samedi 21 février 2009
Feuerbach et le dépassement de l'ontologie
Non, le titre n'est pas sérieux mais j'ai une envie de "philo continentale" ce soir. Feuerbach est peut-être oublié et je crois un peu à l'argument de Heidegger (je ne sais plus où, Lettre sur l'Humanisme ?) selon lequel Ludwig Feuerbach, malgré son obscurité, est en fait La Philosophie "par défaut" inconsciente de notre époque oublieuse de l'Être.
Je ne suis pas sûr que "dépassement de l'ontologie" ait un sens. Mais cela semble finalement plus singulier que sa célèbre "critique de la théologie".
Feuerbach ne doit plus guère intéresser aujourd'hui que les Marxiens et simplement comme un devancier forcément insuffisant, un Hégélien qui n'aurait pas encore su rompre assez nettement le lien avec le Père, un matérialiste trop captif de la séduction de l'idéalisme, simple intermédiaire entre Hegel et Marx et le personnage plus connu par les courtes Thèses sur Feuerbach (1845) que pour ses propres thèses.
Un des éléments fondamentaux de Feuerbach est son idée d'une "religion séculière" (pour récupérer l'expression d'Erich Voegelin en un sens non-totalitaire). Même sans reprendre toute l'analyse de l'Idéologie allemande, Feuerbach est un pasteur refoulé qui n'écrit que pour attaquer la religion mais en même temps pour dire que la religion doit être conservée ou modifiée vers l'Humanité. Le but de sa philosophie est la suppression de la religion mais au sens hégélien de la suppression comme intégration, ce qui en fait une philosophie profondément religieuse, même si c'est une religion anti-théologique de l'Immanence contre l'aliénation dans l'Au-delà. Auguste Comte alla à peu près à la même époque encore plus loin dans ce sens d'une Eglise en transformant le Positivisme en une religion de l'Humanité, et ce positivisme se retrouve encore dans l'arrière-fond de l'idée du religieux comme lien social chez Emile Durkheim.
Feuerbach répète tout le temps cette même critique de la religion, la "dissolution de la théologie en anthropologie" et cet aspect du religieux cherchant à se réapproprier son essence aliénée paraît un peu fade après la critique nietzschéenne qui sera plus radicale en attaquant religion, humanisme et socialisme comme des aspects de l'idéal moral.
Mais quand on lit son livre Principes de la philosophie de l'avenir (1843), il y a certaines autres thèses qui ne sont pas sans intérêt, même si elles restent toujours prises dans la langue hégélienne où Feuerbach veut chercher à "déduire" dialectiquement sa contradiction de Hegel comme une négation et nécessité interne au "syllogisme" incomplet du Maître. D'autres philosophes veulent faire de l'anti-Hegel en craignant de retomber ainsi dans son système (cela explique l'obscurité totale de Kierkegaard ou les jeux de mauvaise foi de Derrida) alors que Feuerbach souhaite au contraire montrer que son anti-Hegel ne fait que dévoiler la vérité encore inachevée dans son système.
Une des ruptures dans le titre est de réussir à remettre l'Histoire en marche. Hegel a été le philosophe de l'Histoire mais aussi de la conclusion de l'Histoire et l'appel à l'Avenir consiste pour Feuerbach à montrer à nouveau pourquoi la philosophie de la récapitulation n'était pas encore parvenue à son plein développement.
Feuerbach tente de défendre la priorité de la sensibilité sur l'Esprit et la Raison réflexive par un argument fichtéen qui est l'intersubjectivité. C'est un peu surprenant comme l'intersubjectivité est d'habitude au contraire chez Hegel ce qui dépasse la conscience sensible vers la reconnaissance dans la conscience de l'autre. L'argument semble presque sophistique et il semble étrange de justifier les stimuli sensoriels immédiats par la médiation de "l'Etre pour-autrui". Il dit (au §32, qui commence son dépassement de la philosophie "contemporaine") que ce n'est que par la sensibilité et l'affectivité que le Moi devient un "Tu". Le Moi s'il n'était que pensant simplifierait tout vers la substance et le monisme, mais c'est la sensation qui lui donne la résistance d'une autre conscience puisqu'il ne voit pas l'objet sans le voir comme un alter ego. "Ce n'est que par les Sens que le Moi n'est pas Moi".
