mardi 25 novembre 2014
Doom Patrol (1)
Pourquoi la Doom Patrol ?
La Doom Patrol serait un groupe de superhéros sans doute très mineur et peu connu mais ils sont peut-être le premier cas où DC Comics avait tenté d'imiter clairement le style de Marvel en juin 1963. Les superhéros DC étaient ce mélange assez innocent de policier et de science-fiction (un conte pseudo-scientifique), ceux de Marvel avaient incorporé dans leurs nouveaux superhéros depuis 1961 deux nouveaux genres qui étaient surtout la nouvelle d'horreur sur des Monstres (Spiderman et The Thing) et un tout petit peu de romance à l'eau de rose (du soap opera mélodramatique dans la science fiction). De ce côté, la Doom Patrol ressemble à une parodie des Fantastic Four, un écho ou une transplantation du style de Marvel chez DC.
Pour ce printemps 1963 (la date de "juin" est sans doute post-datée d'un trimestre comme d'habitude), la Doom Patrol arrive parmi les premières équipes de l'Âge d'Argent : les Challengers of the Unknown (un des modèles des Fantastic Four et de la Doom Patrol) datent de février 1957, la Justice League of America est de novembre 1960, les Metal-Men (qui ont des héros robots, comme un des membres cyborg de la Patrouille) de mars 1962. Chez les concurrents de Marvel, il n'y a guère que les Fantastic Four qui datent de novembre 1961 et les Avengers n'arriveront que peu de temps après la Doom Patrol, en septembre 1963 en même temps que les X-Men avec lesquels on va si souvent - non sans raison - les comparer.
La Doom Patrol eu de plus la particularité d'être un des rares groupes de superhéros à se faire tous tuer dans leur dernier numéro (dans ce qui ressemblait en plus presque à un suicide vraiment "altruiste" au sens premier, et non en un kamikaze). C'était au bout de seulement 5 ans (Doom Patrol #121, octobre 1968). Ils étaient tombés à "seulement" 100 000 exemplaires, ce qui passerait pour un énorme succès populaire dans nos critères actuels où les comic-books dépassent rarement les 30 000 exemplaires mais paraissait ridicule pour DC dans les années 1960. Ce trépas dramatique explique à la fois leur obscurité (ils furent un peu oubliés) et leur originalité (on se souvint surtout de leur évanescence qui justifiait rétroactivement leur nom).
Oh, certes, comme tous les personnages de comic books, ils ressuscitèrent au bout de quelques années (Robotman ne resta mort qu'environ 9 ans, je crois) mais demeurèrent dans des limbes comme un des rares deuils durables dans l'histoire des comics (la membre féminine, Elasti-Girl, ne revint quand même que 35 ans après et son décès fut longtemps un des tabous comme ceux de Bucky ou de Barry Allen - tous transgressés depuis).
La Nostalgie n'est plus ce qu'elle était
Le comic-book a engendré un sous-genre dans l'industrie de la Nostalgie et la Doom Patrol repose en partie sur un perpétuel regret mélancolique sur la possibilité de sa disparition. Tout récemment, l'auteur à la nostalgie si agressive Geoff Johns ne les a re-re-ressuscités dans Justice League #27 (2014) que pour massacrer à nouveau une partie de ce commando suicide, comme si toute leur fonction n'était de revenir que pour mourir ou pour rappeler le frisson de la finitude dans un monde de fantasmes de puissances.
Ils ont d'ailleurs réussi à instiller en moi comme lecteur un peu de cette "nostalgie" paradoxale pour un passé que je n'ai absolument pas connu, ou plutôt pour une possibilité de passé qui ne se serait produit que s'ils n'avaient pas disparu.Mais je dois dire que mon affection est plus due aux dessins de l'Italien Bruno Premiani, qui venait des comics de romance et qui savait donc intégrer un charme élégant assez désuet dans le superhéros, qu'aux scénarios mélodramatiques d'Arnold Drake.
L'Avant-Garde
Mais je plaisante.
La vraie raison de leur renommée n'a rien à voir avec leurs origines étranges des années 1960 mais avec une révision radicale de leur image quand ils furent finalement transformés dans les années 1990 avec les scénarios du Britannique Grant Morrison. C'est cette série qui servit, en même temps que Sandman, à définir ce qui allait devenir la collection pour adultes Vertigo chez DC Comics.
