jeudi 2 avril 2015

1001 Nuits (1) : Légendes des Mille et Une Nuits (1984)


Dans cette discussion sur RPG.net sur le jeu Al-Qadim (qui a été close pour cause de controverses), certains des intervenants semblent penser que tout jeu de rôle écrit par un Occidental sur les Mille et Une Nuits (comme Al-Qadim, 1992 de Jeff Grubb, qui était "D&D mélangé avec le folklore arabo-musulman") serait coupable d'Orientalisme colonial ou d'appropriation d'une culture "dominée". Le terme d'Orientalisme au sens d'Edward Said implique de réduire toute civilisation de cette région à un cliché idéologique pré-conçu où les hommes seraient tous cruels, despotiques, fatalistes, obsédés et misogynes ou les femmes lascives et/ou soumises. En l'occurrence, Al-Qadim me semble être un mauvais exemple de "caricature orientaliste" et s'il y a bien sûr des simplifications et quelques clichés hollywoodiens pour les Objets Magiques, certains de ces clichés sont aussi explicitement "subvertis" de manière assez détournée par Jeff Grubb.

De toute manière, Zakhara est un monde très fantastique où les Humains, Orcs, Elfes et les Nains se sont convertis à une religion unique, englobante mais polythéiste et tolérante formée par une Prophétesse (la "Législatrice", anonyme). On n'est pas vraiment dans un reflet direct de la réalité musulmane médiévale (et d'ailleurs l'équivalent du conflit sunnite/chiite n'est pas très réussi avec un schisme sur les dieux à mettre dans ce panthéon).

[Reconnaissons que la plupart de nos clichés "orientalistes" seraient renversés si Mahomet était Khadidja. De même, les Hrestoli de Glorantha sont des Chrétiens "idéalistes" où Jésus-Christ (Hrestol) tiendrait aussi à la fois de Platon (pas de classes héréditaires) et de Galahad (vertu chevaleresque pure). Ou dans Dragon Age, il est clair qu'Andraste est une Jésus qui serait en même temps Jeanne d'Arc. Dans Capharnaüm, l'équivalent des Musulmans, les Saabis, sont demeurés polythéistes et l'équivalent des Chrétiens ont un Jésus, "Jason", qui serait en même temps une sorte d'Hérode ou de Titus conquérant. ]

Si un jeu de rôle n'est pas trop mal fait (et quand bien même il garderait quelques représentations erronées), il contribue assez facilement à développer l'empathie et l'ouverture à d'autres points de vue que le sien. Je ne prétends pas que le fait de jouer un personnage peut être suffisant pour détruire des préjugés mais il peut souvent être le contraire d'une simple exploitation condescendante qui cultiverait l'exotisme pour mieux marginaliser son objet.



En France, nous avions eu Légendes des Mille et Une Nuits (1984), par Jean-Marc Montel, un supplément pour le système de Légendes. Contrairement à Al Qadim, l'objet se veut une conciliation de l'histoire réelle (dans la sphère du monde arabo-musulman du VIIe au XIe siècle) et du texte des contes. C'est un mélange un peu instable propre à toute la gamme du jeu entre un simulationnisme assez "réaliste" et une atmosphère plus onirique.

Sur les quelque 180 pages, il y a seulement 5% (illustrées par Jacques Penalba) sur les principaux contes et héros du recueil. Montel cite moins d'une douzaine d'histoires, ce qui est un peu dommage, mais au moins il raconte en effet quelques histoires qui ne se réduisent pas aux plus connues et qui sont très directement utilisables dans une ambiance de jeu de rôle. (1) Sinbad le Marin (qui n'est pas dans certaines versions arabes, mais dans les nuits 536-565 de Burton ou de la Pleiade), (2) l'émir Moussa (Músá bin Nusayr, nuits 566-577 avec la Cité d'Airain / de Cuivre, où apparaît aussi le mage Abd al Samad, son livre Asâtîr al-awwalîn et Jouder / Joudar / Jawdar, qui est dans les 465e-497e Nuits chez Mardrus), (3) Béloukia (ou Bulukiya, avec la Reine Yamlika, nuits 486-498 chez Burton, nuits 355e-370e chez Mardrus) ; (4) Hassan al-Bassri (ou Hasan de Bassorah ou dans certaines versions selon René Khawam "Sinbad le Terrien", nuits 778-830 de Burton ou la Pleiade), (5) Ali Baba (pas dans toutes les éditions des Mille et Une nuits, mais Nuits 625-638 chez Burton), (6) Aladin (n'est pas dans les éditions standard non plus), (7) Le Prince Diamant (une des meilleures histoires fantastiques en effet, qui ne se trouve pas dans les versions arabes mais à partir de contes indiens comme "La Cité d'Or" par Somadeva, dans l'édition Mardrus, Nuits 904-922).



