Chers Williamsiens, chères Williamsiennes,
Je continue à espérer pouvoir enfin tenir un rituel. Et plus particulièrement un rituel de lecture cursive d'un auteur.
Bernard Williams est peut-être le plus grand philosophe éthique du siècle dernier, mais il se prête assez peu à une lecture rapide décontextualisée, comme il a une tendance à tourner en spirale autour d'un sujet. Ce qui rend la lecture plus distrayante n'est pas seulement sa rigueur pénétrante, mais un vice : son manque patent de patience envers ceux moins agiles mentalement que lui. On sent une ingéniosité supérieure mais aussi un mépris assez souverain pour la plupart des autres moralistes. La vertu supérieure chez Williams est l'intégrité, non l'humilité.
Il faut dire que Williams, comme je le disais la dernière fois, parle d'un domaine qu'on réduisait souvent - depuis le Victorien Sidgwick - au choix entre Conséquentialisme utilitariste et Déontologie kantienne. Or Williams ne juge pas ces deux doctrines seulement fausses mais même trivialement fausses, ou même pires que fausses, absurdes, inapplicables et dénuées de tout rapport avec ce qu'elles sont censées représenter et réguler. Williams devait avoir l'exigence intellectuelle hautaine de celui qui ne dissimule pas sa lassitude devant des collègues qu'il juge presque tous dans un état de confusion proche de la stupidité, ou de la grise naïveté de l'abstraction.
Je vais suivre à peu près l'ordre chronologique dans son oeuvre. Le plus célèbre livre d'éthique de Williams doit être Ethics and the Limits of Philosophy (1985, quand il avait donc 55 ans) mais je vais commencer avec son premier ouvrage, un petit opuscule introductif, Morality: An Introduction to Ethics (1972) écrit en même temps que son célèbre "A Critique of Utilitarianism" (pour Utilitarianism: For and Against, 1973) et la compilation d'articles sur l'identité personnelle et l'égoïsme Problems of the Self).
De ces trois ouvrages, Morality (qui a été traduit en français et inclus dans La fortune morale, PUF, 1994) est peut-être le plus mineur. Critique of Utilitarianism est dévastateur contre le conséquentialisme et est devenu un classique, Problems of the Self a remis en cause toute la manière de procéder qui repose sur des "expériences de pensée", mais Morality est plus anecdotique, et peut-être un peu moins satisfaisant.
L'autre problème est que Morality donne souvent l'impression de dire : "La théorie T est fausse, mais pas pour les raisons qu'on croit" et de passer ensuite plus de temps à réfuter des réfutations incorrectes qu'à donner quelques arguments constructifs. Le scepticisme virtuose de Williams se permet donc à la fois de dire que le relativisme moral est idiot et que les critiques habituelles des philosophes contre le relativisme moral sont assez confuses.
Williams fut l'un des premiers Nietzschéens analytiques (il y a un renouveau actuellement avec par exemple le philosophe du droit Leiter) et cela donne cette contradiction entre la décomposition d'arguments et l'épigramme ironique (il est parfois dommage que Russell, "Humien de gauche", n'ait jamais vraiment pris au sérieux Nietzsche). Il prend souvent un ton bien plus aristocratique même que le Comte Russell et peut se permettre de se moquer d'Aristote pour des raisons stylistiques - il ne lui pardonnait pas l'invention du style "scolastique" dont les écoles analytiques ont ensuite hérité et où Williams excellait.
Morality est assez bref, environ 100 pages. La première partie, un tiers environ, commence non pas par la moralité mais par sa négation. Que peut signifier le fait de nier qu'on a des obligations morales ? Williams semble procéder en voulant montrer qu'on ne peut écarter simplement ces formes comme des auto-contradictions manifestes ou des formes d'irrationnalité. Au contraire, il montre qu'à chaque fois qu'on reproche à l'Amoral de ne pas tenir compte de règles qu'il devrait en fait appliquer, on fait une pétition de principe en réintroduisant des principes moraux que par définition l'Amoral refuse.