Morrison tentait de rivaliser dans les références de l'Avant-Garde du XXe siècle avec Alan Moore (le premier à mettre des collages de William Burroughs dans Watchmen) mais malgré tout le jeu parfois si ingénieux, le parcours de Morrison tend à me tomber des mains - même s'il faut reconnaître que ces ambitions démesurées furent historiquement importantes dans l'histoire du superhéros. Le romancier et théoricien John Barth distingue parfois le "modernisme" (comme tentative révolutionnaire d'innovation formelle) et le "post-modernisme" (comme tentative de subvertir la forme traditionnelle de manière ironique tout en gardant certaines structures traditionnelles).
Le Sandman de Neil Gaiman est délicieusement post-moderne, du fantastique très classique avec des jeux ironiques, alors que dans cette période, la Doom Patrol de Morrison a un côté d'hommage au Situationnisme parfois trop appuyé ou dérivatif, entre l'aspect illisible du modernisme expérimental et un aspect trop récupéré de la simple reprise post-moderne déjà "digérée" ou artificielle. Comme s'il répétait : "Regardez, c'est sérieux, je fais de la littérature".
We are all Doomed
Le nom du groupe me fait penser que ce mot "Doom" devait être assez vendeur dans les années 1960. En effet, ils sont apparus dans My Greatest Adventure #80, juin 1963, qui auparavant était une anthologie d'histoires courtes de science-fiction, sans continuité, et ce magazine avait souvent eu ce même terme sur le titre ou sur la couverture comme symbole du suspense avant de se concentrer sur cette équipe de superhéros ; j'en compte près d'une vingtaine sur une douzaine d'années :
"I had a date with DOOM" (My Greatest Adventure #4, 1955), "I Fought the Clocks of DOOM!" (My Greatest Adventure #14, 1957), "I DOOMED the World!" (#17), "...or the whole solar system is DOOMED" et "We were DOOMED dy the Metal-Eating Monster" (My Greatest Adventure #21), "I Battled the DOOM from the Deep!" (#30), "We battled the hand of DOOM!" (#32), "I was bewitched by Lady DOOM" (#36), "I was a Prophet of DOOM" (#44), "We Were Prisoners Of The Sundial Of DOOM" (#46), "I Made a Deal with DOOM" (#51), "No matter who wins, I'm DOOMED!" (#53), "If I stay on Earth, I'm DOOMED!"(#69), "I Won The DOOM Castle" (#70), "The Mountain's Anger will DOOM us!" (#73) et dès le mois suivant "DOOM was my inheritance" (#74).
Manifestement, c'est un terme qui n'a pas d'équivalent direct car, malgré Chéri-Bibi, je ne pense pas que des Pulps français auraient fatalitas! aussi souvent.
Z idcirco Appius Claudius detestatur, quod Dentes Mortui, dum exprimitur, imitatur
En France, la Doom Patrol avait été traduite dans les petits titres en Noir & Blanc de chez Aredit-Artima parfois "Patrouille du Destin" (littéralement à peu près exact mais quand même assez curieux - "Patrouille Fatale" ne serait pas mieux) ou bien le plus souvent "Patrouille Z". Ce choix du Z leur donnait un statut encore plus marginal si on pense tout de suite à "série Z" (expression qui apparaît seulement deux ans avant, dès 1965 pour parler des films de Roger Corman). Mais j'ignore si cette connotation était déjà implicite (et non, je ne crois pas à une référence à Z comme Zorglub de 1959).
J'ai longtemps cru que cet ajout du "Z" était simplement un gag ou une allusion du traducteur qui voulait ironiser sur leur ressemblance avec le X des X-Men et accentuer la similitude. Mais c'est en fait assez douteux quand on regarde la chronologie.
C'est sous ce nom de Patrouille Z qu'ils apparaissent en français dans Spectre n°1 (avril 1967, traduction de Doom Patrol #89 d'août 1964). Les Uncanny X-Men créés en septembre 1963 (donc trois mois après la Doom Patrol) ne furent, eux, traduits en français que dans Strange n°1 (janviers 1970) et Arédit-Artima n'a donc nulle raison en 1967 de penser à critiquer cette concurrence des Mutants.
Et il ne faut pas faire d'anachronisme : c'est difficile à croire aujourd'hui où les X-Men sont le leader des ventes depuis plus de 40 ans mais les Mutants de cette période ne furent pas un succès populaire avant l'arrivée des New X-Men en 1975. Ils virent même leur série devenir bimestrielle puis s'arrêter faute de ventes (à partir du #66 de mars 1970) un peu plus d'un an après la Doom Patrol (mais sans un terme aussi fatal que nos Patrouilleurs). Et ironiquement juste à la disparition de la Doom Patrol, Marvel jugea bien de faire venir leur créateur Arnold Drake pour devenir le nouveau scénariste des X-Men pendant 8 numéros (Uncanny X-Men #47-54, datés d'août 1968 à mars 1969).
