'Etat israélien serait nécessairement antisémité ou judéophobe (y compris de la part de juifs qui ne feraient que se haïr eux-mêmes) et de l'autre côté, de nombreux antisionistes, voire d'anti-impérialistes donnent aussitôt raison à cet amalgame en ne prenant même plus la peine de dissimuler leur antisémitisme sous d'autres prétextes et en restant obsédés uniquement par les injustices envers les seules Palestiniens sans que le reste du monde ait encore la même importance. 

    Les Trolls spectaculaires du ressentiment

    Les USA avaient les présentateurs radio qui se spécialisaient sur ce terrain de la colère du ressentiment (Rush Limbaugh), et ensuite une version télévisée avec FOX News et le TEA Party. La France a maintenant quelques hommes de spectacle et essayistes qui se spécialisent dans le Trolling très efficace en dosant avec attention suffisamment d'idées extrémistes pour être remarqués mais en se retirant ou en faisant une prétérition dès qu'on leur demande s'ils sont d'extrême droite. Des fans de Dieudonné réussissent encore à vivre assez dans le déni pour croire que tout cela n'est qu'une provocation qui n'a rien d'antisémite (mais généralement, ils basculent ensuite dans l'Argument du Chaudron en disant que de toute façon "ils" le méritent bien et que leur héros est victime d'un complot massif qui essaye de faire croire qu'il serait opposé à ce pouvoir auquel il est bien naturellement opposé). Des fans de Zemmour tentent de faire croire qu'il ne s'agit pas des idées assez traditionnelles de l'extrême droite et que si on le dit, ce n'est qu'anathème pour empêcher le débat ou pour ne pas voir la vérité en face - mais ils ne tiennent plus le même discours sur la fachosphère où ils considèrent clairement le personnage comme leur porte-parole. 

    Ces deux Trolls proches du FN sont assez symétriques dans leur bizarrerie et dans leur inquiétant succès (même si ce n'est pas le même public). Le premier avait dit d'abord combattre le FN jusqu'à ce qu'il devienne un ami intime au nom de la priorité de son sentiment de persécution. Le second a fait sa carrière en banalisant des idées néo-nazies issues de Soral ou d'autres, tout en prenant la position du paradoxal, prêt à dire qu'il serait plus fidèle à Marx que les autres (tout l'aspect misogyne et victimaire masculiniste du personnage vient aussi d'un plagiat direct de la phobie soralienne sur la virilité). 

    Il n'est pas original qu'il y ait des Déroulède, des Barrès ou des Maurras mais ce qui est nouveau est que ce discours ait pu acquérir ce statut d'originalité radicale au lieu de celui de retour à une tradition qui doit remonter aux débuts de la IIIe République et la première crise de notre démocratie parlementaire. 

    Comment éviter le ressentiment contre son époque ?

    Le cercle vicieux est que ceux qui critiquent le ressentiment tombent eux-même dans le ressentiment. Car ce diagnostic s'applique toujours au ressentiment "de l'autre" et on ne dit qu'éprouver une indignation légitime face à la rancoeur bien sûr injustifiable de l'adversaire.

    Ceux qui échapperaient à cette montée du ressentiment doivent être des naïfs (certains transhumanistes, par exemple, qui vous disent qu'on se fait des soucis pour rien puisque la Mort va bientôt être dépassée) ou bien ceux qui feignent de l'être parce qu'ils ont quelque chose à vous vendre (l'utopie technophile de Rifkin, dont on n'ose croire qu'il soit sérieux). 

    Une autre voie ou idéologie, de réconciliation sans ressentiment serait ce qu'on appelle parfois dans le marxisme l'Accélérationisme (en gros, accélérons les contradictions internes du système en le conduisant jusqu'au bout de sa propre "logique"). Mais on voit l'échec fataliste et contradictoire de cette politique du pire. Cela risquerait d'autoriser tout le cynisme actuel au nom de la "dialectique" et d'une finalité à venir. Cela présenterait en somme le défaut du totalitarisme au siècle dernier allié à la bonne conscience idéologique d'un pragmatisme triomphant. 

    mercredi 15 octobre 2014

    Little Nemo: Return to Slumberland #1


    Eric Shanower est surtout connu comme le créateur de la série Age of Bronze, qui combine tous les mythes sur la Guerre de Troie en une version semi-réaliste, mais il a aussi écrit plusieurs suites au Magicien d'Oz (repris chez IDW, Adventures in Oz) et vient de commencer ce mois-ci à publier cet hommage à la célèbre série de Winsor McCay, Little Nemo in Slumberland. Les dessins sont par un artiste chilien Gabriel Rodriguez (avec des couleurs d'un autre artiste vivant au Chili, Nelson Daniel).

    La scène se déroule de nos jours mais reprend le début de la série originelle. La Princesse du Pays des Songes cherche toujours un nouvel ami pour remplacer le Nemo de 1905-1914/1924-1926 (on ne sait pas encore ce qui lui est arrivé, et j'imagine que l'histoire ne cherche pas à être trop sombre). Elle n'a pas changé en un siècle et Morphée envoie le même genre de clown et de pages pour chercher un certain James Nemo.

    On accuse souvent le premier Nemo d'être trop passif et on voit que Shanower veut réagit contre cette image. Jimmy, lui, va jusqu'à s'insurger même contre ce prénom qui n'en est pas un, il ne veut pas être appelé "Nemo" (c'est son second prénom, qui vient d'un père fan de la série originelle de Winsor McCay).

    Jimmy-Nemo est habillé en une tenue plus moderne (contrairement aux habitants de Slumberland, qui n'ont quasiment pas changé du tout depuis la Belle Epoque) et il a l'air un peu écoeuré à l'idée de devenir le copain de jeu d'une fille, mais en dehors de cela, le reste est pour l'instant très proche d'un remake assez similaire (en dehors, bien entendu, du format du comic book qui ne peut pas profiter des immenses planches tabloid du New York Herald).
    Slumberland en version Xanadu Art Nouveau


    Certaines idées un peu cauchemardesques, comme ces géants qui veulent manger Bon-bon (fait de bonbon) semblent un peu plus directes mais on avait une version proche au début de la série (épisode du 25 février 1906).

    Un avantage du comic-book actuel (par exemple par rapport au dessin animé américano-japonais de 1989, qui vise encore un public assez jeune) est qu'il n'y a pas de censure de certains éléments comme la drogue : on retrouve le Dr Pill (qui dans l'originel, ne cesse de donner des petites pillules à Nemo pour essayer de l'empêcher de s'angoisser ou surtout de se réveiller). Ce Dr Pill était devenu un simple nerd guindé, le "Professeur Genius", bien plus innocent dans le dessin animé.

