vendredi 12 décembre 2008
Intempestif
J'ignore s'il existe une bonne hypothèse expliquant le mystère du déclin de la philosophie en Islam arabe et sunnite après l'Âge d'Or du IXe-XIIe siècle (en dehors de quelques branches, notamment dans le chiisme iranien comme Mulla Sadrā, qu'Henri Corbin analysa comme une sorte d'"existentialiste" chiite du XVIIe siècle).
Je me satisfaisais plus ou moins que c'était sans cause, une simple contingence inexplicable s'auto-entretenant ou se stabilisant, comme on peut perdre une "habitude".
A un moment, je pensais simplement à une réaction des théologiens conduits par une sorte de Fidéisme anti-rationaliste. Cela est annoncé par la critique théo-centrique et sceptique de Al-Ghazali (qui fut aussi un logicien) mais après tout le scepticisme fidéiste a pu parfois s'accompagner au contraire d'un renouveau de la philosophie : Montaigne dit bien aussi que la Raison ne peut pas argumenter sur Dieu, mais cette crise du scepticisme chrétien va conduire au contraire au rationalisme fondationnaliste de Descartes. A l'inverse l'occasionnalisme des prêtres-philosophes Malebranche ou Berkeley n'ont pas arrêté le processus de critique rationnelle de la Révélation.
Mais ce n'est pas une explication. Certaines institutions cléricales peuvent avoir un intérêt au fidéisme mais cela n'explique pas pourquoi cela fonctionne. Les tentatives de fidéisme au XVIIe siècle contre la Science moderne échouèrent vite, mais il est vrai qu'il y avait des résultats positifs (la physique moderne) dont une critique simplement logique de la Révélation ne peut se prévaloir.
(Et le scepticisme ou l'immanentisme philosophique n'est pas suffisant pour fonder une Révolution scientifique, ou le matérialisme Cārvāka aurait pu y conduire aussi en Inde).
Mais il y a une hypothèse à laquelle je n'avais pas pensé et qui serait plus surprenante (mais je ne vois pas comment on pourrait la vérifier). Et si la philosophie en Terre d'Islam avait commencé une critique en fait très "radicale" de manière "prématurée" ?
Cela aurait conduit à une réaction plus violente que la lutte des théologiens chrétiens contre les "artiens" comme Abélard (qui fut accusé à tort par certains comme Bernard de Clairvaux d'avoir été un libre penseur) ou au XIIIe les hérétiques dits "averroïstes" latins.
En ce cas, le problème aurait été un "rythme intempestif", un coup de malchance. Simplement trop vite ou trop tôt. La critique philosophique européenne aurait pu se développer en étant plus encadrée au départ par les Universités et l'Eglise, alors qu'elle aurait été réprimée et étouffée plus vite dans le monde musulman parce qu'elle avait failli rester plus "grecque", c'est-à-dire non seulement platonico-aristotélicienne mais aussi un peu épicurienne et stoïcienne.
Ce n'est donc pas que le Monothéisme chrétien aurait été plus "favorable" au Logos grec, comme le disait le Pape Benoît XVI à Ratisbonne. Ce serait que le Monothéisme musulman aurait eu une réaction "immunitaire" contre le Logos grec parce qu'il aurait connu immédiatement des effets plus directs alors que la phase d'incubation aurait été plus longue en Europe, ce qui a permis la Révolution scientifique, le Rationalisme classique et ensuite les Lumières.
Cette critique radicale ne vient pas d'Averroès mais par exemple de la figure étrange d'Ibn Al-Rawandi (à Baghdad au IXe siècle), qui semble avoir commencé une critique (peut-être déiste mais on a peut-être exagéré) de la Révélation.
Il y a aussi le poète et sceptique Al-Ma'arri (Syrie et Baghdad au début du XIe siècle). Il va encore plus loin et eut même le courage de dire que le pélerinage à la Ka'aba n'était qu'un élément païen). Je ne sais quel fut son retentissement dans une société d'avant l'Imprimerie mais je ne connais pas de critique équivalente en Europe avant Hobbes et Spinoza.
Et il y a au XIIe siècle en Espagne Ibn Tufayl (dont j'ai mentionné le roman philosophique Hayy L'Autodidacte). Il a certes défendu la compatibilité de la Raison et de la Révélation mais pour dire que les Sages pouvaient atteindre la vérité par la Raison et laisser la Révélation et ses simplifications imagées pour le peuple des Insensés qui ne peut accéder à la Sagesse.