Ce qui dut accroître la confusion pour les lecteurs français est qu'Arédit-Artima publia une partie des VF dans Etranges Aventures où ils mélangeaient parfois des traductions de DC et de Marvel. Par exemple, les numéros 1-20 sont surtout du DC, puis 21-25 du Marvel, et les 26-27 (août 1972) sont consacrés à la Doom Patrol, puis le magazine revient vers Marvel pour les n°30-70 avant de finir son parcours à nouveau par du DC dans les derniers numéros, si bien qu'un lecteur devait ignorer l'éditeur américain.
Sur la Patrouille Z, voir cet article synthétique (tiens, Beast Boy était traduit "Zoo Boy" - le Z est-il à cause de cela ?) et quelques extraits chez Artemus Dada.
jeudi 20 novembre 2014
Wonder Woman 1-35 (2011-2014)
Comme l'équipe Azzarello-Chiang part de Wonder Woman et que la nouvelle équipe du couple Finch arrive, j'ai failli écrire une recension plus globale mais heureusement, Internet est rationnel et l'a déjà fait bien mieux que ce que je voulais faire.
Je suis d'accord avec l'analyse : Brian Azzarello a réussi à rendre les dieux intéressants dans son approche érudite et décalée (notamment son Héra qui a eu un vrai Arc narratif entre la Méchante Sorcière du début et la Reine Vénérable de la fin). Mais il a - comme tant de scénaristes avant lui - échoué à rendre Wonder Woman intéressante, au point qu'elle n'apparaît pendant trois ans que comme un faire-valoir pour les mythes qui s'agitent autour d'elle. (Et en un sens, c'est un drame pour Superman et WW que les scénaristes semblent tellement s'ennuyer avec des héros trop purs qu'ils doivent se concentrer sur l'entourage des personnages secondaires).
Le fait que WW ait maintenant un père en Zeus est une grande rupture, qui rapproche plus WW d'une Athéna. D'habitude, WW était née par parthénogenèse comme le golem de Pandore - et Zeus avait même tenté de la séduire dans les années 1980. Il paraît que le prochain film de DC garderait cette innovation à la Percy Jackson.
WW est maintenant Déesse de la Guerre à la place d'Arès. C'est là encore une inversion car d'habitude, Arès était son pire ennemi, pas son mentor. Pendant la brève ère John Byrne, elle avait déjà été Déesse une fois, associée à la Vérité.
Enfin, l'Île des Amazones a rarement été aussi dystopique que dans cette version : au lieu d'être un paradis de femmes immortelles, elles y sont des sortes de sirènes qui violent des hommes pour mieux tuer ensuite les bébés mâles. Ce fut l'idée la plus marquante peut-être et on peut se demander si Azzarello n'était pas allé trop loin.
Je continue à penser que l'entourage de WW pendant l'ère Jimenez (le côté île volante pleine de centaures) ou à la rigueur de manière plus sobre pendant l'ère Rucka (avec Athéna en Hacker et un secrétaire minotaure qui s'appelait Ferdinand) était plus intéressante que ce qu'on a en ce moment. Mais là encore l'entourage risquait de servir à dissimuler WW elle-même.
Je suis d'accord avec l'analyse : Brian Azzarello a réussi à rendre les dieux intéressants dans son approche érudite et décalée (notamment son Héra qui a eu un vrai Arc narratif entre la Méchante Sorcière du début et la Reine Vénérable de la fin). Mais il a - comme tant de scénaristes avant lui - échoué à rendre Wonder Woman intéressante, au point qu'elle n'apparaît pendant trois ans que comme un faire-valoir pour les mythes qui s'agitent autour d'elle. (Et en un sens, c'est un drame pour Superman et WW que les scénaristes semblent tellement s'ennuyer avec des héros trop purs qu'ils doivent se concentrer sur l'entourage des personnages secondaires).
Le fait que WW ait maintenant un père en Zeus est une grande rupture, qui rapproche plus WW d'une Athéna. D'habitude, WW était née par parthénogenèse comme le golem de Pandore - et Zeus avait même tenté de la séduire dans les années 1980. Il paraît que le prochain film de DC garderait cette innovation à la Percy Jackson.
WW est maintenant Déesse de la Guerre à la place d'Arès. C'est là encore une inversion car d'habitude, Arès était son pire ennemi, pas son mentor. Pendant la brève ère John Byrne, elle avait déjà été Déesse une fois, associée à la Vérité.
Enfin, l'Île des Amazones a rarement été aussi dystopique que dans cette version : au lieu d'être un paradis de femmes immortelles, elles y sont des sortes de sirènes qui violent des hommes pour mieux tuer ensuite les bébés mâles. Ce fut l'idée la plus marquante peut-être et on peut se demander si Azzarello n'était pas allé trop loin.
