lundi 17 août 2009

Domination et Servitude (10/19)





§10 Mais cette présentation de soi comme pure abstraction de la Conscience de soi consiste à se montrer comme pure négation de sa modalité d'objet, ou à montrer qu'on n'est attaché à aucune existence déterminée, absolument pas attaché à la singularité universelle de l'existence, qu'on n'est pas attaché à la vie. Cette présentation, c'est la double activité, celle de l'autre et celle qu'on pratique par soi-même. Dans la mesure où c'est l'activité de l'autre, chacun tend en conséquence à la mort de l'autre. Mais au sein de cela, il y a aussi présente la seconde activité, celle qui s'effectue par soi-même, car la première inclut en elle la mise en jeu de sa propre vie. Le rapport des deux Consciences de soi est donc ainsi déterminé qu'elles font leur propre preuve, et chacune celle de l'autre, par le combat à mort. — Elles doivent aller à ce combat, parce qu'elles doivent fournir l'épreuve et la vérité, en l'autre et en elles-mêmes, de la certitude qu'elles ont d'elles-mêmes, d'être pour soi. Et c'est seulement par la mise en jeu de la vie qu'est ainsi éprouvée et avérée la liberté, qu'est éprouvée et avérée la liberté, qu'il est éprouvé et avéré que l'essence, pour la Conscience de soi, ce n'est pas l'être, ce n'est pas la façon immédiate dont elle entre en scène, ce n'est pas qu'elle s'abîme dans l'extension de la vie, mais le fait qu'en elle rien n'est donné qui ne soit pas pour elle moment évanescent, qu'elle n'est que pur être pour soi. L'individu qui n'a pas sa mis sa vie en jeu peut certes être reconnu comme personne ; mais il n'est pas parvenu à la vérité de cette reconnaissance, comme étant celle d'une Conscience de soi autonome. Pareillement, tout comme il engage sa propre vie, chaque individu doit tendre à la mort de l'autre : car l'autre ne vaut pas plus pour lui que lui-même ; son essence se présente à lui comme un autre, il est hors de lui-même ; il faut qu'il abolisse cet être hors du soi qui est le sien : l'autre individu est une Conscience qui est, et qui est empêtrée de toute une série de façons ; il faut qu'il contemple son être-autre comme pur être pour soi ou comme négation absolue.


Après avoir introduit séparément chacun des deux personnages comme "pur être pour soi", l'opposition va enfin entrer en marche, c'est la Lutte à mort (en allemand "Kampf auf Leben und Tod", "combat portant sur la Vie et la Mort").

L'idée de cette dialectique est ainsi d'opposer deux manières d'être : l'être immédiat du vivant et une essence plus déterminée de la Conscience de soi qui va fonder son exigence de Liberté. Il faut bien être vivant pour être libre et pourtant en un sens, celui qui est libre serait celui qui arrive à opposer sa liberté à sa propre vie, celui qui mettrait ainsi sa liberté au-dessus de la simple position de son corps vivant.

La Conscience de soi comme être pour soi est donc définie comme une activité, comme abstraction (en tant qu'elle sépare ce qui est naturellement ou organiquement une donnée) ou négation (la Conscience de soi remet en cause l'être donné des choses). Je suis en montrant que je ne me soucie pas de la simple vie naturelle, en arrachant mon essence à l'être objectif.

Ce moment est donc une sorte d'extrême où chacune est prête à s'anéantir en tant qu'être vivant, à se mettre en danger (ce n'est qu'ensuite que cette négation va explicitement se retourner plus précisément vers la Mort de l'autre dans le Duel). Une illustration de ce Combat à mort pourrait être un Duel de pure prestige comme un jeu de Poule Mouillée ou Faucon/Colombe ou bien une Roulette russe compétitive.

Mais l'extrême de l'auto-anéantissement est trop unilatéral et serait encore un échec. Chacun de ces êtres pour soi, de ces deux exposition de risques jusqu'au suicide, se retrouve ensuite renvoyé à la dualité et aux opérations réciproques. Chacune défie l'autre d'être prête à une telle confrontation avec la Mort, comme réelle négation de l'être vivant. Chacune a posé abstraitement que sa Liberté vaut plus que sa Vie mais la question de l'inégalité va donc être "Jusqu'où ?" ou bien "Pour qui la Liberté compte-t-elle le plus ?"

Le vrai but n'est donc pas de se suicider mais de vaincre l'autre, de lui prouver et se prouver à soi-même que sa propre Liberté est bien, comme on le croit subjectivement, plus haute que la sienne. Le but serait donc de lui faire obtenir qu'il mette la priorité à sa vie, qu'il se rabaisse ainsi lui-même comme chose naturelle et fasse reddition.

Paradoxalement, ce Défi est donc la première vraie relation entre les deux purs êtres pour soi. Chacune veut éprouver en affrontant la disparition qu'elle n'est pas une chose, qu'elle est ce mouvement de négation qu'on appelle l'être pour soi. Elle n'est pas avant tout tendance à persevérer dans la vie, elle est conscience de ce passage de l'être dans son devenir, conscience de l'activité même de ce mouvement, "en elle rien n'est donné qui ne soit pas pour elle moment évanescent".

C'est donc enfin le concept de Reconnaissance qui commence à être mieux compris. Je saisis que mon essence déterminée et mon identité n'est pas dans l'être de la vie mais hors de moi dans cet autre qui peut me reconnaître. Je lui prouve que je ne suis pas seulement un objet et seul lui peut me prouver que je ne suis pas un objet.

Comme le dit joliment O. Tinland dans son commentaire, je vais ainsi devoir en quelque sorte apprendre à "mourir à moi-même" sans mourir moi-même.

Ou comme le commentait Kojève dans son langage feuerbachien ou existentialiste avant la lettre : l'homme se définit comme action, et donc comme négation. Il est "une mort, plus ou moins différée et consciente d'elle-même" (Introduction à la lecture de Hegel, p. 548). Les autres êtres vivants périssent ou pourrissent en subissant une négation, l'être conscient de sa mort l'a en quelque sorte "réalisée" par sa liberté. La vraie vie de l'Esprit, sa liberté, est de supporter la mort et de séjourner dans cette négation de sa vie, dans l'absolue inquiétude.

Mais celui qui s'expose à ce risque absolu risque aussi de tout perdre et il a aussi besoin non seulement de ne pas perdre mais que l'autre soit encore là pour le reconnaître (ce qui d'ailleurs nécessite en un sens qu'il ne soit pas simple chose). Il va jusqu'à la mort donnée à soi et à l'autre mais pour qu'il y ait reconnaissance il faut que ce soit mort potentielle.

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