mardi 21 avril 2009

L'avenir et l'illusion



Il faut parfois se méfier de Wikipedia, je viens de voir que l'entrée L'Avenir d'une illusion de Freud commençait par dire depuis sa création en 2005 que Freud "hésitait entre mélancolie et confiance en Dieu", ce qui est complètement absurde.

Je n'ai pas osé virer toute la phrase mais j'ai corrigé en "confiance dans la raison". On peut faire de nombreux reproches au livre de 1927 mais certainement pas d'hésiter dans son côté Aufklärer - même si Freud conclut plaisamment en disant qu'il ne suit que le Dieu λόγος (au sens de la rationalité et non pas d'un νοῦς transcendant ou d'une médiation divine).

Comme je traverse une phase d'exploration de la psychanalyse, voilà un bref résumé de ce court texte, relativement peu "technique", l'entrée Wikipedia étant déjà bien développée mais parfois un peu obscure. En revanche, je ferai peu attention à la distinction entre mon commentaire et ce qu'il dit explicitement.

L'Avenir d'une illusion (1927) a dix chapitres.

  • I Freud distingue deux sens principaux à la culture humaine :
    (1) l'ensemble des moyens pour dominer la nature et satisfaire nos besoins ;
    (2) les dispositifs pour régler les rapports humains et la répartition des ressources.

    Il y a un progrès clair dans le premier sens (scientifique/technique) de la culture mais pas nettement dans le second sens (économique/politique/moral) où la majorité des individus ressentent la société et la civilisation comme des contraintes d'une minorité qui les gouvernent.

    Or cette répression des passions et la contrainte au travail sont nécessaires, mais tous ne sont pas capables de la comprendre. Il faut donc réussir à concilier l'individu avec la culture, et il n'est pas certain que l'hostilité contre la culture puisse être réduite seulement par l'éducation.

    Freud dit par allusion qu'il refuse de se prononcer sur "l'expérience" tentée depuis dix ans en URSS ("quelque part entre l'Europe et l'Asie") mais il semble bien qu'une minorité capable de réprimer ses pulsions restera nécessaire face à la masse (il n'utilise pas l'expression de "sublimation" des pulsions sexuelles, qui sera plutôt étudiée dans Malaise dans la culture deux ans après).

  • II : Il faut passer de l'économie à la psychologie individuelle. Les contraintes primitives de la culture sont des interdits qui sont de plus en plus intégrés. Ce sont principalement le cannibalisme, l'inceste et le meurtre (en commençant par le parricide, cf. Totem et Tabou, 1913 qui imagine une explication "paléontologique" ou "phylogénétique" derrière ces interdits).

    L'intériorisation de ces interdits est le développement du surmoi. L'individu névrosé est hostile à la culture et aux interdits qu'il a mal intériorisés.

    Cependant, si elle réprime des pulsions, elle offre aussi des satisfactions de substitution. C'est notamment la fierté narcissique des idéaux d'une culture (par exemple, la fierté nationale) et l'art - satisfaction esthétique que Freud semble réduire ici à un cas particulier de la fierté narcissique alors qu'il reviendra sur l'hypothèse (un peu vague) de la sublimation dans Malaise dans la culture).

  • III Ce qui vient compenser l'hostilité à la culture, et donc aux autres hommes, est la conscience du conflit avec la nature et ses dangers.

    L'expérience fondamentale est l'état de détresse (ou "désemparement", Hilflosigkeit, état d'impuissance, la traduction actuelle invente le mot "désaide") face à la nature.

    L'état de détresse du nourrisson pour subvenir à ses besoins (et notamment face à la mère) est la cause de sentiments d'angoisse, qui trouvent leur solution dans un désir d'un père. [On remarquera à quel point la mère est vite escamotée dans le scénario explicatif.]

    L'homme va donc humaniser la nature en projetant des pères et des dieux pour chaque passion, puis dans un "progrès" du monothéisme un Père unique et omniprésent pour chaque individu.

  • IV A partir de cette section, Freud passe de la "psychogenèse" assez feuerbachienne, voire positiviste, à un "dialogue" avec un interlocuteur fictif qui serait en partie son ami et collègue, le Pasteur Oskar Pfister.

    Le problème théorique qui se pose dans la psychanalyse est de savoir s'il y a évolution entre cette théorie générale fondée sur cette expérience de l'état de détresse et la théorie plus précise, 14 ans avant, dans Totem et Tabou, qui reposait plutôt sur l'Oedipe et le "complexe paternel" (parricide puis identification avec le Père pour expliquer les interdits alimentaires contradictoires du totémisme qui demandaient à la fois de ne jamais manger le Totem en tant qu'ancêtre et de le sacrifier rituellement de manière périodique).