Je continue à penser que l'entourage de WW pendant l'ère Jimenez (le côté île volante pleine de centaures) ou à la rigueur de manière plus sobre pendant l'ère Rucka (avec Athéna en Hacker et un secrétaire minotaure qui s'appelait Ferdinand) était plus intéressante que ce qu'on a en ce moment. Mais là encore l'entourage risquait de servir à dissimuler WW elle-même.
Pourquoi le clivage entre DC et Marvel tend à ne pas se résorber
J'ai entendu aux Utopiales un fan de Marvel dire dans une conférence que "Marvel était de gauche - du moins au sens américain, et DC de droite", mais je n'ai pas voulu relever. On n'est pas tous d'accord sur les jugements de valeur mais tous les fans de comics font comme s'il était évident ou normal que les deux univers de comics principaux soient vraiment différents dans leurs "philosophies" alors que les deux éditeurs tentent souvent de s'imiter et que les mêmes auteurs travaillent souvent successivement voire simultanément pour les deux. Pourtant, il y a une "dépendance au sentier" : malgré leurs ressemblances et même malgré toutes les influences mutuelles ou les tentatives de se plagier, il est vrai que DC et Marvel ont maintenu des traditions et identités assez distinctes, au point qu'on a même en ce moment encore plus de divergences stylistiques entre les deux éditeurs.
Âge d'Or
Je ne parlerai pas tellement des origines dans les années 1940. C'est DC (ou National Periodicals) qui a créé le genre du superhéros, avec Superman et ensuite avec la première équipe, la Justice Society of America. Marvel (ou plus exactement son ancêtre Timely) avait à l'époque des personnages moins connus mais avait déjà une légère singularité avec plus d'anti-héros (le Submariner) et plus de conflits entre héros (en fait, je n'en vois pas d'exemples dans l'Âge dor de DC).
Âge d'Argent
A l'Âge d'Argent, contrairement à ce qu'on pourrait croire en étant concentré sur le succès critique de Marvel, DC battait encore Marvel dans les ventes (ce qui explique d'ailleurs leur nonchalance face à Marvel et le fait qu'ils mirent au moins une douzaine d'années avant de commencer vraiment à s'inspirer des succès de Marvel).
DC visait explicitement (et parfois avec une certaine condescendance) un public bien plus enfantin et ne cherchait d'ailleurs pas vraiment à se renouveler comme ils estimaient que leur lectorat changeait périodiquement à chaque fois que les enfants grandissaient et abandonnaient les comics (cela explique certaines histoires qui se répétaient à l'identique - DC pensait que les lecteurs ne s'en rendraient pas compte et s'autoplagiait). En un sens, c'est l'exact inverse d'aujourd'hui où ils se disent qu'ils n'arriveront pas à attirer de nouveaux lecteurs et qu'il faut donc plutôt tenter de fidéliser les lecteurs âgés et nostalgiques.
Mais si c'est DC qui créa l'Âge d'Argent, c'est Marvel qui fut plus révolutionnaire. On ne pourrait pas parler de littérature adultes mais quand même de littérature plus "adolescente" ou moins enfantine que DC. Marvel réussit pour un temps à se donner une apparence bien plus "cool" que le ringard DC.
Pourtant, l'image de "gauche" dont on parle en France est excessive. Dans les années 1960, les comics Marvel sont plus "politisés" au sens où la politique est mentionnée comme un arrière-fond, mais toujours avec une certaine prudence (sauf à la rigueur sur la question des Droits civiques où il y a certes quelques passages assez courageux). DC de l'époque ne parle pas directement de politique (en dehors d'une certaine révérence envers JFK et de quelques histoires isolées qui se moquent un peu des hippies avec plus de distance que chez Marvel).
L'orateur disait "Captain America n'est pas allé au Vietnam". Certes, mais Iron Man y est allé souvent. C'est surtout avec le scénariste Steve Englehart et le Président Nixon que Captain America va devenir assez à gauche. La Marvel des années 1960 n'était pas aussi franche.
Un des exemples de "convergence" ou évolution parallèle est la célèbre coïncidence où l'équipe Doom Patrol sort juste avant les X-Men et les deux équipes se ressemblent beaucoup. Il n'y a eu aucune influence directe mais Doom Patrol de DC était en revanche plutôt une réaction face au succès des Fantastic Four, ce qui explique le ton si proche de la Concurrence.
