lundi 15 février 2016

Âge du Capitaine


Barbe Rouge est sans doute parmi les bd "sérieuses" ma favorite de toute la publication Dargaud-Pilote (si on considère Valérian comme semi-humoristique). J'adore toujours la manière de Charlier de mettre le personnage dans un piège et ensuite de l'en sortir sans que le Deus Ex Machina paraisse trop tiré par les cheveux (même si dans ces premiers épisodes, il reprend de vraies ruses qu'il avait tirées de biographies de Surcouf). Généralement, dans Barbe Rouge, Charlier applique deux plans enchassés, comme dans toute écriture de bon "heist movie" : (1) Barbe Rouge conçoit un plan habile (2) il y a un grain de sable et il va être pris au piège (3) Il conçoit un second plan (ou, plus rarement, révèle que le premier plan prévoyait déjà ce second) et s'en sort quand même.

Mais (indépendamment des contradictions et anachronismes par la suite) pourquoi Charlier a-t-il choisi une date aussi tardive pour sa série ? Le "présent" quand Eric (Thierry de Montfort) a grandi est situé vers 1730 (il a un ou deux ans dans le premier épisode en 1715), soit à la fin de l'Âge d'Or de la Piraterie, après la période "espagnole" et à l'époque où ont déjà disparu les vrais pirates plutôt anglais comme Barbe-noire (1718), Rackham (1720), sa copine Anne Bonny (cesse vers 1720) et le plus romantique, Bart Roberts (1722 - qui dans une version fictive serait en fait une autre identité secrète de... Anne Bonny).

Dans ce premier épisode vers 1730 (Le Démon des caraïbes, 1959), ils font un raid express avec le Faucon noir sur Carthagène en Colombie alors que les Français avaient mené une expédition (mais avec une flotte de près de 2000 hommes, pas un seul brick) en 1697 (qui sait si le jeu de plateau Cartagena qui est censé être une "évasion de pirates en 1672" a été influencé par la bande-dessinée ? - je ne trouve aucune référence réelle à cette évasion à part dans le jeu).

Mais de toute façon, d'autres épisodes se déroulent bien plus tôt à nouveau puisqu'on y mentionne Louis XIV (qui est censé être mort depuis le premier épisode). Charlier, contrairement à tous ses discours didactiques, se moquait un peu de la chronologie précise et Barbe Rouge devient une synthèse de tous les corsaires et flibustiers qu'il avait pu lire. Dès cet épisode, le brick de Barbe Rouge le Faucon noir transporte des caronades, canons légers qui ne sont en fait utilisés qu'au dernier quart du XVIIIe siècle.



Mais là où on est au XVIIIe et plus au XVIIe est que Barbe Rouge, quelle que soit sa cruauté, tient parfois un discours élaboré de ressentiment contre les inégalités, une sorte de pirate rousseauiste (quand il dit qu'il envoie Eric en Angleterre pour qu'il en revienne avec plus de haine contre le statut social et contre les Grands). L'idée géniale du scénario est de ne pas avoir un pirate romantique (Barbe Rouge est vraiment un tueur et un voleur) mais en même temps le garder assez sympathique grâce à son affection complexe envers Eric, même si c'est Barbe Rouge qui a tué ses deux parents et s'il l'instrumentalise comme un moyen dans sa vengeance.

Le Diabolik des soeurs Giussani avait son amour envers Eva Kant (Lady Beltham) pour atténuer un peu sa noirceur, alors qu'ici on a une relation oedipienne plus complexe, 18 ans avant Star Wars. Barbe Rouge veut qu'Eric lui succède et le venge et Eric est bien plus tiraillé qu'un Skywalker entre son honneur et son affection pour sa famille de flibustiers, avec une famille masculine composée de Baba (qui représente plutôt l'éducation physique d'Eric) et de Triple-Patte (chirurgien et latiniste, dont le nom même, symbole de l'artifice, est encore une allusion oedipienne à l'énigme de la Sphynge, en plus des autres mutilations traditionnelles des pirates comme l'oeil crevé du Père).

Le nom du Faucon noir / Black Hawk (le nom est marqué en anglais au début) est une allusion à deux romans de Rafael Sabatini : The Sea Hawk (1915, "adapté" très librement au cinéma en 1940) et The Black Swan (1932, adapté au cinéma en 1942). Le navire d'Eric s'appellera ensuite L'Epervier.

8 commentaires:

Imaginos a dit…

> Mais (indépendamment des contradictions et anachronismes par la suite) pourquoi Charlier a-t-il choisi une date aussi tardive pour sa série ?

Je ne suis pas sûr qu'il se soit posé beaucoup de questions de cohérence, en particulier au sujet de la véracité historique, et surtout au début de la série.
C'est facile de se poser ces questions au bout de plusieurs dizaines d'albums, et de remarquer des incohérences au fil de la saga, voire des anachronismes, mais je pense que dans la presse BD franco-belge de l'époque, c'était le cadet des soucis des scénaristes.

