Une Cité partagée
Dans la série des survols de Cités de jeu de rôle, je voulais parler un peu de Ravens Bluff, la "Cité Vivante" de la RPGA.
Le Réseau de la RPGA (Role-Playing Game Association) avait été organisée en 1980 par Frank Mentzer de TSR pour mener des tournois avec les jeux comme D&D. Ils éditèrent en 1981 leur magazine RPGA News qui devint au n°4 "Polyhedron". En août 1985 dans le numéro 25 de Polyhedron, ils annoncèrent qu'ils étaient à la recherche de contributions des joueurs membres de la RPGA pour une nouvelle Cité de jeu de rôle pour D&D.
Le magazine britannique White Dwarf avait publié leur Irilian en 1983, Imagine, le magazine de TSR-UK, avait commencé leur propre Cité, Pelinore, depuis leur n°16 en juillet 1984, les rédacteurs de Casus Belli créèrent Laelith en décembre 1985 mais toutes ces villes avaient des auteurs "pro" alors que celle-ci viendrait en partie des fans. La Cité n'avait au début pas de nom. On l'appelait simplement "The Living City", le projet initial étant que la Cité "partagée" émergerait collectivement et évolueraient selon les "campagnes vivantes" officielles des membres de la RPGA). Par la suite, ils proposèrent de l'appeler Ravensgate (le Corbeau du titre étant peut-être un clin d'oeil à l'épervier de Greyhawk - je ne pense pas que ce soit une tentative d'exploiter le cadre gothique de Ravenloft). On apprit plus tard que la région abrite une espèce de grands corbeaux intelligents avec des pouvoirs magiques (qui peuvent maudire ceux qui les dérangent). C'est encore sous ce nom de Ravensgate qu'elle apparaît dans la première carte des Royaumes Oubliés en 1987. Mais David Nalle, le créateur du jeu de rôle Ysgarth leur fit remarquer (ou connaissant son irascibilité, en les menaçant de procès) qu'Ysgarth avait déjà un supplément mentionnant une cité nommée aussi Ravensgate (1983).
La RPGA changea donc le nom de sa "Cité Vivante" en "Ravens Bluff". Bluff signifie ici "Falaise escarpée, Escarpement", même s'il y a peut-être aussi un jeu de mots sur bluff au sens de tromperie (en anglais canadien, cela peut aussi signifier "bosquet" mais je ne pense pas que ce soit le cas même s'il y a vraiment un lieu-dit "Ravensbluff" en Colombie britannique). La traduction française officielle de cette "Ecore aux Corbeaux" fut finalement "Corbentre", ce qui a l'avantage d'être bref mais peu clair (je ne vois pas bien ce que "entre" doit abréger).
La Ville dans les Royaumes Oubliés : Ravens Bluff & Waterdeep
Gary Gygax avait été renvoyé de TSR en 1986 et la ville n'allait donc pas utiliser son univers de Greyhawk. Ed Greenwood venait de sortir en 1987 la Cité symbolique de son nouveau monde des Royaumes Oubliés, Waterdeep and the North. Waterdeep est un grand port sur l'océan occidental (d'environ 100 000 habitants) alors que Ravens Bluff est un port sur la mer intérieure des Etoiles Déchues, sur la côte orientale de la Dragon Reach (Bief des Dragons). C'est une cité-Etat entre les oligarchies de Sembia et Impiltur. C'est à plus de 2500 km de Waterdeep, soit environ aussi loin que la distance entre Nantes et Patras sur la côte orientale de la Grèce. Si les Royaumes Oubliés étaient cohérents, on devrait donc avoir des différences culturelles assez importantes entre les deux Cités, entre la façade Atlantique et la Mer icarienne, mais cela ne se voit pas tellement.