    En revanche, comme Eric Shanower le dit dans cette interview, le personnage d'Impie (l'indigène cannibale des Îles Candies qui, dans l'original, était considéré comme l'esclave de Flip depuis le 14 juillet 1907) ne sera pas conservé et est devenu trop caricatural dans son racisme. Il sera remplacé par une nouvelle création de Shanower, le Frunkus, un lutin (dans le dessin animé de 1989, il y avait eu un personnage supplémentaire, Icarus l'écureuil mais ils avaient transformé Impie en un petit gobelin venu du Pays des Cauchemars, ce qui ne faisait que refouler son origine dans un cliché raciste).

    Pour l'instant, la suite paraît donc être surtout un hommage ou une modernisation qui n'apporte pas encore quelque chose de très important par rapport à l'original. Il y a un peu d'inventivité comme cette case qui s'incurve pour faire glisser le lit de Némo, mais un siècle après Winsor McCay, cela ne reste qu'un clin d'oeil au premier créateur à avoir vraiment exploré les jeux formels sur ce medium. Mais je suis curieux de voir ce que Shanower va réussir à faire ensuite dans cette première mini-série en 4 épisodes (d'autres mini-séries sont prévues ensuite, comme pour Oz).

    mardi 14 octobre 2014

    Entrées scientifiques et histoire des sciences


    J'aime bien lire des entrées Wikipedia sur toutes ces sciences que je ne comprendrai jamais mais je me rends compte aujourd'hui d'une sorte de lacune ou de point aveugle : certaines entrées sont complètement dénuées d'histoire des sciences.

    Par exemple, pour suivre les articles récents sur la découverte apparente d'un phénomène qui semblerait se comporter comme une quasiparticule de Majorana (on n'en est pas encore à avoir observé directement un fermion de Majorana mais ce fermion est classé parmi des "quasiparticules" aussi alors que si jamais le neutrino était un fermion de Majorana et non un fermion classique de Dirac, il ne serait pas une quasiparticule), j'ai lu l'entrée sur la Liste des quasiparticules - je n'imaginais pas qu'il y en avait tant - et elle n'a aucun historique et aucune indication du début de chaque notion. Certaines des quasiparticules comme le soliton ont certes déjà un long passé depuis 1834 (sur Scholarpedia, l'entrée soliton est plus développée), mais l'entrée phonon ou celle sur les trous d'électron n'a pas une seule date indiquée par exemple.

    dimanche 12 octobre 2014

    Les désirs du Petit Némo


    Dans l'introduction à l'édition Milan de Little Nemo, l'éditeur Richard Marshall dit que Nemo est, comme beaucoup de personnages de bd de l'époque, vide, creux et sans personnalité, une simple variable pour permettre l'identification du jeune lecteur.

    C'est en partie vrai, nul ne dirait que Nemo laisse une aussi forte impression que son partenaire le Trickster Flip, avec son cigare et sa mauvaise humeur. Mais Nemo a des désirs et des initiatives. Dès le début de la série, quand il ne cesse d'être importuné par Flip qui veut jouer avec la Princesse à sa place, Nemo défend Flip et il s'interpose même pour lui sauver la vie quand le Roi Morphée veut l'exécuter (épisode du 18 novembre 1906). Il le sauve et ne semble même pas vraiment étonné de ne pas vraiment être remercié à chaque fois par Flip.

    Quelques années avant le début de Little Nemo (15 octobre 1905, l'Interprétation des rêves sort en 1899), Freud avait avancé la thèse célèbre selon laquelle tout rêve accomplit un souhait (dont on sait qu'en fait elle avait déjà été formulée dès 1861 (p. 106) par le neurologue Wilhelm Griesinger - F. Sulloway, Freud, Biologist of the Mind, p. 324), et donc un désir insconscient.

    Les parents de Nemo en revanche (et sans doute l'auteur Winsor McCay d'ailleurs, comme cet ultra-conservateur fascisant ne devait pas particulièrement suivre de nouvelles théories autrichiennes) ont une théorie toute physiologique du Rêve et ne cessent de reprocher à Nemo d'avoir trop mangé (c'était aussi le thème de l'autre grande bd de Winsor McCay, Dream of the Rarebit Fiend, qui exista toujours en parallèle avec Little Nemo, mais sans personnage récurrent).

    Nemo ne désire pas particulièrement voyager, il se montre souvent assez passif ou suiviste, à peine consentant. En revanche, tout son voyage est fondé sur le désir mais sur le désir de ceux qui l'invitent et qui, à chaque fois, ont "entendu parler de Nemo". Au début, c'est le Roi Morphée en personne qui veut mander Nemo (et d'autres chefs, le Père Noël, un Chef de l'Île des Candies, etc.), puis il sera clair que ce sera plus précisément la Princesse (anonyme) qui veut faire de Nemo son "copain de jeu" - le dessin animé américano-japonais de 1989 ira plus loin dans cette direction en présentant tout cela comme un mariage arrangé entre enfants où Morphée a choisi un successeur pour épouser sa fille (il doit y avoir une sorte de Loi salique au Pays des Songes). Le Pays des Songes n'est pas une terre qu'on vient conquérir, c'est une terre qui vous choisit à votre place et même malgré vous. Elle est un appel ou une destinée et la part de la volonté y est assez faible comme on y est baladé entre différents appels de divers personnages symboliques.

    La bd dit souvent que c'est bien Nemo l'architecte du rêve (quand il a froid en réalité, son rêve devient glacé, quand il entend son petit chat en réalité, il rêve de lion). Mais s'il y a désir, son propre désir qu'il accomplit, c'est toujours assez "masochiste" en un sens faible, en tant qu'objet et non en tant que sujet du désir. Il veut un univers qui est toujours tendu dans ce manque que seul lui peut combler et dont la satisfaction semble souvent se reculer à chaque fois. Il se montre toujours réticent, assez fier mais sans un enthousiasme débordant.

    Il y a quelques exceptions. Son propre désir s'exprime de manière assez crue et libidinale dès le 6e épisode (novembre 1905) où Nemo se jette sur Crystalette (dont on lui a dit qu'elle se briserait s'il la touche), il l'embrasse, ce qui déclenche la destruction de tout le Pays de Verre.

    La Princesse hait le Trickster Flip au début et il est le personnage de la transition brutale. Flip veut dire "renversement", et Nemo sort toujours brutalement de son rêve (alors que le début de chaque épisode est presque toujours sans transition), soit dans une chute cauchemardesque interrompue soit au contraire dans la déception d'être arraché d'une satisfaction. Flip est le neveu de l'Aurore et il s'en sert pour appeler son oncle sur le Cheval du matin, et déclencher le réveil et mettre fin au rêve. C'est une des bonnes idées que dans ce Pays des Rêves, c'est un personnage lié au Jour, qui devrait être apollinien qui devient luciférien puisque sa lumière ou sa lucidité menace toujours de dissiper la structure même de ce monde de désirs.