Le reste est un Historique de l'expansion musulmane jusqu'à la fin du Califat et l'arrivée des Turcs (p. 14-24, 5%), la Vie quotidienne et la géographie (p. 24-49, 15%, avec une carte qui me semble un peu générale p. 26-27 mais qui est meilleure dans la carte des routes et des villes p. 38-39).

Puis avec la liste des armures et des armes, on commence à passer aux règles (p. 50-65, 8% - ils ont curieusement oublié des listes d'équipements plus généraux, il me semble (!)).

Le Bestiaire fait 40 pages (p. 66-107, 22%). Il y a de nombreux animaux réels mais aussi la faune mythique, notamment les "Invisibles". Gary Gygax dans sa propre interprétation de D&D (avec Jeff Grubb pour Al-Qadim) avaient classé les génies des contes arabo-persans selon les quatre éléments : djinn (air), efreet (feu), marid (eau) et dao (terre), et le mot "gen" était réservé à de petits génies servant les magiciens. JM Montel (qui, je crois, suit ici plutôt l'édition Mardrus) ne suit pas ce modèle d&desque ; il intervertit djinn et efrit, change les mared, et n'a pas les dao. Il classe les invisibles en 6 catégories : genn (feu), efrit (air), kotrob (désert), bahari (forêt), mared (terre) et saal (eaux).

Cette partie a (comme Légendes celtiques) des très belles illustrations de Didier Guiserix comme celle-ci, d'un Rokh (le Roc apparaît non seulement dans les 3e et 5e voyages de Sinbad mais aussi dans un conte proche, histoire d'Abd al Rahman, chez Burton 404-405e Nuit, où on apprend que la chair de Rukh peut aussi faire rajeunir, ce qui lui donne un intérêt assez différent) :


Puis viennent les compétences, avec des profils de personnages pour aider à la création (p. 108-141, 18%). Une classe intéressante du point de vue historique est les Ashâb al matâllib, qui sont une guilde officielle égyptienne de pillards de tombeaux pré-islamiques (qui remettaient 20% des trésors au Bayt al-mal, au Trésor public, en échange de l'autorisation). Les Houris sont incluses comme une classe, peut-être par sumple clin d'oeil à D&D ?

Enfin, la dernière partie est la liste des sortilèges (p. 142-173, 17%). Ce qui rend la Magie particulièrement intéressante est l'idée que chaque "Collège" correspond aussi à peu près à une certaine origine culturelle (même si l'Empire musulman va justement intégrer tous ces Collèges autour de la Conjuration arabe), C'est une idée qu'on devrait plus généraliser (même en dehors de tout monde pseudo-historique) pour donner une impression d'authenticité aux systèmes magiques.
Il y a donc 5 Magies principales :
(1) La Magie des Eléments (grecque), (2) Les Ecritures Mystiques (Kabbale juive), (3) Enchantements et Charmes (Magie des Noms égyptienne), (4) Astrologie (chaldéenne), (5) Conjuration (Magie arabe), plus quelques autres Phylla isolés (Magie Démoniaque, Magie sur les bêtes, Magie dimensionnelle, Ilusions, Guérison).

C'est un très beau jeu. J'aime beaucoup notamment la Magie et le Bestiaire. Il est dommage que le survol des Contes soit un peu bref, avec cette douzaine de résumés.

La faiblesse est le Commerce. L'économie est survolée trop vite (p. 40) pour qu'on puisse connaître les coûts ou la valeur, si on voulait suivre Sinbad et investir dans un navire vers l'Inde et la Chine. Je me demande si l'ambiance picaresque des Mille et Une Nuits n'exige pas une campagne qui évoque plus un jeu à la Traveller (ou plutôt son adaptation romaine, Mercator). De ce côté-là, cela pèche à la fois du point de vue historique et du point de vue des récits à représenter dans le jeu.