Polyhedron commença par évoquer l'élaboration de la Cité au n°34 (janvier 1987) dans une aventure située en extérieur, "On the Road to the Living City" et cela devint finalement une série régulière de lieux, temples, commerces ou PNJ "The Living City" à partir du n°37. J'ignore quand fut publiée la dernière rubrique mais je vois qu'il y en a encore en tout cas cent numéros & douze ans après dans le n°136 (1999), ce qui doit donc en faire une des villes les plus développées en quantité d'échoppes et PNJ.
Le premier supplément officiel paraît en 1989, LC1 Gateway to Ravens Bluff (76 pages). Il y a une quinzaine d'auteurs mais j'ai l'impression que contrairement à ce qui avait été annoncé, le projet a bien été piloté par des auteurs professionnels de TSR comme la directrice de la RPGA Jean Rabe. La Cité vivante eut ensuite 3 autres suppléments qui eurent de plus en plus de contributions des fans, Inside Ravens Bluff (64 pages, entièrement sur un cadre de cirque / fête foraine plus le quartier des diplomates étrangers), Nightwatch in the Living City (36 pages) et enfin Port of Ravens Bluff (68 pages). Si je compte bien, cela fait donc environ 240 pages au total.
A la fin de la seconde édition d'AD&D, c'est le créateur des Royaumes Oubliés, Ed Greenwood, qui fit une nouvelle synthèse, The City of Ravens Bluff (160 pages). C'était aussi Greenwood qui avait fait le (notoirement mauvais) supplément sur la cité de Tantras en 1989 qui se trouve juste à côté de Ravens Bluff dans la région dite "The Vast" (ou Vastar). Cette zone de Vastar sera rebaptisée au siècle suivant "Vesperin" du nom du fleuve au nord, quand les Cités-Etats de Vastar s'allieront en confédération avec Calaunt comme capitale. Ravens Bluff, elle, est construite à l'embouchure d'une autre rivière, le Fleuve de Feu.
Ravens Bluff a le défaut d'être globalement très générique, même par rapport à la moyenne des villes de D&D. On n'est clairement pas dans ce qu'ils ont pu faire comme Glantri ou Sigil. Ils disent eux-même que les différentes parties peuvent ainsi facilement s'intégrer dans la cité de n'importe quel monde. Ed Greenwood a des défauts mais il sait donner des sonorités assez cohérentes à ses PNJ (au point qu'ils sonnent un peu tous pareils) alors que les divers contributeurs sont si nombreux qu'ils me semblent avoir encore moins cherché de cohérence que d'habitude dans les jeux de rôle fantastiques. Certains PNJ ont des noms complètement américains contemporains qui évoqueraient plus une ville de Western, d'autres des noms de fantasy ou romains. S'ils voulaient vraiment une ville au carrefour de nombreux cadres de jeu pour que tous les joueurs puissent l'insérer dans leur campagne, ils auraient dû créer déjà quelque chose comme une Cité multiverselle comme Sigil et les incohérences auraient été beaucoup plus faciles à justifier.
La carte en couleurs dessinée par Valerie Valusek en perspective cavalière de la première édition de 1989 (que vous pouvez voir en détails sur ce site) m'a parue bien plus jolie que celle plus traditionnelle vue de haut de 1999, qui me semble aussi inspirée qu'un plan de métro. Mais d'un autre côté, la première édition ne détaillait que 8 bâtiments. La version de 1999 de Greenwood doit inclure d'autres créations dans Polyhedron, renvoie plus précisément au cadre de son monde (on reconnaît toujours les noms plus originaux des PNJ de Greenwood) et les suppléments Forgotten Realms commencent d'habitude à atteindre leur maturité seulement dans leur seconde édition. Il y a chez Greenwood une qualité qui peut devenir un défaut : il aime décrire des douzaines de familles distinctes sans qu'on voie toujours beaucoup de différences assez nettes pour justifier un nombre aussi imposant d'informations. Les autres scénarios distinguent 5-7 factions et c'est ce que notre cerveau réussit à mémoriser, Greenwood vous en donne 19 mais cette surabondance peut devenir contre-productive.