    Au contraire, on ne comprend pas toujours bien pourquoi Nemo a l'air d'avoir de la sympathie unilatérale pour Flip. Flip le jalouse et Nemo craint un peu ce ressentiment mais sans le haïr pour autant. Sans vouloir trop pasticher de la psychologie, ce n'est peut-être pas caricatural de voir en Flip une sorte de tension interne en Némo. Flip sème à chaque fois le désordre mais il est aussi toujours victime de cet ordre nocturne de la Cour de Morphée. Il veut empêcher Nemo de rêver mais Nemo ne sait pas lui-même s'il désire se réveiller ou pouvoir continuer à jouir de la réalisation hallucinatoire de ses fantasmes.

    Flip le Bouffon, le Clown Hobo, le Mauvais Garçon, rappelle donc toujours à un principe de réalité (et notamment à l'ordre parental qui réapparaît dans chaque case pour reprocher le bruit ou pour demander de se hâter), alors que Nemo le Rêveur et Garçon sage, est celui qui voudrait s'enfuir dans ces désirs. Nemo et la Princesse font la leçon à Flip alors que Flip leur explique souvent que c'est lui qui a plus d'expérience.

    Flip est une part de culpabilité permanente dans le rêve, le Transgresseur qui prétend toujours rétablir la normalité ou un Surmoi qui agit toujours comme un flux de pulsions destructrices et infantiles. Flip est toujours puni par une manoeuvre comique, en un procès permanent mais cette justice paraît finalement assez injuste.

    (En passant, dans le dessin animé, la Princesse anonyme de Little Nemo a reçu un prénom, "Camille". C'est une coïncidence amusante quand on connaît les théories de Dumézil dans Mythes & Epopées III Histoires romaines sur le Camille romain comme personnification masculine de la déesse de l'Aurore, Mater Matuta).

    vendredi 10 octobre 2014

    Journée Robert Howard

    Demain, je vais essayer d'aller à cette Journée Robert E. Howard, mais je crains que ce ne soit vite plein au Niveau -2 du Dernier Bar avant la Fin du Monde et je ne pourrai pas y être avant 13h30 pour une conférence sur Conan avec Patrice Louinet, le traducteur et spécialiste de cet auteur.

    Conan dessiné par Margaret Brundage, 1935


    Howard est une figure fascinante (même si je ne pourrais pas trouver l'endurance pour lire ses westerns ou ses histoires sur la boxe comme l'a fait un vrai amateur comme Louinet).

    Comme je viens de Tolkien et donc plus de la création d'univers que de l'Aventure Pulp, j'aime surtout chez Howard un aspect qu'on évoque moins souvent, sa création de ce monde antédiluvien ("hyborien") qui utilise des mélanges de théosophie, des livres gaéliques ou des mythes assez obscurs. Son Romantisme tardif est bien moins abstrait que celui de William Morris, Dunsany ou Eddison. J'aime vraiment sa première histoire de Conan, "le Phénix sur l'épée" (dec. 1932), quand il est déjà Roi d'Aquilonie et doit faire face à divers complots alors qu'il ne tient pas vraiment à son trône. Mais le personnage nietzschéen de Conan, nihiliste désabusé ou au moins existentialiste qui a une conscience un peu trop aiguë qu'il ne laissera rien et que l'univers est indifférent, ne m'a souvent guère intéressé que via son inversion avec l'Elric de Melniboné de Moorcock ou son double assez fidèle avec Cerebus the Aardvark.

    Mais l'absence de personnages récurrents me gêne un peu (je n'oserais jamais dire cela demain chez les Howardiens Authentiques, sans vouloir trop paraître un Vendu à la continuité fabriquée rétroactivement par Lyon Sprague de Camp ou par les comics Marvel de Roy Thomas). Si je veux de l'énergie pulp, je pense que je préfère encore une version graphique moins désespérée mais sans doute plus naîvement "colonialiste" comme Flash Gordon.

    Le Combat en armure au XVe siècle

    Via Sciences et Avenir, cette reconstitution par Daniel Jaquet, un historien des combats médiévaux.


    Donc en résumé, d'après cette recherche :
    (1) les armures résistent vraiment très, très bien aux coups directs de taille à l'épée, sans trace de choc (si ce n'est si on réussit à passer par une fente en estoc et surtout que le choc peut faire vaciller).

    (2) il est tout à fait possible de se relever relativement vite même quand on est sur le dos et il y a plus de mobilité que je ne le pensais grâce à la répartition du poids sur le corps. Je pensais que c'était avant tout le manque de mobilité qui avait fini par faire décliner l'armure mais cela doit plutôt être les armes à feu. La grue pour mettre les chevaliers sur un cheval est une légende du XIXe siècle sans preuve historique !

    (3) En revanche, le corps à corps lui-même ne laisse pas beaucoup de place à de l'escrime ou de l'élégant iaijutsu et ressemblerait presque plus à une sorte de lutte de Sumo où il s'agit de faire tomber l'adversaire pour ensuite l'empêcher de se relever et donner le coup de grâce.
    En sens, la différence entre ces armes de taille et des armes de concussion paraît donc être en partie de degré (sauf pour la Hache à la fin de l'article, qui est décrite comme finalement une arme meilleure que cette grande épée à deux mains dans un combat en armure), et cela doit se terminer à l'estoc, à la dague ou à la "miséricorde".

    Listes d'oeuvres de SF avec quelques suggestions philosophiques

    Ces listes peuvent paraître un peu arbitraires mais cela peut aussi donner quelques idées. 

    mercredi 8 octobre 2014

    Philoctète et les Femmes


    Les mystères de Lemnos

    Lemnos est une île d'environ 500 km2, c'est-à-dire à peu près, pour visualiser, entre la taille de l'île principale de la Guadeloupe (600) ou de Mayotte (400) - ou la même taille que Samos, Naxos ou Corfou, bien plus grande que Malte (300). De nos jours, elle a moins de 20 000 habitants permanents mais dès les poèmes de Homère, on mentionne au moins une ville. La côte orientale n'est qu'à moins de 100 km de l'Asie Mineure, et c'est donc une étape presque inévitable (avant l'île d'Imbros / Gökçeada) vers Troie ou le Bosphore.

    C'est là le premier mystère de la tragédie de Sophocle, Philoctète (jouée  vers 409-408 avant notre ère), où le personnage a été abandonné sur Lemnos pendant l'expédition vers Troie. Lemnos y est décrite comme si elle était une île sauvage et désolée où Philoctète serait un des premiers Robinson Crusoë de notre littérature, voire le premier (Ariane est certes abandonnée à Naxos mais elle n'a pas le temps de revenir à l'état sauvage).

    Dès le 2e vers de la pièce, Ulysse dit que c'est le rivage perdu :

    Λήμνου, βροτοῖς ἄστιπτος οὐδ᾽ οἰκουμένη,
    De Lemnos, vierge de tout pas des mortels et sans habitation. 