Voir aussi cette page sur le jeu par Stéphane Legrand, l'auteur des Légendes tahitiennes.

6 commentaires:

賈尼 a dit…

1) RPG.net = :poop:, n'en parlons plus. Al-Qadim était plutôt réussi, sachant que c'était quand même un produit TSR qui, en dehors des suppléments à couverture verte, ne faisait pas exactement dans les culture games. Si l'ambiance "vanilla fantasy" de D&D renvoyait aux clichés sur le moyen-âge chevaleresque européen, pourquoi Al-Qadim n'aurait-il pas pu renvoyer aux clichés sur l'Arabie (en fait plutôt la Perse) des Mille et Une Nuits ? J'avais briévement fait jouer (avec le BRPS de Chaosium) dans un contexte adapté d'Al-Qadim et plutôt que d'y introduire un confit de type sunnites vs chiites j'y avais introduit des luttes entre des factions monothéistes, hénothéistes et polythéistes.

2) Légendes des Mille et Une Nuits m'avait fait rêver par ses belles illustrations et aussi parce que c'est probablement le premier culture game que j'aie jamais vu. Malheureusement le système indigeste m'a vite découragé, et nous n'y avons jamais joué.

Ce qui rend la Magie particulièrement intéressante est l'idée que chaque "Collège" correspond aussi à peu près à une certaine origine culturelle, C'est une idée qu'on devrait plus généraliser pour donner une impression d'authenticité aux systèmes magiques.

En toute modestie c'est ce que j'ai fait dans The Celestial Empire, et même dans Oriental Monsters & Magic sur lequel je suis en train de travailler et qui sera plus donjonnesque l'accès aux sorts va dépendre de l'origine des persos.

C'est également une des caractéristiques de Glorantha, même si ça s'est un peu estompé avec le passage de RQ à HQ.

Phersv a dit…

Oui, je peux imaginer éventuellement (contrairement à ce qu'écrit Zak récemment) qu'un jeu puisse au bout du compte alimenter du racisme, mais je ne crois pas que ce soit le cas de tous ces jeux (ni GURPS Arabian Nights ou RoleMaster Arabian Nights que j'aime bien aussi).

Il faudra que je corrige une chose fausse dans ma lecture des règles. Il y a bien une liste de prix mais elle est en fait dans le scénario à part, p. 17, pas dans les règles.

Fred MESTRE a dit…

Ah Légendes des 1001 nuits... Je crois qu'on avait gagné ce jeu lors d'un des rares scénarios joué en convention que j'avais fait. Et sa lecture m'avait emballé. Mon goût, voire mon amour pour la civilisation musulmane (au sens large) vient de là.

Le système de Légendes est certes d'apparence difficile mais même MJ débutant, je maîtrisais sans mal. Quant à l'univers, il était déjà tellement plus riche que le AD&D auquel on passait nos heures que ça m'emballait.

Un excellent souvenir et un excellent jeu. Merci pour cette évocation

Phersv a dit…

Légendes a un problème notamment pour la magie, qui devient vraiment lourde. Le combat dans mon souvenir n'était pas si difficile que cela.

Olivier Dubreuil a dit…

La magie de Légendes est un vrai régal à lire, mais devient indisgeste à jouer. J'aimais bien les "phylum" qui obligeaient à apprendre les sorts dans un ordre précis : cela reflétait bien le caractère érudit de la magie, fruit d'un long apprentissage progressif.

Phersv a dit…

Oui, moi aussi, l'idée me plaisait bien même si le système de Liste (comme dans RoleMaster et dans GURPS Magic) tendait en fait à stéréotyper un peu les personnages (pour avoir un sort appréciable, PJ et PNJ risquaient d'avoir les mêmes sortilèges de pré-conditions).

Je n'aime pas beaucoup les listes d'ingrédients matériels. C'est bien du point de vue de l'atmosphère et cela peut aussi fournir des idées de scénarios pour réunir le matériel mais cela introduit ensuite de la logistique un peu ennuyeuse (combien de feuilles de bruyère reste-t-il dans le sac ?).