J'ai finalement regardé Aelita (1924) de Jacob Protazanov (1881-1945), dont j'avais parlé). C'est un peu décevant. Le film a clairement dû influencer Metropolis (1927) et Flash Gordon (1934, la première adaptation au cinéma est de 1936), et les décors martiens d'avant-garde par la peintre constructiviste / cubiste Alexandra Ekster (1882-1949) sont somptueux et très créatifs (elle est créditée pour les costumes, les décors et la direction artistique seraient de V.A. Simonov et Isaac Rabinovich, mais je ne sais rien sur eux). Mais les 2/3 du film sont un mélodrame sur Terre un peu confus. Le film alterne des passages de propagande soviétique poussée et d'autres passages dont on s'étonne qu'ils ne soient pas censurés tant ils semblent critiques sur le nouveau régime voire anti-révolutionnaires, alors que Protazanov venait à peine de revenir d'exil.
- Avant le film
Jacob Protozanov a déjà une carrière cinématographique avant la Révolution (il a 36 ans en 1917). Il a réalisé de très nombreux films comme la Dame de Pique (1916, d'après Pouchkine) et le Père Serge (1917) d'après la nouvelle de Léon Tolstoï qui venait de paraître vingt ans avant. Il fuit pendant la Guerre civile et va même tenter pour un temps une carrière en France puis en Allemagne où il sort quelques films. Mais en 1923, en même temps que le Comte Alexeï Tolstoï (1883-1945, cousin lointain de Léon), il accepte des propositions du nouveau régime pour revenir en Russie soviétique comme repenti.
Alexei Tolstoï publie en 1923 le roman de science-fiction Aelita et l'inspiration semble être surtout Jules Verne et peut-être A Princess of Mars d'Edgar Rice Burroughs (publié en feuilleton en 1912, en volume en 1917).
Il peut être curieux que Protozanov, à peine revenu d'exil, choisisse ce roman d'un autre exilé, aristocrate qui n'a pas encore acquis son image de fidèle stalinien.
Le budget va être énorme. Protozanov, qu'on appelle le D.W. Griffith russe, veut pouvoir concurrencer directement avec le cinéma américain qui règne déjà sur les Années Folles. Aelita fut l'un des rares films soviétique de divertissement à grand spectacle. - L'histoire du film
Nous sommes à la fin de l'année 1921 et la Russie soviétique (qui ne s'appellera URSS que l'année suivante) sort de la Guerre civile et soigne ses plaies (et nous sommes donc au début de la Новая экономическая политика, NEP de 1921-1924).
Le héros, l'ingénieur I.S. Loss (l'acteur géorgien Nikolai Tsereteli qui ne rejoua pas ensuite) travaille sur les ondes radio à Moscou avec son collègue Spiridonov (joué aussi par Nikolai Tsereteli, avec un petit air de Trotski). Il reçoit au début un étrange signal radio qui touche toute la planète : "ANTA ODELI UTA". Cette suite de mots sans signification qui revient tout le temps en refrain sur divers supports va commencer à lancer tout le mystère du film qui ne sera révélé qu'à la fin. Ils se disent que le message doit venir de Mars pour avoir ainsi atteint toute la Terre. Loss et Spiridonov mettent place un projet pour lancer une fusée vers Mars, mais le projet semble être privé et non pas national (c'est bien la NEP !).
L'épouse de l'ingénieur Loss, jeune marié, est la belle Natacha (Vera Kuindzhi, elle aussi n'a pas fait carrière), qui travaille à Moscou au Centre d'Evacuation pour les réfugiés de Petrograd et de Koursk. Elle accueille notamment Gusev, le brave soldat de l'Armée rouge (il a servi sous le Général Boudienny), qui a l'air un peu limité mais populaire et bon-enfant, et surtout le retour de deux bourgeois, Viktor Ehrlich et son épouse, qui a connu l'ingénieur Spiridonov. Viktor Ehrlich (Pavel Pol) est la caricature du méchant de mélodrame (et on ne peut s'empêcher de soupçonner une once d'antisémitisme parfois). C'est un escroc, un accapareur qui détourne des fonds et un traffiquant. Il conseille à sa femme de le faire passer pour son frère pour qu'elle puisse tenter de séduire Spiridonov alors qu'ils obtiennent des services de l'immeuble de partager l'appartement avec Loss et Natacha. Moscou est montrée comme encore très apauvrie par la Guerre, malgré les progrès technologiques, mais un des thèmes est clairement ici le retour d'inégalités de l'Ancien Régime.
Pendant ce temps, on commence à voir des images de la vie sur la planète Mars. La princesse Aelita (Yulia Solntseva, qui, elle, eut une grande carrière dans le cinéma soviétique), fille du Roi Tuskub, utilise un appareil du savant Gor pour contempler la Terre et elle est tombée amoureuse de Loss, comme s'il y avait un contact entre eux, ce qui déclenche la jalousie de Gor.
Touskoub n'a pas le vrai pouvoir qui appartient au Conseil des Anciens. Les "Aînés" rappellent à Aelita qu'elle règne mais ne gouverne pas et lui interdisent de revoir les images de la Terre. Les prolétaires de Mars sont utilisés comme des animaux et devant la hausse du chômage, Touskoub ordonne de mettre en cryogénie un tiers de la population pour ne plus les nourrir - la scène où les lignées d'esclaves dénudés au visage voilé d'une sorte de cage sont jetés inertes les uns sur les autres comme dans un charnier est très impressionnante.
Sur Terre, Ehrlich détourne des fonds, ce qui attire l'attention de la Police. Un imbécille nommé Kratsov, qui veut entrer dans la Police, veut s'occuper aussi de l'affaire, mais il trouve des indices dont il croit qu'ils accusent l'ingénieur Spiridonov.
Spiridonov, qui se dit trop nostalgique de ce qu'était le monde d'avant la Révolution, s'enfuit de Russie, laissant à Loss les indications pour les plans secrets du vaisseau de Mars.
Loss revient et croit trouver la preuve que Natacha le trompe avec l'ignoble Viktor Ehrlich. Il assassine sa femme au pistolet, montre assez peu de remords et prend l'identité de Spiridonov pour commencer la construction du vaisseau (cette substitution d'identité est un problème curieux du scénario, qui explique pourquoi le même acteur jouait les deux rôles mais pas vraiment pourquoi Loss fait ce choix).
Le soldat Gusev s'est marié avec une infirmière, Macha, mais s'ennuie maintenant que la Guerre et la Révolution sont finies. Il s'engage pour aller sur Mars avec Loss et le détective amateur Kratsov se retrouve aussi dans le vaisseau pour arrêter celui qu'il croit être Spiridonov. Mais il est trop tard, la fusée a décollé et le trio de l'ingénieur assassin, du Bolchévik idiot et du milicien raté se retrouvent sur Mars.
Aelita les a vu arriver et les sauve d'une exécution - car Touskoub dit qu'il ne veut pas que Mars soit contaminée par les séditions terriennes.
Aelita tente de séduire Loss, qui ne voit en elle que l'écho de Natacha (et Gusev, bien que marié, séduit une servante, la Révolution n'a pas dissipé toutes les différences de classes). Kratsov va voir les autorités martiennes pour faire arrêter Loss mais est envoyé dans les geôles des esclaves. Gusev appelle le prolétariat à se révolter et Aelita dit qu'elle mènera la Révolution (ce qui ne convainc pas tellement Gusev, peu confiant dans les ardeurs révolutionnaires de la Princesse). Le peuple rompt ses chaînes et renverse le Roi Touskoub. Aelita prend le contrôle de l'Armée et réprime alors la Révolution, révélant que son vrai but était un coup d'Etat et non une Révolution, reprenant le pouvoir contre son père et le Conseil des Anciens. En découvrant cela, Loss, devenu un peu fou et la prenant pour Natacha, la jette du haut des escaliers.
Quand Loss revient à lui, il est sur Terre et n'a pas tué Natacha ni construit de fusée. "Tout n'était qu'un rêve", conformément au cliché hollywoodien. Il retrouve Natacha et sort les plans de la fusée de l'exilé Spiridonov.
On apprend alors la vraie signification du message "Anta Odeli Uta". Ce n'était pas un message extra-terrestre mais une campagne de publicité mondiale d'une compagnie américaine de pneumatiques (on croirait un gag de Tintin & Milou). La poésie du rêve extra-terrestre s'écrase dans une simple réclame technologique. Loss se dit alors, en brulant les plans de la fusée, qu'il a "trop rêvé alors qu'il est temps de travailler" (on aura reconnu la célèbre fin mi-figue mi-raisin des Trois Soeurs de Tchekhov, transformée en message prétendument plus positif)
Le message si énigmatique "Anta Odeli Uta" fut aussi utilisé comme un Teaser pour le film dans la Pravda, donné sans explication avant sa sortie et le slogan "pour déchiffrer le code, venez tous le 30 septembre". Ce fut un énorme succès populaire au point qu'on aurait refusé des foules à la Première. - Réactions de l'époque
Aelita avait coûté une fortune, avec des capitaux semi-privés issus d'une compagnie financée par des syndicats allemands et la NEP. Le but du budget était de concurrencer Hollywood et de faire un film à grand spectacle qui puisse être conforme au nouveau régime. Lénine est mort en janvier 1924 et le film sort en septembre. La Troika Staline-Zinoviev-Kamenev a commencé à marginaliser Trotsky mais ce dernier est pourtant l'un des seuls dont on voit un portrait dans une scène chez le soldat Gusev.
Ce site donne quelques extraits des critiques de l'époque.
La Pravda est assez nuancée : "Le thème du film et du roman de Tolstoi, malgré tout son caractère discutable du point de vue idéologique, a une grande valeur littéraire. Les auteurs du scénario, en voulant corriger le côté idéologique, décrivent tout le voyage vers Mars comme un rêve de l'ingénieur. Mais il n'est pas très clair quand le rêve commence. Mais dans ce cas, d'où viennent toutes les scènes sur Mars au long du film ? (...) La révolte des travailleurs martiens a une impression des films étrangers monumentaux, et privilègient la quantité plutôt que la qualité." Les Ivestiya furent plus négatifs, disant que "La montagne a accouché d'une souris". Le Kino-gazeta se disait intéressé mais reprocha au scénario de s'être trop écarté du roman d'Aleksei Tolstoï. Kinonedelya fut le plus politique, disant qu'on voyait bien que les scénaristes d'Aelita étaient étrangers à la classe ouvrière et que le Parti devrait écarter des spécialistes bourgeois comme Protozanov. Novyi Lef déclara que ce film de science-fiction était du "divertissement dépassé". - Différences avec le roman
Dans le roman, il n'y a aucun "rêve" et surtout, Loss n'a pas tué sa femme (qui s'appelle d'ailleurs Katya et non Natacha). Il fuit son chagrin de veuf, non sa culpabilité d'assassin.
Alors que les 2/3 du film sont sur la relation de Los avec sa femme, ici Los et Gusev partent presque aussitôt vers Mars : le film a donc nettement atténué la part d'aventures fantastiques du roman (ce qui est un peu l'inverse des adaptations habituelles !).
Le dénonciateur Kratsov, le fraudeur Ehrlich et l'ingénieur Spiridonov sont tous des inventions du film. Le soldat Alexeï Gusev est nettement plus intelligent dans le roman que ce qui apparaît dans le film.
Le livre a aussi des messages radio venus de Mars au début. L'ingénieur Mstislav Los est financé par un journaliste américain, NEP oblige, qui le paye en échange d'articles sur son voyage martien (ce "Archibald Skiles" est peut-être inspiré de John Reed ?). Le financement n'est jamais précisé dans le film, la fusée part d'un petit atelier privé.
Mars n'est pas une monarchie mais plutôt un Etat dictatorial saint-simonien, dirigé par un Conseil d'Ingénieurs, dirigé par Tuscoob. La lutte des classes ne sera donc pas le renversement d'aristocrates mais d'intellectuels.
Aelita est nettement plus attirante dans le roman. Elle est bien une sorte de Princesse puisque son père Touskoob dirige le Conseil des Ingénieurs, mais elle a des capacités télépathiques, qui explique de manière plus convaincante son lien avec Los. C'est une sorte de Vestale qui doit rester vierge. L'histoire est donc une vraie histoire d'amour entre le veuf éploré et la prophétesse martienne raconte l'histoire de sa planète, qui s'appelle Tuma en martien. La planète avait des autochtones de couleur orange, les Aols, mais les Magatsitls, les Atlantes venus de la Terre écrasèrent les Aols et se mélangèrent avec leurs filles (le roman a aussi d'étranges mythes raciaux sur le partage à Atlante entre Blancs, Rouges et Noirs).
Comme dans le film, Aelita les sauve contre son père. Gusev mène la Révolution mais il s'enfuit avec Los. Leur fusée est attirée par une comète mais finit par s'écraser sur Terre, aux USA. Ils reviennent en URSS où ils sont traités en héros et préparent des expéditions pour soutenir l'Union des Républiques soviétiques martiennes.
Los est désespéré et se dit qu'Aelita a dû mourir mais à la fin du roman il reçoit un message radio de Mars, avec la voix d'Aelita "Où es-tu, où es-tu, mon amour ?", ce qui est donc une fin complètement inversée par rapport au film où le message radio Anta Odeli Uta est dépoétisé pour se réconcilier avec le travail effectif. - Les ambiguïtés du film
Loss et Gusev nous disent tout le temps qu'ils sont fiers de construire le socialisme mais pourtant l'impression principale du film est que tout le monde veut fuir. C'est très étrange pour un film de retour d'exil, comme une sorte de désir général de fuir la Russie. L'assez sympathique Spiridonov a fui le pays. Même le très politiquement correct Bolchevik Gusev se dit impatient de "repartir" (même si c'est pour répandre la Révolution). Le thème évangélisateur semble cacher une sorte de malaise général. Je serais plutôt d'accord avec certains soupçons de la presse stalinienne : Protozanov, malgré lui, a fait un film un peu hésitant, et Aelita semble être parfois une ode contre-révolutionnaire sous un couvert stalinien. Même la morale finale (plutôt le travail que le rêve) pourrait se retourner contre l'idée de révolution.
L'ambiance de Moscou est assez lourde. La commissaire de l'immeuble donne une impression de surveillance désagréable. Le milicien Kratsov - certes désavoué par les vrais miliciens qui le savent incompétent - est un clown grotesque.
Certes, les contre-révolutionnaires sont ridiculisés. Le personnage du trafiquant Ehrlich, qui réintroduit les inégalités dans la nouvelle société, est un classique dans la propagande stalinienne (si cela ne va pas bien, c'est la faute d'une minorité d'accapareurs et saboteurs), mais on peut se demander quel est le verdict sur la NEP. Le livre d'Alexeï Tolstoï semblait pro-NEP en 1923, c'est moins le cas après la mort de Lénine en 1924 (après la défaite de l'aile dite de gauche de Trotsky, la Troïka va d'ailleurs se diviser à ce sujet, Kamenev proposant de la maintenir).
Mais ce qui marque le plus dans Aelita est bien le décor martien, les vêtements d'avant-garde, les humains transformés en robots. Une des portes s'ouvre comme un iris. Un téléscope est une construction de triangles de verre. Les gardes sont les ancêtres directs des Stormtroopers impériaux, avec leurs mélange de robots et de légionnaires. Aelita est surtout un mélo, parfois lourd ou trop elliptiques, mais les scènes de science-fiction furent incroyablement fécondes et inventives.
excellente analyse merci
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RépondreSupprimerun esclave brise la chaine et libère ainsi ses mains, il donne un flambeau à une autre main libérée elle-aussi,celui-ci s'en sert pour écrire l'inscription "25 octobre 1917" en caractères de feu, le forgeron (le forgeron détruit le passé à coups de marteau, il en réemploie les débris, les fond et crée une faucille. Il dépose ensuite le marteau qui vient de lui donner forme.
RépondreSupprimerscène intéressante également ;-)