    Et Philoctète, qui a quand même eu 9 ans pour la visiter selon Sophocle, vit dans une grotte et dit de même (v. 221) :
    κατέσχετ᾽ οὔτ᾽ εὔορμον οὔτ᾽ οἰκουμένην;
    [Pourquoi] débarquez-vous sur cette terre sans bon port et sans habitants ?

    Pourquoi Sophocle a-t-il fait ce choix de réduire Lemnos à une île déserte ? Seulement pour le pathos de l'esseulement pour insister sur son désespoir ?

    Dans une autre version (de la Petite Iliade), Philoctète n'était resté là qu'un an. Avant Sophocle, Eschyle et Euripide avaient, dans leur version (perdue) de la même pièce utilisé un choeur avec des Hommes de Lemnos (et Philoctète s'y serait même fait des amis).

    Car il y a un autre mystère. Sophocle et ses contemporains spectateurs savent bien qu'il y a d'autres mythes sur les habitants de Lemnos. Lemnos n'a rien de vide ou isolée dans les cycles épiques.

    Philoctète a été abandonné par Ulysse et les autres parce qu'il avait été piqué au pied par un serpent (une hydre, dit Homère) ou bien par une de ses flèches trempées dans le sang de l'hydre de Lerne). Sa blessure dégage une puanteur et elle est incurable (sans doute à cause d'une malédiction de Héra, l'ennemie de Héraclès, qui poursuit toujours son ami Philoctète). Il est donc une victime d'une vengeance de la Déesse.

    Or le mythe le plus connu sur Lemnos est le Crime des Lemniennes, devenu si proverbial qu'on parlait en grec du "Mal Lemnien" pour tout crime abominable, en l'occurrence ici l'extermination de tous les mâles (ce qui fut analysé par un des premiers travaux universitaires de Georges Dumézil en 1924). Les Lemniennes, elles aussi, sont en partie des victimes d'une Déesse. Elles n'auraient pas assez adoré la Déesse Aphrodite ou même oublié de lui offrir un sanctuaire. En passant, l'île est une île de feu et d'eau, île vouée à Hephaïstos, le mari d'Aphrodite qu'elle déteste tant et c'est peut-être un facteur de plus dans cette relation - quand Héra jeta son fils Héphaïstos en le tenant par le pied, elle le précipita vers les forges de Lemnos où il fut pris par les dieux locaux, les Kabiroï. Héphaïstos fut initié aux secrets magiques de la forge lemnienne mais il resta désormais le dieu boiteux comme Philoctète boite de la blessure de l'hydre.

    Pour châtier les Femmes de Lemnos, Aphrodite les aurait rendues atrocement puantes (une autre version dit que c'est la sorcière Médée qui aurait jeté cette malédiction sur elles, par jalousie contre leur princesse Hypsipyle). Devant cette odeur, les maris des Lemniennes les avaient alors toutes abandonnées pour des concubines étrangères, en enlevant des captives athéniennes ou thraces. Indignées par cet adultère collectif et rendues "hystériques" de frustration et de rancoeur par Aphrodite, les Lemniennes avaient donc décidé d'assassiner tous les hommes de l'île (et aussi toutes leurs concubines, et tous leurs enfants) la même nuit, sauf une seule, la princesse Hypsipyle, qui aurait préservé son père (tout comme les 49 Danaïdes avaient exécuté les 49 maris la même nuit, à l'exception d'une seule fille de Danaos). Les mythes grecs sont assez sexistes pour craindre les femmes mais ils ne méprisent pas le danger terrible que cela pourrait représenter.

    Mais l'île de ces terribles Veuves vengeresses, Furies chtoniennes (voir le long récit du massacre que fait Hypsipyle dans la Thébaïde de Stace au chant V) fut ensuite repeuplée par Jason et tout l'équipage des Argonautes qui furent heureux de tomber sur une île entièrement féminine, fantasme masculin par excellence de la Terre Vierge (même si les Vierges sont ici en fait des Veuves). Or l'Argo, dans certaines versions, comptait justement Philoctète accompagnant Héraclès dans un premier voyage, des années avant la Guerre de Troie et bien avant qu'il ne vienne à nouveau souffrir en hurlant sur ces rivages.

    On le voit, il y a un secret,comme dans tout mythe. Il y a un cadavre caché et quelque chose de pourri à Lemnos, quelque chose d'obscur qui ne peut pas être une coïncidence entre la puanteur qui a aliéné les hommes de Lemnos et celle qui a isolé Philoctète contre l'armée grecque venue ramener la plus belle des femmes, enlevée par l'élu d'Aphrodite.

    Et d'autres, corrompus, riches et triomphants

    Pour les Grecs, la séduction et l'attraction est souvent olfactive, elle est le parfum. Comme l'a analysé Marcel Détienne, Adonis est le fils de la Myrrhe et d'un inceste, et on dit que Dionysos s'entoure de panthères qui peuvent attirer leurs proies comme des fleurs par des senteurs capiteuses. L'odeur animale y est ici un élément commun, l'élément brut d'un dégoût incontrôlable sur le fond duquel se déroule le mystère des humeurs, des secrétions, de la sexualité humaine et les ambiguïtés du désir. Sans vouloir trop en rajouter dans l'ethnopsychanalyse à la Devereux, il est possible que la monstruosité de la gueule de la Gorgone à la chevelure de serpents ait quelque chose à voir avec la Vulve de Baubo, autre figure du Mystère de Déméter.


    C'est la première idée géniale de Grégoire Carlé (après la Nuit du Capricorne) dans sa nouvelle bande-dessinée, Philoctète et les Femmes (L'Association, 161 pages) : Philoctète n'a pas menti en un sens, il y est bien le seul homme, mais l'île est devenue celle du Mystère féminin, l'île des Femmes.

    La Chasse à l'Homme

    L'auteur a su saisir cet élément si difficile à reprendre dans un récit moderne, cet effroi saisissant qui serait peut-être une des racines de tout mythe. Le début qui évoquerait un peu la Planète des Singes peut aussi faire penser à ce que le philosophe Grégoire Chamayou a appelé "le pouvoir cynégétique" qui était le propre des Spartiates quand ils jouaient à la Chasse à l'Homme contre leurs esclaves. Les Lemniennes ne veulent pas tuer Philoctète, elles jouent avec leur proie comme un gibier qui leur sert seulement d'instrument commun, d'olisbos vivant.

    Philoctète est souvent considéré comme buté dans son orgueil (un peu comme Ajax) et l'Homme sauvage apparaît dans la bd comme un peu borné ou lourd mais sa brutalité répond non pas seulement à sa bêtise sexiste mais aussi à son sentiment constant de déshumanisation, ce qui le rend de moins en moins sot au fur et à mesure de son éducation lemnienne.