Mais je ne sais par quelle histoire contre-factuelle on pourrait savoir quels facteurs ont été décisifs parmi ces vagues raisons idéelles (un peu simplistes, donc) et d'autres, plus institutionnelles ou sociales (peut-être que la centralisation ecclesiastique aurait paradoxalement aidé ??).
Personnellement, j'aurais tendance à penser que c'est la combinaison de trois facteurs qui ont fait reculer la philosophie en terre d'islam.
RépondreSupprimerLe premier a à voir avec ce que vous faites remarquer à savoir le succès rapide du mutazilisme. Non seulement les motazilites ont été très radicaux dans leur rationalisme, mais en plus, une fois qu'ils ont été reconnus, philosophes officiels de la Cour d'Al Mamun, ils se sont comportés en véritables inquisiteurs, torturant les érudits pour qu'ils acceptent que le Coran est créé par exemple. Rationnels certes, mais légèrement cinglés quant aux moyens malgré tout! De ce fait, après que le Calife avait cessé de les protéger, le rationalisme est resté en terre d'islam synonyme de folie sadique.
Deuxième facteur: il parait (je ne suis jamais arrivé à savoir de quel Calife il s'agissait exactement) qu'à un moment du Xe siècle, le Calife a juste décidé que les portes de l'interprétation "étaient fermées" et que tout musulman se devait de choisir l'une des quatre écoles orthodoxes et de s'y tenir. Du coup, la réflexion des théologiens et philosophes cessait d'être vivante pour se limiter à une scolastique consistant à ré-interpréter les écrits des imams Malick, Hanafi etc avec une peur panique de l'innovation. Un tel climat est difficilement compatible avec la pensée philosophique.
Troisième facteur: Le fait que la science ait été dès l'origine tellement appliquée, privilégiant par exemple l'astronomie qui permets de déterminer les heures de prières et la médecine a de mon point de vue facilité l'abandon de la pensée spéculative au profit d'une approche technicienne y compris dans le domaine philosophique.
Tous ces facteurs me semble-t-il ont été accentués par la Reconquista et par le fait que très rapidement, l'Europe a émergé comme puissance obligeant les sociétés musulmanes à se cloitrer de plus en plus et à faire taire toute dissidence interne.
Oui, le facteur motazilite apparaît aussi indirectement, avec les philosophes qui vont polémiquer contre eux, comme Avicenne et Al-Rawandi. Mais je n'avais pas pensé à la Minha du Calife al-Mamun : le problème aurait donc été que les Philosophes ont été "Rois" ou le Calife trop Philosophe ! Personne ne s'attend à la Inquisition "philosophique" mais elle peut être pire qu'une autre. Pas de meilleure moyen de se faire haïr et de donner envie de faire boire de la ciguë !
RépondreSupprimerA l'inverse, le Calife Al-Qadir fera interdire le motazilisme au début du XIe siècle, ce qui va aussi stériliser les discussions.
Les arguments de répression ne peuvent être suffisants. L'Occident aussi a pu réprimer les nombreuses hérésies et les discussions (même si certaines hérésies ont pu aussi être "absorbées" dans l'orthodoxie).
Même l'institution universitaire occidentale aurait pu étouffer la philosophie si les Théologiens (et Juristes) avaient décidé que la philosophie ne devait guère servir que de "dialectique" introductive pour l'exégèse et rien d'autre.
Sur un "pragmatisme" excessif et une pensée technicienne, c'est aussi la théorie de Needham pour expliquer que la supériorité technique chinoise n'ait pas conduit à la Révolution scientifique. La spéculation de type platonicienne aurait pu aider Galilée et Kepler. Mais à l'inverse, l'empirisme et le naturalisme n'ont pas freiné les sciences du XVIIIe siècle.
Le facteur politique peut fonctionner pour l'Andalousie, mais pas pour Baghdad (encore que, dans le cas de Baghdad, il y a l'écrasement par les Mongols). Mais l'essor ottoman par la suite n'a pas fait revivre la philosophie.
Un facteur politique endogène (mais c'est peut-être un cliché trop vague) pourrait aussi être la théocratie, le "césaro-papisme" qui à Byzance et en Islam a unifié les pouvoirs spirituels et temporels alors que l'Occident était dans la division perpétuelle entre les Clercs et les Seigneurs. Les Philosophes peuvent obtenir plus de latitude dans les publications en faisant jouer l'opposition entre ces différentes autorités, comme Guillaume d'Occam qui soutient l'Empereur contre le Pape (mais après tout le Califat fut vite divisé aussi entre plusieurs centres de pouvoir rivaux comme l'Espagne, l'Egypte fatimide, la Mésopotamie et ensuite Istanboul).