Âge de Bronze
partir des années 1970, DC commence à décliner, Marvel devient dominante et les X-Men écraseront pour toujours leurs concurrents (le seul personnage qui puisse rivaliser chez DC est Batman, en partie à cause des films). C'est là que DC va créer les New Titans comme réaction aux X-Men (et la Légion des Superhéros de cette période fut aussi un relatif succès). Curieusement, c'est aussi la période où Marvel s'amuse à faire parfois des imitations symétriques (Nova est une sorte de miroir chez Marvel d'une écriture typique de DC, avec une parodie de Green Lantern et Carmine Infantino aux dessins).
Âge récent
Si on fait un bond à notre épqoue récente, Marvel a su se revitaliser. Ses histoires arrivent à maintenir le carcan de la Continuité tout en cherchant des thèmes assez dramatiques ou originaux (avec Brian Bendis). DC, au contraire, ne cesse de créer de nouvelles histoires sur sa propre cosmologie, qui n'est plus un décor mais vraiment le thème essentiel de leur propre univers. Marvel ne ressent pas le même besoin de se rebooter tous les dix ans dans un quelconque Ragnarok (sauf pour certains personnages seulement). Geoff Johns, qui est l'auteur principal de DC et l'équivalent de Bendis dans son importance, s'est spécialisé dans une veine qui mélange un contenu très nostalgique (retour à l'Âge d'Argent dans certains thèmes) avec un peu de violence inutile pour "moderniser" cet élément.
Le Dieu de DC, la Nature de Marvel
Dans la "dépendance au sentier" de l'histoire de ces deux éditeurs, il y a un argument qui irait quand même en partie en faveur de la thèse initiale sur l'écart entre les deux : DC n'est pas nécessairement plus "à droite" mais est (et je pense que c'est durable) plus "théiste" que Marvel.
Marvel a fait de nombreuses histoires de SF assez athées où la vie humaine est un sous-produit d'extraterrestres et où il est clairement indiqué qu'il n'y a rien de plus que la Nature (Earth-X était allé jusqu'à dire que même les Asgardiens étaient en réalité des extra-terrestres qui n'avaient pas causé les mythes scandinaves mais avaient été au contraire parasités par des croyances préalables des humains). Une rare exception qui utilise le mythe judéo-chrétien est Mephisto et il gêne souvent Marvel, qui le réduit alors à une simple créature d'une autre dimension - mais on ne comprend pas alors à quoi lui servirait ses tentations. L'existence d'un Dieu est possible mais pas du tout nécessaire dans un tel cadre.
DC au contraire a eu quelques histoires qui insinuaient qu'il y avait un Créateur et qu'au moins une partie du mythe judéo-chrétien devait être vraie. Il y a eu des Anges dans les équipes et même si Dieu reste nécessairement un peu distant pour éviter le ridicule, sa présence se fait sentir (certes, quelques histoires plus Vertigoesques ont pris des points de vue plus hétérodoxes).
Et c'est un défaut du principe de "Continuité" des comics : on ne peut pas facilement revenir en arrière.
Add.
Via VfV dans les commentaires, cet article de Chris Sims : Pourquoi DC tente toujours de devenir comme Marvel depuis 45 ans, de manière assez contre-productive.
mardi 11 novembre 2014
Vieillir
(via Claudine Tiercelin - qui précise que l'âge en question commence après 49 ans chez Aristote, cette description du type de caractère du Vieux dans sa Rhétorique, II, 13, on pense qu'Aristote a sans doute la cinquantaine, voire la soixantaine quand il le rédige vers 330-325)
"[1389b]...Les vieux, ceux qui ont dépassé la maturité, ont des traits de caractère qui pratiquement tous peuvent se déduire de l'inversion des précédents (i.e. des jeunes, voir chap 12): comme ils ont [15] vécu un grand nombre d'années, qu'ils ont été trompés davantage et ont commis plus de fautes que les jeunes, et comme la majorité des affaires humaines vont mal, non seulement ils n'affirment rien catégoriquement mais se prononcent avec excessivement moins d'assurance qu'il ne faudrait. Ils "croient", mais ne "savent" rien. Dans leur hésitation, ils ajoutent toujours "peut-être", "sans doute" et énoncent tout sous cette forme, et jamais rien catégoriquement.
[20] Ils sont aigris, car l'aigreur consiste à toujours voir le mauvais côté des choses. Ils sont soupçonneux, par manque de confiance, et s'ils manquent de confiance, c'est par expérience. Voilà pourquoi ils n'aiment ni ne haïssent franchement, mais - selon le conseil de Bias - aiment comme s'ils devaient haïr un jour et haïssent comme s'ils devaient aimer un jour.