    Elles le poursuivent et font de lui le substitut du phallus absent mais certaines des plus jeunes se posent aussi la question de l'inceste face à ce scénario de Ruche inversée avec un seul Père (Philoctète n'est là que depuis 9 ans mais il est dit que son premier passage avec les Argonautes remonte à 19 ans). Ce que Freud a inventé dans Totem et Tabou comme "Protomythe" originel de la Horde primitive (et qu'on retrouve dans Game of Thrones avec la ferme de l'autre côté du Mur) est inversé. Au lieu d'un Père qui émascule ou sacrifie tous ses fils pour garder le monopole, ce sont des filles et des mères qui ont asservi le seul Bourdon. Smyrna, la mère d'Adonis, devait tromper et séduire son père alors qu'ici elles n'ont qu'à manipuler collectivement le seul père soustrait à tout l'ordre patriarcal.

    (Lécythe, vers -420)

    Comédies divines

    Grégoire Carlé n'a pas fait que bien lire entre les lignes de Sophocle (ou des Argonautiques), il joue aussi beaucoup sur les comédies d'Aristophane et l'ambiance est donc un mélange des genres.

    Les Lemniennes reprennent donc ici l'Assemblée des Femmes (Ἐκκλησιάζουσαι) d'Aristophane et ont la même parodie de l'utopie communiste où les femmes qui étaient considérées comme les plus laides du temps du Regard masculin exigent maintenant un droit de priorité dans la gestion de la rareté des Moyens de Production.

    Il y a d'ailleurs tout un réseau aristophanesque enveloppé. En -415, six ans avant la représentation du Philoctète de Sophocle, le beau traître Alcibiade est accusé de s'être moqué des Mystères interdits aux initiés dans sa demeure, et d'avoir participé à la castration symbolique des statues phalliques d'Hermès. Une partie de l'opinion athénienne continuait à le lui reprocher - même si Alcibiade venait de remporter quelques victoires maritimes sur le Bosphore, pas très loin de Lemnos - et il fait amende honorable en -408 en se rendant en procession à Eleusis pour les vrais Mystères. Aristophane avait fait peu de temps après, en -411 une autre pièce, les Thesmophories, où Euripide est accusé d'espionner les Mystères féminins de Déméter et Perséphone déguisé en femme.

    On n'a pas droit au même travestissement autant que je me souvienne mais ici Philoctète va aussi entrer dans les Mystères féminins via Dionysos et son cortège infernal. Une scène semble parodier une autre comédie de la même période, les Grenouilles, où Dionysos descend dans l'Hadès pour y chercher l'ombre d'Euripide (mais choisit finalement de ramener plutôt Eschyle).



    Coupé la mâle langue et bien fauché l'ivraie

    Ici, c'est Dionysos et Pan qui vont aider le Myste Philoctète dans un Rituel de passage dans la Grande Déesse Cybèle-Hécate (les références aux théories sur la fertilité de Robert Graves ou Frazer sont d'ailleurs ici assez précises, et Grégoire Carlé insiste notamment sur le rôle du calendrier dans son récit - je n'ai pas compris à quoi renvoyait le cycle de 3228 ans, page 108). Son érudition fait souvent résonner une intertextualité imprévisible (la jolie scène d'Invocation des morts parle de l'ombre du Mont Athos et je trouve la même image dans le massacre lemnien chez Stace).

    Carlé a assez confiance dans l'autonomie de son histoire pour prendre des distances quand c'est nécessaires. Ses Amazones Lemniennes ont des noms qui n'ont rien de grec et un des poulpes s'appelle Thierry. La fin bascule même complètement en dehors de ce qui pourrait être prévisible dans la tragédie de Sophocle et réussit à faire dérailler l'utopie d'un Roman d'initiation et la grande théophanie cosmique à la Hermann Hesse.

    Le dessin de Carlé peut varier, de certaines caricatures effrayantes et nerveuses à des formes qui me font penser presque à des esquisses de Jean-Claude Forest, même si son but n'est sans doute pas de chercher à rendre les Lemniennes directement "sexy". Cela donne donc une surprise qui sait changer de l'érudition en une ambiance sublime qu'on ne trouve pas d'habitude dans le fantastique.

    mardi 7 octobre 2014

    La mort est dans les détails

    Un long reportage sur les campagnes D&D de Zak Sabbath et une défense et illustration de sa version du jeu dit Old School (rendue plus poignante par la tragédie personnelle qui le touche).

    lundi 6 octobre 2014

    Un titre pour Squirrel-Girl !


    J'avais déjà parlé de Squirrel-Girl, création de Steve Ditko du temps où il avait encore de l'humour, et elle va avoir un titre (mini-série, j'imagine), Unbeatable Squirrel-Girl.

    Cela résume bien le débat français en ce moment


    Add. On pense bien sûr à tous ces abrutis comme le nazi soralien ou d'autres provocateurs sans importance.

    Mais dans le sens inverse, il y a aussi des professionnels de la rebellion qui veulent exiger des certificats de "rebellitude" dès qu'un conférencier ne partage pas tous leurs valeurs "sociétales". En l'occurrence, je ne suis pas d'accord avec certaines prises de position de Gauchet récentes mais c'est accorder une curieuse univocité à ce terme vide de "rebelle" que de prétendre lui interdire la parole parce qu'il ne serait pas assez "rebelle" tel qu'ils veulent le normer.

    dimanche 5 octobre 2014

    3 jeux avec navigation


    De Gouden Eeuw / Le Siècle d'Or est un jeu de plateau où on joue des factions néerlandaises du XVIIe siècle et où on gagne en s'enrichissant. Chaque faction peut être plus ou moins influente dans chacune des 7 Provinces Unies de la République des Pays-Bas. Un tirage aléatoire indique quelle province rapportera de l'argent ce tour-ci et on peut donc hésiter un peu entre distribuer ses pions (et avoir des gains réguliers mais plus faibles) ou bien mettre plus de pions dans certaines provinces pour avoir plus de gains. Les Provinces ont aussi des spécialisations ou avantages, certaines sont meilleures pour la navigation et d'autres pour d'autres facteurs économiques.

    La part de hasard est tellement prépondérante qu'on est plus dans un Monopoly qu'un jeu moderne. On peut tirer des cartes de différents types en payant le coût mais il y a un déséquilibre assez clair : il vaut mieux viser avant tout la navigation et la colonisation, coûteuse mais dont les gains risquent vite de devenir exponentiels. J'ai mis tout mon argent en navigation, ai tenté d'acquérir un navire en vain parce que je n'avais pas les bonnes cartes et cela devenait vite assez frustrant d'être bloqué avec ses moulins quand les autres commencent à engranger les épices des colonies.