Il n'y a donc pas de fondation rationnelle rapide du concept d'obligation morale. Les amoraux ont peut être des difficultés à pouvoir le rester mais ce ne peut pas être une contrainte rationnelle. Ce résultat en partie négatif, la non-réfutation de l'amoral, montre déjà le problème essentiel : Williams dit qu'il a tort mais que les raisons morales doivent être internes aux motivations du sujet, pas des principes de rationalité comme le calcul utilitariste ou la raison législatrice kantienne. Williams a donc été accusé d'une forme de relativisme alors qu'il dit explicitement qu'il juge le relativisme absurde. La question est de savoir comment définir des obligations morales alors que le nihilisme moral n'est pas du tout impossible rationnellement, seulement difficile dans la vie affective empirique.
Il distingue donc plusieurs formes d'étapes.
L'amoraliste serait celui qui nie toute obligation (c'est ce que j'appellerai le nihilisme moral, il n'y a en fait réellement aucune obligation et les autres suivent donc des fictions).
Le subjectiviste dit qu'il n'y a pas de "faits moraux" objectifs et donc un jugement moral n'exprime qu'une croyance ou un désir subjectif (je ne veux pas qu'on fasse F alors je considère que c'est une obligation).
Le relativiste dit que ce qui est juste a toujours un sens relatif à une société et peut même valoir de manière fonctionnelle pour une société.
Relativism, the anthropologist's heresy, the most absurd to have been advanced, even in moral philosophy.
Sous-entendu : et la philosophie morale est pourtant la partie la plus extravagante d'une discipline pourtant habituée à des non-sens loufoques.
Williams prend surtout au sérieux le subjectivisme - qui pourrait ressembler superficiellement à son propre internalisme non-cognitiviste (humien) sur les motivations - mais pas du tout le relativisme qu'il réduit à un sentiment de culpabilité colonialiste.
L'amoralisme n'est pas vraiment qu'un "homme de paille", contrairement à ce qu'on pourrait croire (sauf si l'amoral n'est traité que comme une pathologie, comme un psychopathe à qui il manque une prise en compte des normes sociales). Il y a des nihilismes moraux sérieux. Mackie disait que tout code moral n'est qu'une suite de phrases fausses, des fictions qui ne servent pas à distraire mais à "motiver". Russell - qui avait commencé sous l'influence du réalisme moral anti-naturaliste de Moore - défend aussi une théorie subjectiviste (chacun ne fait que suivre ses désirs et la morale n'est donc qu'une coordination émergente de désirs plus ou moins compatibles, mais sans aucun principe supérieur qui exigerait de rendre ces désirs compatibles).
(à suivre)
YouTube a (depuis hier grâce au doctorant ContraWagner) une conférence de Bernard Williams à Princeton sur "L'inévitable préjugé humain" (Walter Edge Lecture, Center of Human Values, 15 octobre 2002 - Williams mourut huit mois après d'un myélome des os à 74 ans). C'est une défense d'une forme d'humanisme en morale contre la critique "anti-spéciste" faite par l'utilitariste écologiste Peter Singer (théoricien des "droits des animaux"). Williams ne veut pas revenir à une conception qui accorde une importance absolue ("métaphysique") à l'humanité du point de vue cosmique (cela a disparu avec le "désenchantement du monde") mais ne voit pas pourquoi le naturalisme darwinien devrait nous faire abandonner un privilège moral que nous accordons à nos semblables (d'où sa plaisanterie au début de la seconde vidéo : Singer devrait considérer le terme même de Human Values comme analogue à Aryan Values ou Chauvinist Values).
La suite de la conférence montre toujours la même fougue contre l'utilitarisme ("a crazy view") qui l'a rendu célèbre.
Une de ses prédictions erronées en 1973 dans la dernière phrase de sa diatribe d'Utilitarianism, For or Against était :
"Les questions importantes soulevées par l'utilitarisme devraient être discutées dans des contextes plus satisfaisants que dans celui de l'utilitarisme lui-même. Il ne saurait tarder qu'on n'en entende plus parler du tout (The day cannot be too far off in which we hear no more of it)."
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