Ils ont l'âme petite, [25] parce qu'ils ont été humiliés par la vie. Ils ne désirent rien de grand ni d'extraordinaire, mais juste ce qui sert à vivre. Ils sont pingres, car si avoir du bien fait partie des nécessités, ils savent d'expérience qu'il est difficile de l'acquérir et facile de le perdre. Ils sont lâches et s'effraient de tout à l'avance, [30] car leurs dispositions sont à l'opposé de celles des jeunes: ils sont refroidis, tandis que les jeunes sont chauds, aussi la vieillesse est-elle ce qui prépare le terrain à la lâcheté, car la peur est une source de refroidissement.
Ils aiment la vie, et cela plus encore au dernier jour, parce que le désir est désir de ce qui n'est pas là et que ce dont on est privé, c'est ce qu'on [35] désire le plus. Ils sont égoïstes plus qu'il ne le faut : c'est là aussi de la petitesse d'âme. Ils vivent en se réglant sur l'intérêt et non sur le beau, et cela plus qu'il ne le faut, en raison de leur égoïsme [1390a] car l'utile est un bien pour soi, tandis que le beau est un bien dans l'absolu. Ils sont plus éhontés qu'accessibles à la honte.
En effet, comme ils ne se soucient pas tant du beau que de l'utile, ils dédaignent l'opinion qu'on a d'eux. Ils sont peu enclins à espérer, par expérience d'une part (car la plupart des [5] choses qui arrivent dans la vie sont mauvaises: en tout cas, elles tournent généralement mal), et aussi par lâcheté.
Ils vivent de mémoire plutôt que d'espérance, car ce qui leur reste à vivre est court et leur passé abondant, or l'espérance porte sur le futur et la mémoire sur le passé; c'est là précisément la cause de leur [10] bavardage : ils passent leur temps à évoquer le passé, prenant du plaisir à se ressouvenir.
Leurs emportements sont vifs, mais sans force. Quant aux désirs, les uns les ont désertés, les autres se sont affaiblis, de sorte qu'ils ne sont ni enclins à désirer, ni portés à régler leur actions sur leurs désirs. Ils se règlent plutôt sur le profit.
Aussi les gens de cet âge [15] paraissent-ils doués pour la tempérance : c'est que les désirs les ont abandonnés et qu'en même temps, ils sont esclaves du profit. Ils vivent davantage en fonction du calcul que de la moralité, car le calcul vise l'intérêt tandis que la moralité vise la vertu. Quant aux injustices, ils les commettent par méchanceté et non par démesure.
Les vieux sont eux aussi accessibles à la pitié, mais [20] ce n'est pas pour les mêmes raisons que les jeunes: chez ces derniers, c'est par amour de l'humanité, chez les vieux, c'est par faiblesse. Car ils se croient près de subir tous les malheurs, ce qui est, disions-nous, propice à la pitié.
De là vient qu'ils sont geignards, mais ni badins ni rieurs. Car la tendance à gémir est opposée au goût du rire."
Aristote, Rhétorique, Livre II, chap. 13, traduction Pierre Chiron, Nouvelle édition Flammarion, Aristote Oeuvres Complètes, 2014, p. 2684-2685.
Add. Résolutions de Swift en 1699 (quand il avait 32 ans) sur son vieil âge.
When I come to be old. 1699.
Not to marry a young Woman.
Not to keep young Company unless they reely desire it.
Not to be peevish or morose, or suspicious.
Not to scorn present Ways, or Wits, or Fashions, or Men, or War, &c.
Not to be fond of Children,or let them come near me hardly.
Not to tell the same story over and over to the same People.
Not to be covetous.
Not to neglect decency, or cleenlyness, for fear of falling into Nastyness.
Not to be over severe with young People, but give Allowances for their youthfull follyes and weaknesses.
Not to be influenced by, or give ear to knavish tatling servants, or others.
Not to be too free of advise, nor trouble any but those that desire it.
To desire some good Friends to inform me wch of these Resolutions I break, or neglect, and wherein; and reform accordingly.
Not to talk much, nor of my self.
Not to boast of my former beauty, or strength, or favor with Ladyes, &c.
Not to hearken to Flatteryes, nor conceive I can be beloved by a young woman, et eos qui hereditatem captant, odisse ac vitare.
Not to be positive or opiniative.
Not to sett up for observing all these Rules; for fear I should observe none.
"[1389b]...Les vieux, ceux qui ont dépassé la maturité, ont des traits de caractère qui pratiquement tous peuvent se déduire de l'inversion des précédents (i.e. des jeunes, voir chap 12): comme ils ont [15] vécu un grand nombre d'années, qu'ils ont été trompés davantage et ont commis plus de fautes que les jeunes, et comme la majorité des affaires humaines vont mal, non seulement ils n'affirment rien catégoriquement mais se prononcent avec excessivement moins d'assurance qu'il ne faudrait. Ils "croient", mais ne "savent" rien. Dans leur hésitation, ils ajoutent toujours "peut-être", "sans doute" et énoncent tout sous cette forme, et jamais rien catégoriquement.
