J'ai eu une illumination l'autre jour en pensant à Gattaca et je me suis soudain demandé si je ne pouvais pas être plus d'accord avec Bernard Williams que je ne le croyais. Je crois même que je me suis dit pendant un moment d'euphorie que je l'avais compris et qu'il avait raison. Je me rends soudain compte que je n'ai quasiment rien lu en éthique (Aristote et Kant, c'est quasiment tout).
Williams est difficile à suivre parce qu'à première vue, il a l'air de n'être que critique et destructeur de tous les systèmes de morale quels qu'ils soient. Il est bien plus facile de comprendre comment il réfute une position que ce que pouvait bien être la sienne (c'est d'ailleurs un peu le même problème pour ses textes sur l'Identité personnelle, où il court-circuite surtout des arguments de l'identité psychologique sans qu'on voie toujours bien comment il fonde l'identité "somatique"). On retient surtout de lui ses attaques violentes contre l'Utilitarisme - il considérait que l'Utilitarisme était une doctrine absolument absurde alors qu'elle occupe le centre de toute discussion morale anglo-saxonne depuis deux siècles. De plus, Williams est une machine redoutable à arguments, ce qui fait qu'il tire dans tous les sens pour dissoudre les théories morales, au point de ne laisser que des champs de ruine - il qualifie d'ailleurs presque toutes les théories principales, que ce soit la moralité déontologique kantienne, le conséquentialisme utilitariste ou bien tout l'examen analytique des fondements de l'éthique de stupides, sans intérêt, à côté des vrais problèmes, vulgaires et surtout (c'est un terme central) "inhumains".
L'autre difficulté est qu'il a une culture humaniste supérieure à de nombreux Continentaux et qui doit intimider le scientisme anti-historique des Analytiques. Il a des exigences exorbitantes pour ses lecteurs. Il faudrait qu'ils soient complets : assez "continentaux" et philodoxes pour bien connaître la tradition, y compris les Hegel et Nietzsche, mais aussi assez analytiques pour le suivre dans le labyrinthe de ses réfutations ; un Romantique échevelé dans l'uniforme impeccable d'Oxford. Williams a besoin de créer ses lecteurs. Williams est une Europe qui n'a jamais existé, qui allierait l'humanisme érudit à la nouvelle éristique formelle.
Quand on le lit, on goûte à nouveau la saveur douloureuse et mondaine des dilemmes vitaux et non pas le simple éther des arguments scolastiques. Il commence d'ailleurs en disant que le problème principal de la philosophie morale (surtout la méta-éthique) est qu'elle est incroyablement ennuyeuse. En un sens, dans une tradition qui refuse la contextualisation historique et sociale, il a essayé de recontextualiser sans déraper vers un relativisme refoulé.
En un siècle nietzschéen qui prétend dépasser l'humain et chanter la Mort de l'Homme, Williams a été cette incongruïté, un Nietzschéen éduqué dans les arguments analytiques wittgensteiniens et qui prétend fonder certaines formes de norme sur un point de vue sur l'humain. Cette Humanité n'est pas un transcendantal anhistorique, et ce n'est pas simplement un retour à un fait générique, à "la Nature humaine" des empiristes (ou à l'inverse notre réductionnisme évolutionniste/innéiste actuel). C'était un rationaliste se moquant des oeillères des rationalistes, un moraliste se moquant des insuffisances des moralistes, et un Nietzschéen humaniste.
Je continue d'avoir des problèmes avec l'exaltation (d'ailleurs très nuancée) de l'éthique de la vertu (et il me manque la connaissance d'Anscombe et Alasdair McIntyre pour mieux comprendre les limites d'un retour à ces formes d'éthique artistotélicienne).
Un principe semble être une sorte de "situationisme moral" (ou particularisme moral) qui prétend refuser toute généralisation ou remontée à des principes moraux. Il dit souvent qu'il serait inhumain d'exiger à Monsieur Untel de faire F et pourtant qu'il serait aussi absurde de passer au niveau supérieur en disant qu'on ne peut exiger à qui que ce soit dans la même situation de faire quelque chose d'analogue à F.
Il donne de nombreux exemples de ce refus de passer au niveau supérieur. Prenons un homme échoué sur un canot empli de rescapés qui décide de frapper à la rame des nageurs supplémentaires qui aurait fait chavirer le canot. Il serait sans doute inhumain de le condamner hâtivement au nom d'une morale de l'empathie ou du devoir inconditionnel, et pourtant il serait tout aussi inhumain de généraliser comme le font les Utilitaristes en disant que tout être humain dans ce genre de situation doit optimiser les conséquences.
Et j'ai compris soudain son argument en entendant une personne défendre l'égoïsme. Je crois qu'on peut dire à la fois que l'égoïsme de chacun a quelque chose de pardonnable et pourtant qu'il serait immoral et monstrueux de justifier en soi l'égoïsme.
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