    La carte des Sept Provinces est très jolie (bien qu'elle soit en partie un gadget, comme on a peu de raisons de bouger ses pions sur la carte au cours du jeu) et c'est sans doute la raison pour laquelle je ne revendrai pas le jeu tout de suite. Mais le reste de ce jeu de Leo Colovini me paraît assez raté et du coup je n'ai même pas osé essayer son jeu appelé Justinian, craignant qu'il soit aussi mauvais.

    Lettres de marque : soldé à 5 euros lors de la liquidation de la boutique Ludkbazar Meissonier. Même à ce prix, cela reste du vol, un jeu complètement raté de Bruno Faidutti (qui a pourtant écrit quelques classiques). En gros, on annonce combien d'or on a mis sous un navire et on cache s'il a des défenses ou pas. Les autres choisissent lesquels ils attaquent et s'il y avait des défenses ils perdent. Voilà. C'est tout le jeu. Tric Trac a raison de prévenir que ce jeu est vraiment sans intérêt. Ah, les pions navires ne sont pas trop moches, c'est la seule rédemption.

    8 minutes pour un Empire : on y a joué une fois au Café Meisia. D'habitude, je n'aime pas tellement les jeux abstraits allemands où on doit réunir des ressources mais là le petit jeu (qui dure en fait plutôt le double, un bon quart d'heure) m'a beaucoup plu et contrairement au Siècle d'or ci-dessus, il me semble bien équilibré sans stratégie optimale qui saute aussitôt aux yeux. Joli jeu de réflexion.

    samedi 4 octobre 2014

    Distinguo


    Différenciations sans discernement
    Une des pires déformations professionnelles des enseignants de philosophie (surtout en France, ce n'est pas vraiment un trait de toute philosophie - je me demande si cela vient de notre Kantisme ou bien de la pratique scolaire depuis Alain) est de croire qu'une distinction conceptuelle peut suffire à régler tous les problèmes. Il y a quelque chose de parfois presque héroïque dans certaines distinctions réussies qui peuvent résoudre des contradictions apparentes. Mais parfois, cela fait basculer la philosophie dans cette forme de "philologie" subtile mais finalement vaine. 

    A l'époque où je lisais beaucoup de Heidegger il y a 25 ans, je me souviens que je m'amusais à prédire à l'avance quand il ferait ressortir une distinction "ce concept dans son sens seulement ontique et dans son sens ontologique" (il abandonne un peu cette stratégie après les années 30 car le fossé est devenu pour lui trop important, peut-être) : ennui ontique (vulgaire) / ennui ontologique (celui qu'il éprouve dans l'entre deux guerres avec ses amis), monde comme totalité ontique (berk --) / monde comme ouverture ontologique (++). 

    Sauver les Invisibles
    Tout à l'heure, dans la 42e émission consacrée au nazisme de Heidegger, le heideggerien (branche canal fondamentaliste malgré toute sa référence plus hétérodoxe à un Marx réintégré dans l'Histoire de l'Être comme accomplissement d'Aristote) Jean Vioulac tentait une différence entre clairvoyance et lucidité (je n'ai pas compris, mais je ne lis pas les débats entre Phénoménologues qui parlent toujours si obscurément de la clarté) et disait que Heidegger était lucide parce que c'était lui qui avait questionné la luminosité phénoménologique (j'imagine que c'est la clairière de l'être comme condition de possibilité pour l'être-là humain ?) mais qu'il n'avait pas été assez clairvoyant car sa lucidité l'avait aveuglé.

    Il y a un vieux jeu phénoménologique qui remonte à la lecture de la Caverne : quel étonnement que dans notre condition humaine, ce soit justement l'astre solaire qui soit à la fois la condition de toute vision et en même temps ce qui ne peut pas être pleinement regardé. Mais en l'occurrence, je ne suis pas sûr que la distinction serve à grand-chose pour comprendre comment Heidegger a habillé ses préjugés en projetant sa spéculation sur le nazisme. 

    Fils du Sol
    Ce qui m'a plus gêné dans l'émission est un passage contre Lévinas. Finkielkraut a pu vouloir à une époque se réclamer d'une part de Lévinas mais ici, il faisait un retournement ultra-heideggerien. Lévinas avait dit qu'il préférait encore la Technique mondialisée qui allait élever l'homme prométhéen au-dessus de son enracinement dans le Lieu et qu'en un sens il y avait même une éthique de ce déracinement qui ressemblait à ce qu'avait pu faire le monothéisme juif en abandonnant le culte d'un seul Lieu, avec son dieu portatif à la place des idoles locales. Et Finkielkraut revient à son même procès anti-moderne : "Mais c'est la différence entre l'Autochtone et l'Etranger qui va permettre de ne pas homogénéiser l'autre". Si ce n'est qu'il n'y a nul besoin d'être un transhumain déraciné ou un post-moderne touriste internationalisé pour trouver l'expression même d'autochtone très embarassante dans son idéologie (comme le rappelait le débat sur le Noble mensonge de Platon : le but du mensonge de l'autochtonie est aussi de faire croire aux "élites" dynastiques, qui se reconstituent qu'elles doivent accepter un élitisme républicain des talents (tous frères en tant que nous serions tous fils de la même terre particulière des concitoyens) et pas seulement leurs attachements familiaux, pour éviter la dérive d'une aristocratie toute théorique vers l'oligarchie). 

    L'auteur de l'émission a ensuite redit sa "mélancolie post-démocratique" où la démocratie ne peut rien faire contre le déferlement de la puissance de la Technique. La déception sur la démocratie est bien plus visible que dans les années 70, où il fallait défendre la démocratie contre le discours totalitaire, alors qu'il s'agit de critiquer ici son relativisme ou son nihilisme. Le discours sotériologique si dangereux n'est donc pas encore terminé, on reproche l'absence d'un salut miraculeux (même si le dernier Sauveur est au moins le Poète, comme dans la version publique laïcisée de Heidegger, et pas un Führer ou un Dieu à venir). 

    Ciò che è vivo e ciò che è morto della filosofia di Heidegger
    Pour expliquer en quoi Heidegger a pu marquer la philosophie européenne, il suffit de voir à quel point on lisait avant lui tout Pré-Socratique comme s'ils étaient des débiles mentaux. J'exagère un peu, Hegel ou Nietzsche avaient été les premiers à les prendre au sérieux, mais il y avait un progressisme et ce que les Anglais appelleraient une vision "Whig" de l'histoire de la pensée. En ce sens, Heidegger a été moderne ou post-moderne en récusant ce discours qui voyait dans les Pré-Socratiques des primitifs naïfs (il aurait donc fait un peu en histoire de la philosophie ce qui se faisait à ce moment en ethnologie).

