mercredi 19 décembre 2007

Isaac, Ismaël, Iphigénie et Rohita



C'est aujourd'hui l'Aïd el-Kebir, Grande Fête du sacrifice (al-Adha). Sauf chez les Musulmans turcs où c'est demain (cela commence le 10 Dhul Hijja 1428, fin de la période du Pélerinage).

Genèse 22 raconte comment Abraham dut sacrifier son fils Isaac dans la terre de Moriah (Morija) mais un Ange vint substituer un bélier et ce lieu fut appelé Jehova Jiré ou Adonai-yireh, juste après qu'Abraham eut abandonné Ishmael dans le désert de Paran.

Le Coran reprend la même histoire dans le verset 37 (sourates 99-113), mais sans nommer le Fils sacrifié. Comme les Arabes ont la même tradition que les Juifs sur leur ancêtre Ismaël (Ismā'īl), ils commentèrent donc le passage dans le sens inverse de la Genèse juive : c'était Ismaël et non Isaac qui était offert en sacrifice par Abraham. Un argument particulièrement sophistique des commentateurs musulmans est que Dieu avait promis une descendance nombreuse à Isaac et donc ne pouvait se contredire en demandant le sacrifice, mais dans l'ordre de la Genèse il promet aussi une descendance nombreuse à Ismaël en Genèse 16 & 21 ! De toute manière, il faut qu'Ibrahim tue son fils favori, et donc les deux versions ne peuvent que diverger.

Une troisième version, rare mais intéressante, est que l'ange n'intervint pas et qu'Ismaël fut vraiment tué ! [Plus tard, la secte chiite hérétique des Baha'is prit tellement de liberté irénique avec la légende qu'ils expliquèrent qu'Ismaël était identique à Isaac ou que leur identité était symbolique]

On pense aussi bien sûr beaucoup plus tard à un autre père qui doit sacrifier son enfant chez Euripide, Agamemnon, qui doit tuer Iphigénie pour apaiser Artemis à Aulis, mais celle-ci substitue une biche et l'envoie en Tauride, où elle sauvera ensuite son frère Oreste d'un sacrifice sanglant (Pour l'épicurien Lucrèce, Iphigénie était la preuve suprême de l'horreur de la religion alors que pour ce taré de Kierkegaard dans Frygt og Bæven le sacrifice d'Abraham est au contraire le sommet du sublime religieux).

Mais il y a un autre mythe ancien hindou (voire védique), celui de Rohita ("le Rouge"), raconté par exemple (par allusions) dans le Yajur Veda et, plus précisément dans le Brahma Purana et le Brahmana Aitareya - que le hasard fait que je lisais hier soir dans le manuel de Louis Renou sur l'Inde classique, §572.

Le roi Hariçcandra n'avait pas de fils. Le dieu Varuṇa (dieu des océans et des serments) lui en promet un, à condition qu'il le lui sacrifie. L'enfant est Rohita, mais Hariçcandra ne veut pas l'immoler. Rohita grandit et s'enfuit dans la jungle pour échapper à son destin. Varuṇa frappe alors le roi Hariçcandra d'une maladie (hydropisie). Rohita propose alors de se sacrifier, mais le Dieu du tonnerre Indra l'en dissuade. On substitue alors le fils puiné d'un brahmane, un certain rishi Çunahçepa Ajigarti (qui ne veut plus être un poids pour ses parents), à Rohita. Mais alors que Çunahçepa (Shunahshepa) va bruler sur son bucher, il appelle à l'aide Uṣas, la déesse de l'Aube (Eos), qui vient le sauver du sacrifice (dans une autre version, c'est un hymne de Cunacepa à Varuna qui l'arrête).

Le Rig-Veda V, 2, 7 Hymne à Agni (dieu du Feu), est très allusif :
Toi qui a délivré d'un bucher Śunaḥśepa lié pour mille vaches, parce qu'il avait prié avec ferveur,
De même, Agni, délivre nous de nos liens qui nous lient, quand tu sièges, ô Prêtre savant.


[Shunahshepa fut ensuite adopté par Vishvaamitra et fut rebaptisé Devaraata.]

[En revanche, je crois que ce prince rouge Rohita n'a pas de rapport avec la Rohitâ, fille de Brahmâ, qui avait l'apparence d'une jeune biche dans le même Aitareya Brahmana, malgré toute la coïncidence avec l'Iphigénie remplacée par une biche...]

Les parallèles entre Hariçcandra/Abraham et les enfants Isaac/Ismael et Rohita/Shunahshepa me semblent assez faciles. A chaque fois on a 1) désir de paternité, 2) sacrifice infanticide, 3) ersatz de holocauste. Jehovah/Allah imitait donc un sacrifice à Varuṇa (qui avait l'air bien plus littéral), un des dieux védiques primordiaux, qui fut réduit par la suite à un simple Okeanos/Poseidon.

Poseidon a aussi des mythes assez proches dans les versions crétoises : Poseidon offre un taureau à Minos à condition que celui-ci le lui sacrifie, mais Minos garde le taureau, Poseidon se venge en unissant Pasiphaé au taureau et engendrant Asterion le Minotaure. Une autre version dit qu'Idoménée promit de sacrifier la première personne qu'il rencontrerait s'il revenait et ce fut son fils ou sa fille. Qu'il le fît vraiment ou qu'il substituât un simulace, il fut maudit et exilé.

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