    Freud répond que cela complète mais ne contredit pas son scénario précédent qui portait sur le Totémisme primitif (et les interdits du cannibalisme ou de l'inceste) et non pas sur la religion en général.

  • V Puis le dialogue devient plus philosophique sur la question de la rationalité des croyances. Des croyances non-confirmées empiriquement peuvent être raisonnables (par exemple ds croyances historiques ou par ouï-dire) mais dans le cas des croyances religieuses, elles seraient en fait plus fragiles si la culture n'impose pas de contraintes pour éviter de les soumettre au doute.

    La religion n'aura donc que deux voies face à la raison, soit le fidéisme (en refusant toute explication rationnelle), soit une solution philosophique de la fiction comme idéal régulateur pratique (interprétation presque pragmatique du kantisme, Hans Vaihinger, Philosophie des Als Ob, 1911).

  • VI Mais en réalité, les religions ne tirent pas leur force de leur statut de croyances mais du fait qu'elles expriment un Désir (tout comme les rêves selon L'Interprétation des rêves, 1900).

    Ce sont des illusions, et non pas des erreurs (croyances fausses). Une personne qui se fait des illusions peut même réussir parfois à la rendre réelle ou la satisfaire. Certaines illusions en revanche sont tellement invalidées par la réalité qu'elles relèvent en fait d'idées délirantes, complètement opposées à tout discours rationnel.

    (En passant, Freud mentionne la croyance en la "supériorité culturelle indo-germanique" comme un exemple d'illusion)

    La croyance en un Ordre moral du monde est irréfutable et il y aurait même un avantage à ce que cela soit vrai. Mais c'est justement parce que cela nous avantagerait qu'on peut supposer que c'est du wishful thinking et qu'il y a peu de raison de penser que nos ancêtres plus ignorants aient eu accès mieux que nous à une connaissance à ce sujet.

  • VII Freud répond à l'objection morale que l'abandon de la religion aurait des effets pratiques destructeurs en poussant à ne plus craindre de châtiments.

    Il n'y a pas de risque moral pour les individus capables de discipline morale (le seul risque que Freud admet est pour l'image de la psychanalyse comme discipline scientifique qu'il faut distinguer d'une "vision du monde" que veut soutenir Freud).

    Nous ne croyons plus dans la religion et même la philosophie qui prétend donner une version purifiée de Dieu dans le déisme est de mauvaise foi et a en fait abandonné toute la force psychologique du Dieu personnel.

  • VIII La religion est (en gros) équivalente pour une culture à une névrose obsessionnelle (Zwangsneurose, la nouvelle traduction dit "névrose de contrainte") pour un individu.

    Le développement mûr de l'humanité consistera à passer de ce refoulement inconscient au travail rationnel, progressivement jusqu'aux masses.

  • IX Freud affirme donc son espoir dans un progrès à venir. Le fait que la perte de ce Père soit douloureuse n'est pas un argument. De même que l'enfant doit grandir en affrontant ses névroses et la réalité, de même l'humanité devra aussi s'affranchir de la religion.

  • X La dernière question du dialogue est celle (mi-nietzschéenne, mi-pieuse) que le pasteur Pfister publia réellement dans un article critique appelé "L'Illusion d'un Avenir" : N'y a-t-il pas aussi une illusion rationaliste ou scientiste, symétrique de ce qui est analysé comme illusion de la religion ?

    Freud répond que le risque est possible mais que ce serait alors une illusion corrigible et non pas une idée délirante.

    Il fait alors une sorte de Profession de foi envers la Raison (le "Dieu λόγος en conflit avec l'Ἀνάγκη de la nature").

    La différence entre l'illusion religieuse et l'illusion de la science est donc que nous pouvons admettre que ces illusions rassurantes ou infantiles soient fausses. Le point commun est l'espérance de moins de conflits humains et de moins de souffrance, mais pour le religieux, cette espérance porte pour tous les humains dans un au-delà fictif alors que pour l'incroyant, elle se retreint à des humains futurs dans un avenir possible.

    [C'est sans doute ce passage assez atypique qui déplut ensuite à Freud qui parla de l'infantilisme de ce texte, alors qu'il évolua vers une vision plus pessimiste et misanthrope par la suite.]

    Freud conclut "La science n'est pas une illusion mais ce serait une illusion de croire que nous pourrions recevoir d'ailleurs ce qu'elle ne peut nous donner."
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