samedi 30 janvier 2016

La formule canonique en mythologie

(Rediffusion de janvier 2005)

Autant tout le monde admet (je crois) que la mathématisation des Structures élémentaires de la parenté (1949) est une vraie découverte géniale de Lévi-Strauss, autant on peut avoir des réserves sur l'usage des inversions et négations du structuralisme dans l'interprétation de la mythologie. 

Lévi-Strauss réussit à convaincre dans ses Mythologiques que le sens d'un mythe d'une culture n'est pas isolable de tout un réseau de significations de cultures environnantes et que son sens peut parfois résider uniquement dans sa position dans ce jeu d'opposition. 

Mais quand il décrit une sorte de genèse idéale de mythes par inversions et contrastes, on a l'impression qu'il témoigne plus (comme la dialectique chez Hegel) des ressources d'un concept équivoque de "négation" (à la fois opposition, symétrie, inversion, contraste, etc) que d'une découverte sur le mythe lui-même (c'est en gros la critique plus détaillée par le dumézilien Daniel Dubuisson, Mythologies du XXe siècle (Dumézil, Lévi-Strauss, Éliade), Lille, 1993). 

Lévi-Strauss a donné dans Anthropologie structurale une "formule canonique" un peu obscure de tout mythe : 


"Tout mythe (considéré comme l’ensemble de ses variantes) est réductible à une relation canonique du type :

Fx(a) : Fy(b) = Fx(b) : Fa-1(y)

dans laquelle, deux termes a et b étant donnés simultanément ainsi que deux fonctions x et y, on pose qu’une relation d’équivalence existe entre deux situations, définies respectivement par une inversion des termes et des relations, sous deux conditions :
1° qu’un des termes soit remplacé par son contraire (dans l’expression ci-dessus a et a-1) ;
2° qu’une inversion corrélative se produise entre la valeur de fonction et la valeur de terme de deux éléments (ci-dessus y et a)."


Je n'y voyais qu'une manière compliquée de dire une "analogie" avec un "chiasme", mais c'est un peu plus strict que cela. 

Lévi-Strauss est en fait revenu quelques fois sur sa "formule" dont il dit qu'elle a guidé ses recherches et qu'elle décrirait le processus même des mythes à l'insu de tout sujet empirique. 

Dans La Potière jalouse (1985), il analyse une série de mythes d'Amérique du Sud, dont la légende jivaro d'Engoulevent

L'Engoulevent (cf. nightjar) est un oiseau nocturne, qui hurle à la pleine lune, qui n'a pas de nid, de vie sociale ou de couple selon les Indiens. Il est associé à l'avidité et la jalousie. 

Au début, le dieu Lune vivait avec une femme qui s'appelait Engoulevent.
Ils se disputèrent [il y a plusieurs variantes, dont celle où elle était trop affamée et goulue ou bien trop jalouse].
La Lune la quitta et partit vers le ciel.
Engoulevent, jalouse, le suivit mais tomba du ciel.
Elle fut transformée en un oiseau auquel elle donne son nom, qui crie à la lune, et fit tomber de l'argile à travers la terre, donnant ainsi naissance à la poterie.


Le problème est qu'on ne voit pas pourquoi l'engoulevent ("jaloux" et pas nidificateur, donc pas artisan) serait associé à la poterie. 

Lévi-Strauss analyse ce mythe selon la formule canonique ainsi :

L'engoulevent qui est jaloux est à la femme qui est potière ce que la femme qui est jalouse est à (l'inverse de l'engoulevent) qui est potier.


Puis il trouve dans d'autres mythes de la région sur l'oiseau "fournier", sociable, bon nidificateur (et donc "artisan"), bavard (et non hurlant nocturne) l'antithèse attendue de l'Engoulevent des légendes sur l'origine du feu. Le fournier est ainsi l'inversion "engoulevent-1" dans la formule. 

Ce terme de "fournier" (qui est absent des légende jivaro mais qui serait "présent en creux") lui permet ainsi de "boucler" un parcours de récits sur l'origine de la poterie et d'autres techniques, un parcours qui suivrait la formule "canonique". 

Certains continuent de prendre la Formule canonique au sérieux (cf. J. Petitot, "Approche morphodynamique de la formule canonique du mythe", L'Homme, 106-107, 1988, pp. 24- 50 - une géométrisation dans la Théorie des catastrophes que je ne comprends pas -, et un numéro spécial de L'Homme, 135, 1995).

En revanche, pour ceux qui y soupçonneraient un risque de trop grand vague, voire d'imposture, il y a aussi en effet des exploitations complètement fumeuses et on peut imaginer des Sokalismes possibles. 

Aucun commentaire: