dimanche 8 mars 2009
L'essence parentale
Via Sullivan (qui malgré son catholicisme torturé de conservateur ambigu a de nombreux liens de philosophie parfois séculière), certains primatologues défendent l'idée que l'être humain serait plus un parent coopératif que les mammifères supérieurs proches (Sarah Blaffer Hrdy, Mothers and Others. The Evolutionary Origins of Mutual Understanding, Harvard 2009). Notre rapport parental coopératif serait une spécificité humaine qui permettrait de faire durer le développement et l'éducation de l'enfant humain (ce qui serait lié aussi à la néoténie de l'espèce rationnelle supérieure).
On sait que le sourire d'un nourrisson (et sa capacité à reconnaître le sourire) est une capacité innée qui n'existe pas chez toutes les espèces (le singe ne reconnaît pas notre sourire innocent et peut le prendre pour des dents agressives). Nous serions même - contrairement à la célèbre thèse anthropologique de Hobbes sur homo homini lupus - bien plus pacifistes que nos cousins simiesques.
Je viens de commencer le livre de bio-éthique provocateur du philosophe sud-africain David Benatar, Better Never to Have Been: The Harm of Coming Into Existence, Oxford 2006. Il défend la thèse anti-nataliste selon laquelle les parents font toujours du tort en donnant la vie et donc que notre devoir moral devrait être de cesser d'obéir à notre instinct de reproduction en avortant tout enfant.
Son argument repose sur l'asymétrie entre l'absence de plaisir et l'absence de douleur. La douleur est un mal et le plaisir est un bien mais l'absence de douleur est un bien alors que l'absence de tout plaisir n'est ni bonne ni mauvaise selon son argument. Donc la non-existence qui engendre absence de douleur et absence de plaisir est nécessairement meilleure que l'existence (quelle que soit la quantité de plaisir potentiel), donc tout parent est cause de plus de souffrances que de négation d'absence de plaisir. Donc donner la vie est nuire à quelqu'un qu'on prive de cette non-existence, CQFD. Il va jusqu'au bout de son argument hyper-malthusien en défendant l'idée qu'il vaudrait mieux que l'espèce humaine cesse d'exister pour ne plus ressentir de peine.
Spontanément, j'aurais eu tendance à croire à l'argument de Benatar mais j'ai encore une réticence kantienne contre ses prémisses hédonistes (et j'ai bien sûr le soupçon nietzschéen qu'une telle thèse doit exprimer plus des pulsions psychologiques qu'un pur raisonnement éthique valide, même si Benatar ne cesse de dire qu'il est entièrement sérieux dans son argumentation). C'est ce que je voulais dire d'ailleurs en prenant ce pseudonyme d'Annicéris, un hédoniste cyrénaïque modéré qui ne voulait pas aller aussi loin que l'hédonisme d'Aristippe (qui semble vraiment en tirer une éthique non-eudémoniste du présent immédiat sans tenir compte du bonheur futur) et le pessimisme radical d'Hégésias (qui disait que le plaisir ne pouvant pas durer, mieux valait mourir que vivre) : Annicéris était sur une position plus banale de l'éthique grecque (et peut-être plus proche de l'égoïsme modéré des Epicuriens), en accordant une valeur intrinsèque absolue à certains plaisirs de l'intersubjectivité et de la sociabilité humaine comme l'Amitié (que refusait Hégésias en disant qu'elle n'était en fait jamais désintéressée).
Ces arguments pro-mort de Benatar (c'est le nom qu'il donne lui-même à sa thèse, en disant qu'il est pro-choix au point de vue juridique mais pro-mort au point de vue moral, ce qui risque d'être pris comme une pente glissante par les soi-disant pro-vie) peuvent être combattus soit
(1) par une déontologie de type kantienne (si nous ne vivions pas, nous ne pourrions pas réaliser le Règne des Fins morales, donc notre existence a une valeur morale quelles que soient les peines que nous devions endurer - phrase finale si désespérante des Trois Soeurs : "Il faut vivre, et travailler") ;
soit (2) une auto-affirmation des valeurs vitales de type nietzschéenne (le simple fait de demander à justifier la valeur de la vie est déjà une faute nihiliste d'interprétation et même la défense kantienne serait encore une expression ascétique de la haine de la vie).
David Benatar est plus modéré que Hégésias de Cyrène. Il ne conseille selon son hédonisme pessimiste que l'anti-natalisme, l'extinction de l'espèce, mais pas le suicide (ou pire une euthanasie forcée des souffrants - il insiste sur le libre consentement des existants, l'euthanasie forcée causerait bien entendu plus de mal que la souffrance qu'elle voudrait éviter). Mais je ne vois pas beaucoup d'autres solutions pour y répondre que les solutions déontologiques ou bien l'élimination de la question au nom de l'auto-affirmation du vivant. Une synthèse de Kant et Nietzsche est la solution "existentialsite" religieuse par le théologien Paul Tillich dans The Courage To Be, 1952, où il défend que nous devons vivre par courage et affirmation contre le néant, faisant donc de la vertu une sorte de finalité même contre le nihilisme.
Une autre solution de type axiologique qui reconnaîtrait certaines prémisses de l'argument de Benatar serait des formes de progressisme, comme par exemple l'idéologie transhumaniste (j'ai toujours du mal à l'appeler une philosophie tant elle semble portée par une sorte de naïveté technophile comme si elle ne faisait que réaliser et suivre une sorte de mouvement spontané de justification de la technoscience) : l'homme doit accepter de vivre dans le mal et la souffrance biologique et la facticité de son existence simplement comme condition nécessaire de possibilité du dépassement de ces formes biologiques vers une dissociation de la Sentience et de la Souffrance (des formes d'intelligence consciente mais sans angoisse de la mort ou de la peine). L'homme devrait bien être dépassé, mais non pas vers le surhomme post-moral mais vers des potentialités technologiques, l'auto-construction prométhéenne complète du dieu à venir. L'homme ne serait alors que le chaînon manquant entre l'animal et l'IA angélique. Nous devons faire des enfants (ou des clones ou des réplicants, peu importe d'ailleurs) pour que ces petits-neveux puissent un jour "engendrer" la Singularité post-humaine - en supposant qu'ils aient la chance de ne pas périr tous avant par le hasard d'un météore ou d'épidémies. Je crois que le premier philosophe dans l'histoire de l'humanité à avoir imaginé cette finalité au-delà de l'humanisme fut le Britannique Olaf Stapledon dans Star Maker, 1937. Mais je ne poursuis pas, tant ces idées me semblent encore entre la réflexion sérieuse et une divagation infantile ou une volonté de puissance mal-maîtrisée du discours de science-fiction.
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