    Heidegger avait été élevé au séminaire par des Néo-Thomistes qui lui avaient enseigné que la Renaissance et les Temps modernes avaient été une catastrophe et qu'il fallait retourner à la pensée du XIIIe siècle qui identifiait Dieu et l'Acte d'être. Heidegger, dans sa rupture avec son catholicisme de sa jeunesse, va en quelque sorte accomplir le nec plus ultra de toute la pensée réactionnaire en disant que la catastrophe avait commencé bien avant, avec Platon et Aristote et que le destin de la pensée se jouait dès Parménide et Héraclite aux sources de toute la civilisation grecque - même si le germanocentré ajoutait qu'ensuite la métaphysique allemande avait su refléter encore quelques lueurs chez Maître Eckhardt, chez Schelling (les Schellingiens français ont bien compris le lien entre cet Idéaliste catholique allemand et Heidegger) ou chez Nietzsche.

    Heidegger est un bon lecteur malgré toute la violence de ses interprétations. On ne peut que lui être reconnaissant d'avoir su si bien "prendre au sérieux" Parménide ou même Nietzsche. Ensuite, après son "Tournant", je doute fortement qu'il y ait quoi que ce soit à conserver quand il ne fait plus qu'attendre qu'un Dieu vienne nous sauver de la Technique en relisant sans cesse le même poème de Hölderlin sur "la Terre, le Ciel, les Mortels, les Dieux" (et où il n'arrive rien d'autre à commenter que de dire que cela fait 4 parties). Celui qui s'était révolté contre son enseignement thomiste qui identifiait l'Être et un étant suprême ne cherchait plus qu'un divin obscur qui puisse réveiller la différence entre l'être et l'étant.

    Je viens de découvrir un détail mystérieux qui est qu'à sa mort, Heidegger a demandé à être enterré avec le reste de sa famille catholique mais qu'il avait refusé la Croix catholique, préférant une étoile à huit branches. Peut-être une référence privée vers ces 4 parties d'Hölderlin ?

    L'Avenir de la Réaction radicale
    L'idée de "réaction" se voulait comme une lutte contre le "radicalisme" qui voulait revenir à la racine, du passé faire table rase. Et finalement, la réaction est elle-même devenue radicale à son tour, dans son idée que la réforme moderne était maintenant implantée depuis trop longtemps et qu'il fallait reprendre une révolution vers un état antérieur sans permettre le retour aux conditions de la révolution initiale.

    Le Figaro (journal libéral pas particulièrement radical) a eu une page d'édito qui classait directement Finkielkraut comme un proche et qui se félicitait de dire que ce qu'ils appelaient avec gourmandise les "Néo-Réacs" prouvaient (1) l'intolérance de la gauche qui les condamnait alors que les tolérants conservateurs étaient ouverts, eux, dans leur admirable tolérance, à les accepter, (2) la mort théorique de la gauche puisqu'elle laissait ainsi partir des théoriciens et qu'elle devenait incapable d'avoir des auteurs qui ne finissaient pas par la quitter.

    Ils citaient Michéa, Onfray et Christophe Guilly. Michéa vient du socialisme mais se réclame maintenant de la Décence commune du Peuple contre les libéraux-libertaires (en pratique, cela le fait non pas seulement relativiser les débats sociétaux mais même les condamner). Guilly, lui, qui disait être plus proche de Chevénement, me semble avoir eu une idée originale qui a beaucoup plu à une partie de la droite selon laquelle les petites villes de Province étaient en fait plus sacrifiées que les villes de banlieue. Mais depuis, ses lecteurs zemmouriens ont plus retenu des passages contre les populations des banlieues (et je doute que ces lecteurs surinterprètent d'ailleurs ces propos de Guilly).

    Mais leurs critiques portent plus contre la social-démocratie européenne depuis 30 ans. Dans la pensée dite radicale, il y a des formes bien plus virulente d'une pensée plus clairement "néo-réactionnaire" qui remonterait à nouveau contre les Lumières ou bien avant, mais elle est représentée pour l'instant plutôt par des dingues qui passent d'un discours vague technophile à une sorte de gnostique nietzschéenne (je pense au Canada à ce malheureux fou devenu intégriste et raciste de Maurice Dantec - qui se réclamait au début de Deleuze - ou bien au Royaume-Uni au discours fumeux anti-égalitariste de Nick Land, qui aurait au moins le léger avantage de dire tellement n'importe quoi que cela pourrait passer pour une forme de happening situationniste si on n'entrevoyait qu'il a quand même l'air de croire à son propre délire). Il y a aussi le cas du nazisme de la sphère de Soral mais j'ose imaginer qu'elle n'attire pour l'instant que des ignorants fragiles et pas d'intellectuels (un peu comme A. Rand pour certains Américains).

    Il y a un siècle, des écrivains proche de Maurras ou Barrès, "Agathon" avait prétendu montrer par des sondages qu'il y avait un ferment réactionnaire dans la jeunesse et je suppose qu'on verra bientôt un nouvel Agathon tenter de rendre une pensée extrêmement réactionnaire plus attractive et que les médias, lassés par la modération, seront vite captifs d'un sophiste assez séducteur pour se dire remonter au-delà même de tout le Logos occidental pour mieux défendre l'Occident.

    jeudi 2 octobre 2014

    Comment compter les cercles de l'Hadès ?


    Vague sémantique. On entend souvent les politiciens se plaindre qu'on ne sait pas combien il y a de chômeurs dans ce pays puisque la définition est vague et que la marge d'erreur devient très importante selon les définitions (même si on dit ensuite que les tendances gardent un sens tant qu'on utilise les mêmes critères).

    Les chomeurs se comptent en millions, mais même pour des corps massifs et en nombre assez faible, on ne sait même pas actuellement combien de planètes il y a dans notre système en raison de la diversité des manières de définir les critères pour les planètes (dans l'intervalle {8-13 ou 14} selon qu'on ajoute Cérès de la Ceinture d'astéroïdes, plus tous les 5 plutoïdes Pluton, sa lune Charon, Haumea, Makemake, Sedna ou la bien nommée Eris ; certains vont même jusqu'à dire qu'on devrait dire qu'il y en a soit 8 soit plusieurs centaines en étendant alors à tous les astéroïdes).

    Cela étant


    Je croise un prof de philosophie, avec tendances continentales (et même "marioniennes"), et lui demande comment ça va. Il me regarde avec gravité, presque colère (Comment cela pourrait bien aller ??).

    "Mal."

    Je m'inquiète et me demande ce qui lui arrive.

    Il me regarde avec un peu de condescendance du fait que je puisse associer son désarroi à un quelconque problème individuel ou singulier alors qu'il s'agit de la condition historiale du Dasein.

    "C'est le nouveau livre sur Heidegger. Cette fois, c'est sûr. Il était... vraiment... très nazi."

    "Mais... heu... on le savait déjà, non ?"
    (Je ne comprends jamais pourquoi tous les dix ans on doit nous refaire le coup de l'effroi et de la découverte d'une révélation).

    "Non, non, pas à ce point-là, car cette fois, cela touche l'Histoire de l'Être !"