Waterdeep avait une structure politique assez originale avec son Oligarchie secrète : ses Seigneurs se choisissaient par cooptation et demeuraient pour la plupart anonymes et masqués (ce qui avait l'avantage en jeu de rôle que les PJ ne savaient jamais quels PNJ étaient dans les dirigeants). Ravens Bluff joue beaucoup sur les intrigues politiques mais a repris la même idée d'un mélange entre aristocratie traditionnelle et Guildes marchandes, avec un Maire charismatique au-dessus de ces conseils de notables. Le Maire O'Kane dans la première version avait été choisie après une compétition, un tournoi des champions, et avait su organiser la défense de la Cité contre les nombreux Pirates de la Mer des Etoiles Déchues (avec l'aide d'un dragon de bronze Eormenoth (Greenwood p. 93). Sa successeure, Lady Thoden, est une manipulatrice qui a institué une politique volontariste de soutien aux troupes de mercenaires : des groupes d'aventuriers peuvent recevoir gîte et traitement en échange d'un service militaire périodique pour la protection de la Cité aux Corbeaux.
Waterdeep est construite sur un Méga-Donjon d'un sorcier fou et diverses ruines elfiques, Undermountain. Ravens Bluff, elle, est sur les ruines d'une ancienne Cité naine du Marteau.
Waterdeep a son archimage, Khelben Bâton Noir Arunsun. Ravens Bluff a l'Ambassadeur Carrague, ancien diplomate de la Cité devenu ministre de contrôle des bâtiments (et mage 15e/19e Niveau), devenu un peu sénile récemment et en lutte contre le réseau criminel des Bâtisseurs. Carrague est parfois accompagné de "King", un chien célèbre dans la cité pour son intelligence (un ancien aventurier humain qui ne peut plus parler dans ce corps mais espère un jour retrouver forme humaine). Le créateur de ces deux derniers PNJ, le très prolifique Vince Garcia, avait aussi édité son propre jeu de rôle, un fantasy heartbreaker nommé Quest of the Ancients. Une idée relativement originale de la Cité (je suppose avant que Hogwarts nous ait habitués à un Ministère de la Magie) est la différence entre les sorciers de la Guilde des Sorciers (qui sert aussi d'école de magie) et ceux du "Ministère de l'Art", les sorciers du gouvernement (même si certains membres passent d'un groupe à l'autre).
La religion officielle de la Cité admet 9 dieux privilégiés qui sont toutes de tendance "bonne" ou "neutre" (Chauntea, déesse de l'agriculture, Gond, dieu des forgerons, Helm, dieu des gardiens, Lathander, dieu de l'aurore et du renouveau, Selune, déesse de la Lune, Tempus, dieu de la guerre, Tymora, déesse de la chance, Tyr, dieu de la justice et Waukeen, déesse du commerce). La Guilde des Sorciers y ajoute Mystra, la déesse de la magie. Parmi les cultes secrets, le "Culte du Corbeau" est un ancien mystère orgiaque de sorcières dans les ruines (à ne pas confondre avec les "Chevaliers Corbeaux", qui sont l'ordre de chevalerie la plus prestigieuse de la Cité, ou avec la "Confrérie des Plumes de Sable", une guilde de Paladins servant le dieu Tyr).
Un des critères pour choisir une Cité de jeu de rôle est de se demander quelle aventure ne pourrait être faite que dans ce cadre particulier. Mais Ravens Bluff hésite à être quelque chose de "modulaire" pour toute campagne de D&D, une collection de bâtiments et PNJ et non pas une ville unique, un peu comme la série des City Books.
Pourtant peu à peu quelques spécificités se forment, comme les intrigues de la mairie ou le rôle de quelques organisations curieuses (comme les Marchands de Sable, un groupe non-gouvernemental qui veut protéger les enfants de la Cité).
Il reste une très belle illustration de la Cité dans l'édition de 1989.