mercredi 13 mai 2015

Sonorités dans la création de mondes fictifs


Le philologue Tolkien a durablement décidé de la tradition de la création de monde dans la littérature fantastique. Il avait une "oreille" et une esthétique particulière pour ses langues fictives et pour l'élaboration des noms. Les modèles semblaient être pour cet anglophone un mélange de racines un peu hébraïques ("Moria" fait penser à "Moriah", de même que le nom du monde d'Endor - tout comme la lune d'Endor de Star Wars fait penser aussi à un toponyme hébreu d'Endor) avec du finnois (pour ce qui est de la quantité de "a" et des finales en -en). On peut reproche ce qu'on veut à Tolkien mais pour nos oreilles ethnocentristes, cela sonne bien (et malgré le tropisme romantique nordico-centriste, il y a aussi tout simplement le spectre du latin chez ce catholique pratiquant).

Mais cela sonne tellement bien que depuis c'est devenu une sorte de système phonétique unique encore apauvri par rapport à Tolkien (qui savait au moins distinguer un peu le Quenya, le Sindarin, le Gondorien et le Rohirric), au point qu'on peut parler d'une onomastique reconnaissable de toute la fantasy moyenne, de Tolkien à ses épigones communs dans le genre d'Eddings. Le pauvre Ed Greenwood, un des auteurs pour D&D, est particulièrement coupable de ce vice : tous les individus de tous les peuples de ses "Royaumes Oubliés" ont les mêmes genres de noms qui seraient seulement elfiques chez Tolkien (sauf pour les Dragons, où il a eu la bonne idée de toujours utiliser une sorte de pseudo-Grec avec quatre ou cinq syllabes pour représenter que les Dragons ont le temps d'avoir des noms longs). Et même Glorantha - malgré toutes ses qualités - a ce défaut linguistique de sembler trop "homogène" et assez tolkiénienne dans sa phonétique.

La question semble entendue, il faut donc rompre avec ce cliché (et un monde qui y arrive très bien est bien entendu Tékumel).

Mais ce n'est pas si simple du point de vue esthétique. Il faut aussi pouvoir intégrer des sonorités plus originales et réussir à obtenir une cohérence.

Par exemple, Traveller utilise des générateurs aléatoires avec des règles différentes pour chaque langue extraterrestre. Mais bien que les éléments "entrants" des variables soient très différents entre la langue des Vargr et celle des Jhodanis, les résultats sont curieusement assez semblables, sans doute à cause de l'effet même de la génération aléatoire, ou quelques successions de consonnes qui paraissent curieuses mais qui sont courantes chez ces deux peuples (pleins de successions peu euphoniques pour nous, dans le genre "tsflt").

J'avais participé à un monde fictif en ligne il y a quelques années, "Giants in the Deep" (les archives ont hélas été depuis détruites quand les créateurs ont perdu l'intérêt) et une des bonnes idées était de prendre le Malais (je ne sais si c'était du malais malaisien ou du malais indonésien) comme base pour la Langue commune (parce qu'un des contributeurs trouvait que cela changerait agréablement). Mais les syllabes du Malais dans le générateur aléatoire avaient fourni des mots polysyllabiques que je trouvais assez moches (du moins relativement à nos langues ou à nos habitudes, toujours). Et je suis donc perplexe depuis sur l'originalité qu'on peut se donner quand on veut à la fois que ces langues fictives sonnent "bien" à nos oreilles trop unilingues sans tomber dans les clichés faciles anglo-hébreu-finnois du Haut-Tolkiénien ancien.

J'ai essayé par exemple il y a quelques temps de lire deux mondes fictifs de jeu de rôle, Garweeze Wurld ( et Kalamar (deux univers créés pour HackMaster) et je trouve les toponymes assez horribles, au point que cela me rejette d'emblée de ces mondes, quand bien même ils seraient intéressants (par ailleurs, je soupçonne qu'ils ne le sont pas vraiment). C'est très subjectif mais certains noms me font penser à des sons que je produirais plus en balbutiant qu'en cherchant un nom fantastique. Le caractère fictif apparaît autant que dans les clichés standardisés.

Il y a des essais qui pourraient sembler intéressants comme des permutations ou des décalages. Par exemple, certains coins "pseudo-africains" de Kalamar ont l'air d'avoir des sonorités qui me semblent plutôt "pseudo-slaves" (la Pseudo-Afrique s'appelle "Zhimoviya" de mémoire). Mais là aussi, le résultat me paraît parfois un peu ridicule.

En un sens, Guildes aussi utilisait parfois ce genre de décalage entre les sons et la culture pour les Kheyzas (Tsiganes + Amérindiens) et les Felsins (Arabes + Japonais). Le jeu Early Dark de Calvin Johns (il faudrait que j'en fasse une recension détaillée un jour) avait systématisé ces décalages pour mieux dissimuler les sources anthropologiques hétérogènes des cinq cultures humaines qu'il réutilisaient : les Vayoks (Scandinaves + Inuits), les Anu (Chinois + Olmèques), les Alagoths (Perses + Celtes), les Neferatha (Indiens védiques + Egyptiens dynastiques) et enfin les Edish (Amérindiens + Grecs). La fusion de groupes trop hétérogènes ne donnent peut-être pas toujours une synthèse crédible pour les sons ("Neferatha" ?).

Pour l'instant, je dois avouer que ma solution de facilité préférée est de traduire en n'utilisant directement que le Français (ou à la rigueur un peu de Français un peu archaïsant). Donc plutôt "Clairefontaine" que "Andor" (fantasy standard, voir la carte de Clichéa chez Tartofrez) ou "Thlfjkkeflhisjdlfl" (générateur à la Traveller).

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Sinon il y a la possiblité de créer un inventaire de phonèmes à peu près réaliste (conseils ici), et de jouer avec un générateur (comme celui-ci) jusqu'à tomber sur des termes satisfaisants.

Phersv a dit…

Merci !

Mais cela a l'air compliqué. Je me demande s'ils ne faut pas plus fonctionner au niveau des syllabes que des phonèmes seulement.