[20] Ils sont aigris, car l'aigreur consiste à toujours voir le mauvais côté des choses. Ils sont soupçonneux, par manque de confiance, et s'ils manquent de confiance, c'est par expérience. Voilà pourquoi ils n'aiment ni ne haïssent franchement, mais - selon le conseil de Bias - aiment comme s'ils devaient haïr un jour et haïssent comme s'ils devaient aimer un jour.
Ils ont l'âme petite, [25] parce qu'ils ont été humiliés par la vie. Ils ne désirent rien de grand ni d'extraordinaire, mais juste ce qui sert à vivre. Ils sont pingres, car si avoir du bien fait partie des nécessités, ils savent d'expérience qu'il est difficile de l'acquérir et facile de le perdre. Ils sont lâches et s'effraient de tout à l'avance, [30] car leurs dispositions sont à l'opposé de celles des jeunes: ils sont refroidis, tandis que les jeunes sont chauds, aussi la vieillesse est-elle ce qui prépare le terrain à la lâcheté, car la peur est une source de refroidissement.
Ils aiment la vie, et cela plus encore au dernier jour, parce que le désir est désir de ce qui n'est pas là et que ce dont on est privé, c'est ce qu'on [35] désire le plus. Ils sont égoïstes plus qu'il ne le faut : c'est là aussi de la petitesse d'âme. Ils vivent en se réglant sur l'intérêt et non sur le beau, et cela plus qu'il ne le faut, en raison de leur égoïsme [1390a] car l'utile est un bien pour soi, tandis que le beau est un bien dans l'absolu. Ils sont plus éhontés qu'accessibles à la honte.
En effet, comme ils ne se soucient pas tant du beau que de l'utile, ils dédaignent l'opinion qu'on a d'eux. Ils sont peu enclins à espérer, par expérience d'une part (car la plupart des [5] choses qui arrivent dans la vie sont mauvaises: en tout cas, elles tournent généralement mal), et aussi par lâcheté.
Ils vivent de mémoire plutôt que d'espérance, car ce qui leur reste à vivre est court et leur passé abondant, or l'espérance porte sur le futur et la mémoire sur le passé; c'est là précisément la cause de leur [10] bavardage : ils passent leur temps à évoquer le passé, prenant du plaisir à se ressouvenir.
Leurs emportements sont vifs, mais sans force. Quant aux désirs, les uns les ont désertés, les autres se sont affaiblis, de sorte qu'ils ne sont ni enclins à désirer, ni portés à régler leur actions sur leurs désirs. Ils se règlent plutôt sur le profit.
Aussi les gens de cet âge [15] paraissent-ils doués pour la tempérance : c'est que les désirs les ont abandonnés et qu'en même temps, ils sont esclaves du profit. Ils vivent davantage en fonction du calcul que de la moralité, car le calcul vise l'intérêt tandis que la moralité vise la vertu. Quant aux injustices, ils les commettent par méchanceté et non par démesure.
Les vieux sont eux aussi accessibles à la pitié, mais [20] ce n'est pas pour les mêmes raisons que les jeunes: chez ces derniers, c'est par amour de l'humanité, chez les vieux, c'est par faiblesse. Car ils se croient près de subir tous les malheurs, ce qui est, disions-nous, propice à la pitié.
De là vient qu'ils sont geignards, mais ni badins ni rieurs. Car la tendance à gémir est opposée au goût du rire."
Aristote, Rhétorique, Livre II, chap. 13, traduction Pierre Chiron, Nouvelle édition Flammarion, Aristote Oeuvres Complètes, 2014, p. 2684-2685.
Add. Résolutions de Swift en 1699 (quand il avait 32 ans) sur son vieil âge.
When I come to be old. 1699.
Not to marry a young Woman.
Not to keep young Company unless they reely desire it.
Not to be peevish or morose, or suspicious.
Not to scorn present Ways, or Wits, or Fashions, or Men, or War, &c.
Not to be fond of Children,
Not to tell the same story over and over to the same People.
Not to be covetous.
Not to neglect decency, or cleenlyness, for fear of falling into Nastyness.
Not to be over severe with young People, but give Allowances for their youthfull follyes and weaknesses.
Not to be influenced by, or give ear to knavish tatling servants, or others.
Not to be too free of advise, nor trouble any but those that desire it.
To desire some good Friends to inform me wch of these Resolutions I break, or neglect, and wherein; and reform accordingly.