En outre, Charlier était un feuilletonniste, et je le soupçonne de ne pas toujours avoir su lui-même où il allait quand il commençait une histoire, alors tu penses bien qu'une série entière... Il n'imaginait sans doute pas écrire plus de vingt albums avec ces personnages.

(je précise que les BD de Charlier, et en particulier Barbe-Rouge, ont accompagné toute mon adolescence, et que j'ai lu tout Barbe-Rouge à part les quelques albums parus après sa mort ; d'ailleurs, ton billet me donne envie de les relire ; dommage que je n'en ai guère le temps)

Rappar a dit…

Ah je devrais revenir lire vos blogs plus souvent! :)

Moi aussi BR a bercé mon adolescence; on a commencé à me les offrir vers 85-86, dans une horrible collection appelée 21x23 je crois, avec couverture souple, où des pages étaient coupées et des images recadrées pour que ça rentre.

On est passé aux full albums après.

Tes remarques sur la structure sont justifiées... combien de sauvetages sur l'échafaud y a-t-il eu? :/

L'aspect psychanalytique de Triple-patte est amusant, (qui est l'auteur de cette analyse!?) mais involontaire je pense ;)
(et quel rapport entre son nom et l'artifice ? :))

"Les Révoltés de l'Océane" est un chef d'oeuvre, anachronisme ou pas :)
Il y a sans doute des réflexions à tirer de la série pour tout MJ qui s'aventure dans les univers historiques. :)

Phersv a dit…

L'aspect psychanalytique de Triple-patte est amusant, (qui est l'auteur de cette analyse!?) mais involontaire je pense ;)
(et quel rapport entre son nom et l'artifice ? :))


Certes, je plaisantais et ne crois jamais trop à ces théories psy mais c'est un mythe amusant.
Parce que la béquille comme "troisième jambe", c'est l'artifice technique qui supplée la nature (comme dans l'énigme du sphynx dans le mythe d'Oedipe d'ailleurs, "l'animal qui a trois pattes le soir").

"Les Révoltés de l'Océane" est un chef d'oeuvre, anachronisme ou pas :)

Oui. Eric a un peu trop de chance quand même dans cet épisode quand il réussit à glisser dans un détroit face à toute une flotte sans se faire prendre. Ma théorie sur les "grains de sable" dans les scénarios de Charlier est que les personnages ont de la malchance uniquement quand il s'agit de détourner l'attention du lecteur pour qu'il ne remarque pas trop sa chance incroyable dans d'autres passages (les coïncidences comme le fait qu'il tombe sur la soeur de Baba à Alger quand il est capturé par les Barbaresques dans le volume précédent).

Phersv a dit…

En effet, ce qui compte dans un bon feuilleton historique est avant tout le rebondissement (Charlier dit que son modèle est Pardaillan de Zevaco). Et il aime récupérer des anecdotes de toutes les époques de la navigation et notamment de Surcouf qui vit bien plus tard sous Napoléon.

Mais tout ce que je voulais dire était que si c'était vraiment l'Âge d'or de la piraterie qui l'intéressait, Charlier aurait pu faire naître Eric quinze ans plus tôt pour qu'on puisse croiser d'autres pirates célèbres des Caraïbes avant les années 1720 alors que le présent de la série commence dans les années 1735-1740.

Charlier a une maîtrise très poétique du jargon maritime. Je ne comprends quasiment rien à certaines bulles mais l'ambiance est très agréable. Je trouve cette citation dans les Mémoires du corsaire René Duguay-Trouin (1673 - 1736), qui doit être plus vieux que Barbe-Rouge : "Je n'étais plus qu'à une bonne portée de cette flotte, quand il s'avisa, au grand étonnement de tous, de venir en travers et de prendre un ris dans les huniers, par un temps où nous aurions pu porter perroquets sur perroquets."

Imaginos a dit…

> dans une horrible collection appelée 21x23 je crois

16/22, plutôt, non ?

Rappar a dit…

ah oui c'est ça "A une époque où les "albums", tels que nous les connaissons aujourd'hui, étaient fortement minoritaires ne peut-on considérer cette collection comme un essai de Dargaud (qui, rappelons-le, ne publiait PAS de petits formats) de se rapprocher du format le plus populaire dans le public ?" ... au prix de redécoupages et de format fragile! :(

Phersv a dit…

Il y eut même un épisode de Valérian & Laureline fait spécialement pour ce format 16/22 en 1979, Par les chemins de l'espace (qui fut ensuite redécoupé pour être agrandi en 1997, avec deux courtes histoires supplémentaires).

Imaginos a dit…

Ce n'était pas un épisode à proprement parler, mais sept récits courts. Ces histoires étaient initialement parues dans Super Pocket Pilote, et deux d'entre-elles avaient été éditées en album dans le premier volume de l'intégrale en collection Omnibus.