    Ben dis donc.

    Cela me fait un peu penser à ces élus FN qui le quittent pendant l'été dernier en disant "Mais qui aurait pu croire que c'était en fait un Parti xénophobe ?? On ne nous avait pas prévenus !". Ou tous ces Dieudonnistes qui pendant longtemps persévéraient à dire que c'était seulement de la provocation et pas une obsession malsaine.

    Add. MetaFilter a de nombreux liens sur la réaction américaine.

    [Comics] Rat Queens


    Il y a une longue histoire entre les comic books et les jeux de rôle, qui vont du meilleur (la série Forgotten Realms de 1990 par Jeff Grubb, Artesia de Mark Smylie qui est directement influencée par Glorantha) au pire. Contrairement aux séries récentes D&D (chez IDW) et Pathfinder (chez Dynamite), Rat Queens (Kurtis Wiebe au scénario et Roc Upchurch aux dessins) n'a rien d'officiel mais l'atmosphère est explicitement une parodie de D&D, avec une touche "Old School" dans le sens où les personnages ont un aspect amoral de "Clochards Meurtriers" (pour reprendre le cliché à la mode Murder Hobos) ou de Barbare amoral à la Cerebus The Aardvark,  qui ferait passer même Fafhrd et Gray Mouser pour de sobres et idéalistes Paladins.

    Il y a en plus peut-être enfin parfois un clin d'oeil aux films "de genre" de Tarentino sur des fantasmes de guerrières roublardes et sans-gêne mais on a pu comparer leur attitude décomplexée plutôt à l'humour noir "punk" de Jamie Hewlett dans Tank Girl.



    Qui ?
    Les Reines Rattes sont une équipe de 4 aventurières, Hannah, Betty, Dee et Violet, qui correspondent aux grands canons des Classes de Personnage et des Espèces de D&D - si ce n'est que leurs alignements doivent être assez troubles, vers le Chaotique Neutre, ou bien cachant sous un dehors Neutre Pur un coeur Chaotique "bon" (du moins selon certaines définitions). Une allusion laisse penser que leur blason de "Rat" serait peut-être plus qu'un symbole et qu'on apprendra un jour les connotations mythologiques du Rongeur comme Trickster apocalyptique.

    Hannah semble agir à peu près comme la "chef charismatique" du groupe. Mage elfe irascible, dipsomane et cynique, fille d'anciens nécromanciens qui continue à prendre des nouvelles par une sorte de téléphone portable, elle a une relation compliquée de Comédie romantique avec Sawyer, le sheriff de la ville, intègre et efficace, mais au passé trouble d'ancien assassin. La Magie dans cet univers utilise des incantations en une sorte de pseudo-latin à la Harry Potter ("Necrius Daevide") et ses formules semblent faire appel à des forces obscures.

    Betty est une Halfling, enfin une "Smidgen" pour utiliser le terme choisi dans l'univers de Kurtis Wiebe pour l'espèce tolkiénienne. Depuis que Bilbo fut le premier et atypique "Hobbit Cambrioleur", D&D a fait de tous les Halflings des voleurs et a même pu créer les Kenders pour avoir une espèce entière de petits kleptomanes. Ce qui était donc une sorte de paradoxe chez Tolkien est devenu une norme : les Hobbits si petits-bourgeois ou si enfantins et innocents sont maintenant définis au contraire par la transgression des conventions de propriété ou de convenance. Betty joue sur cet effet de transgression, en paraissant toujours d'une innocence puérile avant de montrer qu'elle est une hédoniste encore plus franche que les autres, toxicomane aux champignons hallucinogènes, lesbienne fleur bleue qui semble éperdument et sincèrement amoureuse de plusieurs jeunes filles. Je pensais qu'elle finirait par devenir agaçante dans ce mélange sexiste de kawaii, de "lezploitation" et de satire mais elle est finalement assez rafraichissante par sa joie de vivre et son absence apparente de tout "passé torturé et refoulé" - alors que ce passé est un peu ce qui définit tous les autres personnages.


    Violet est une guerrière naine et semble être la plus raisonnable du groupe. Elle n'a été à vrai dire développée qu'à partir de ce numéro 8 qui sort aujourd'hui. Une allusion lourde aux débats des joueurs de D&D est qu'elle se rase la barbe par souci esthétique et par rebellion contre les coutumes des Nains (elle vient d'une dynastie de forgerons, Blackforge, qui ont des coutumes qui rappellent des Clans écossais, comme l'opinion commune américaine est que les Nains doivent avoir un accent écossais). Avec une telle guerrière, quelle que soit son armure, on n'est donc plus dans l'exploitation sexy directe du bikini cotte de maille à la Red Sonja. Elle a, elle aussi, une amourette, avec un collègue aventurier orque nommé Dave Merlebleu.

    "Dee" (ou Delilah) est la seule Humaine, prêtresse d'un culte du dieu N'rygoth, une sorte de Cthulhu pour lequel elle n'a plus beaucoup de Foi ni même d'estime, au grand desespoir de sa famille. Curieusement (comme on le lui fait remarquer), elle garde ses sorts de Clerc malgré toute sa crise spirituelle contre la Pieuvre extra-dimensionnelle, et semble vraiment se poser des questions sur le statut non seulement de sa divinité Grand Ancien mais aussi de la magie cléricale en général. Sa vie sentimentale est encore plus compliquée que celle de Hannah, comme on ne l'apprend qu'à la fin du n°6.

    Que leur arrive-t-il ? 
    Pour l'instant, 8 numéros sont parus (les 5 premiers viennent d'être repris en un TPB et il y a eu un bref preview). Les aventures sont plus humoristiques que dramatiques mais il peut y avoir parfois quelques mélanges de genre, vers l'horreur ou la violence, comme dans une vraie partie de jeu de rôle et je trouve parfois certains combats un peu longs et inutilement sanglants. Mais je pense que si c'était un vrai jeu de rôle, cela utiliserait plus les règles de "conflit sociaux" que de combat, malgré tous les clins d'oeil vers le jeu Old School - on pourrait alors plus regarder du côté de Monsters & Magic).

    Le premier arc des premiers numéros est une sorte d'enquête mais ce n'est qu'ensuite qu'on commence à comprendre certains secrets de cette petite ville de Palissade, avec le passé d'assassin de Sawyer ou le plan d'un notable pour se venger.

     A ma grande surprise, et malgré mon aversion envers Tarentino ou toute l'esthétique qui évoquerait une sorte de parodie du sexisme inversé au second degré (aussi utilisée dans le jeu récent Bimbo, je crois), Rat Queens est peut-être dans son décalage la meilleure adaptation de D&D actuellement, bien plus réussie dans sa liberté de ton que les deux adaptations officielles déjà citées qui donneront toujours une impression de simple dérivé de la licence commerciale.