Not to talk much, nor of my self.
Not to boast of my former beauty, or strength, or favor with Ladyes, &c.
Not to hearken to Flatteryes, nor conceive I can be beloved by a young woman, et eos qui hereditatem captant, odisse ac vitare.
Not to be positive or opiniative.
Not to sett up for observing all these Rules; for fear I should observe none.
dimanche 9 novembre 2014
Le jeu et le sublime
Une jolie description du jeu de rôle en passant sur le blog de Zak :
the potentia is always there, never quite dwindling into clarity because theme, or unity, or even meaning, implies an ending--and an ending is a limit. And the power of it is equal to the ability to suspend you in its limitlessness.
You are (and--when it's very good--can feel yourself-) standing continuously and absolutely genuinely on the brink of what art can only fake: the infinite.
mercredi 5 novembre 2014
Les Âges du Monde
David Dunham, le créateur du jeu informatique King of Dragon Pass annonce un nouveau jeu stratégique narratif qui se situera aussi sur Glorantha pour 2016 : Six Ages. Robin Laws, le créateur de Heroquest, y participera.
(En passant, les Malkioni ont l'air plutôt inspirés par les Gnostiques dans leur théorie des éons qui émanent de Dieu (avec un peu de pythagorisme mélangé) mais il y a peut-être aussi une influence plus récente de Schelling, qui avait tenté vers 1810-1827 un travail qui aurait dû s'appeler "philosophie des Âges du monde", qui devait décrire une sorte de "sortie" du Monde hors de l'Absolu ("l'Iliade de l'exil et l'Odyssée du retour") pour tenter de concilier à la fois la transcendance divine et la liberté des créatures ?)
dimanche 2 novembre 2014
Utopiales XV (29 octobre-2 novembre 2014)
Les Utopiales de Nantes ont lieu au Palais des Congrès et ils mènent de front des conférences, des projections de film (avec un festival du cinéma) et un "pôle ludique" avec des parties de jeux de plateau et de jeux de rôle. Voilà le Palmarès 2014 (qui comptait même un prix du meilleur scénario de jeu de rôle).
Le Président actuel est l'astrophysicien et amateur de SF Roland Lehoucq mais il y a à présent de plus en plus d'universitaires spécialistes de SF en plus des auteurs. Le thème était "Intelligences" et il y a eu donc plusieurs petits exposés ou discussions sur l'IA ou sur le thème de la compréhension d'Autres intelligences. (Certaines conférences ont été mises sur cette chaîne YouTube).
J'ai hélas raté mon idole Michael Moorcock mais j'ai assisté à quelques conférences, dont un retour sur l'oeuvre d'éditeur ("Ailleurs et Demain" et la Grande Anthologie de la Science-Fiction) et d'auteur de Gérard Klein ("Gilles d'Argyre"). Il dit que la science-fiction est à présent plutôt en crise éditoriale en France et pense que la désillusion face à l'avenir et face à la science expliquerait le déclin des ventes de science-fiction. Il faisait aussi l'hypothèse que les Indiens et Chinois auraient (ou avaient peut-être déjà) assez d'ingénieurs plus optimistes ou plus favorisés que les nôtres pour supposer un nouvel Âge d'or de la SF mais en Asie.
J'ai acheté la somme de Simon Bréan, La science-fiction en France (Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2012), et je me rends compte à quel point je ne connais quasiment pas les auteurs étudiés comme Francis Carsac, Stefan Wul, Philippe Curval, Pierre Pelot ou Jean-Pierre Andrevon. En un sens, le livre raconte aussi à quel point de nombreuses collections françaises (en dehors des livres du Fleuve Noir) faisaient le choix de ne publier quasiment que des traductions (Ailleurs & Demain a 70% d'Anglo-saxon, Présence du Futur encore plus). Le début est surtout une description des différents éditeurs ou collections au fil du temps mais il résume ensuite aussi des thèmes et des séries françaises et on perçoit quelques tendances à chaque période qui ne se réduisent pas à l'imitation des oeuvres anglo-américaines. Mais la SF française (ou même francophone) restera sans doute longtemps très marginale par rapport à ce qui existe en anglais, alors qu'il n'y a pas du tout la même impression de "marge" dans la bande-dessinée par exemple. Il n'est pas absurde d'imaginer que Gérard Klein soit le plus grand auteur français de SF vivant et on n'imagine pas comparer son oeuvre à celles des grands maîtres qu'il éditait en France.
Plusieurs librairies de Nantes se réunissent pour créer la "Librairie éphémère" qui est une collection impressionnante de science-fiction. J'y ai acheté un peu de SF québecoise que j'ai du mal à trouver en France (à part chez Scylla).