Puis Feuerbach déduit que la relation affective et intersubjective par excellence qui dépasse la simple ostension à des particuliers sensibles pour viser une singularité est l'Amour.
Ici, il me semble quitter la lettre hégélienne (mais il faudrait vérifier) en disant que l'Amour dépasse la conception intellectuelle abstraite de l'Identité vers la conscience d'une différence irréductible.
L'Amour n'est pas que la propriété psychologique entre volontés individuelles et Feuerbach va la mettre au centre, à peu près là où se trouvait le concept de Devenir dans la Science de la Logique.
Mais la déduction prend des termes excessifs ou obscurs qui peuvent ressembler au mouvement abstrait si difficile des textes hégéliens, où les concepts semblent s'animer d'activités pour entrer dans un enchaînement prévu par l'auteur.
Feuerbach aime les maximes et formules plus que son maître austère :
"Alors que l'ancienne philosophie disait "Ce qui n'est pas pensé, n'est pas", la nouvelle philosophie dit au contraire "Ce qui n'est pas aimé, ce qui ne peut être aimé, n'est pas". (...)
L'amour est le critère de l'être, aussi bien objectif que subjectif, le critère de vérité et de réalité. Où il n'y a pas d'amour, il n'y a pas non plus de vérité. Et il n'y a que ce qui aime qui est quelque chose, n'être Rien et n'aimer Rien sont identiques. Plus on est et plus on aime, et réciproquement. " (§35)
Le concept d'Amour est donc ambigu, pris ici entre l'affectivité humaine (puisque Feuerbach veut y appuyer la priorité de la Sensibilité) et l'Agapè johannique (puisqu'il est clair qu'il s'agit du dépassement de Dieu : ne plus aimer Dieu comme Charité universelle mais aimer directement les autres sujets sensibles, transformer l'intercession de l'incarnation en notre propre chair).
La suite retombe dans la discussion avec Hegel, expliquant qu'il suffit de généraliser la théorie de l'Esthétique de l'Art comme spirituel dans le sensible pour comprendre l'essence déjà complexe de la Sensibilité.
Mais il a quelques bonnes formules sur les exorcismes à faire, appelées à une certaine fortune sur l'idée de spectres de la dialectique (cela me ferait presque me demander si le bouquin ectoplasmique et fuyant de Derrida à ce sujet n'a pas en fait quelque chose à dire) :
"L'ancienne philosophie retombait nécessairement dans la théologie, car ce qui n'est supprimé/dépassé que dans l'entendement in abstracto a encore son contraire dans le coeur. La nouvelle philosophie au contraire ne peut plus être relapse : ce qui est mort aussi bien dans la chair et l'âme ne peut plus revenir comme spectre." (§53)
"Le Philosophe absolu disait ou du moins pensait de lui, naturellement en tant que penseur et non en tant qu'humain "La vérité c'est moi" - par analogie à "l'Etat, c'est moi" du monarque absolu, ou "l'Être c'est moi" du Dieu absolu. Le philosophe humain, au contraire, dit "Même dans la pensée, même comme philosophe, je suis humain avec les autres humains (Mensch mit Menschen)." (§61)
"La vraie dialectique n'est pas un monologue du penseur solitaire avec lui-même. Elle est un dialogue du Je et du Tu." (§62)
On me dira que cela est devenu un cliché de la philosophie continentale contemporaine, que ce soit le Je et le Tu de Martin Buber (1923), le dialogisme de Bakhtine, le dépassement éthico-métaphysique de l'Être en "visant" l'Autre chez Lévinas, le pseudo-pragmatisme dialogique d'Apel et l'éthique de la communication d'Habermas. Mais on ne remarque pas toujours à quel point cette rhétorique de l'intersubjectivité et de l'Amour se trouve déjà, de manière certes très condensée et abstraite, chez Feuerbach.
Mais la proclamation que sa philosophie de l'avenir allait enfin supprimer la religion car elle serait la vraie religion montrait que le progrès par rapport au Savoir absolu hégélien semblait faible. Comme dit Engels dans Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (1886), le langage de la dialectique pour exalter la sensibilité, l'amour, la sexualité, l'alimentation et les relations sociales concrètes ne servait en fait qu'à les rendre "acceptables" dans ce savoir en les traduisant en déterminations.
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