mercredi 26 août 2009

Domination et Servitude (19/19)






« §19 Cependant l'activité formative n'a pas seulement cette signification positive, que la Conscience servante, comme pur être pour soi, y devient à soi quelque chose qui est ; mais aussi la signification négative, face à son premier moment, la peur. Dans la formation de la chose, en effet, sa propre négativité, son être pour soi, ne devient pour elle objet que parce qu'elle abolit la forme qu est à l'opposé. Mais ce négatif objectif est exactement l'essence étrangère devant laquelle elle a tremblé. Or, maintenant, elle détruit ce négatif étranger, se pose comme telle dans l'élément de la permanence ; et devient ainsi pour soi une Conscience qui est pour soi. En la personne du Maître, l'être pour soi est pour elle un autre, ou encore n'est que pour elle ; dans la peur, l'être pour soi est chez elle-même ; dans le travail formateur, l'être pour soi devient pour elle son propre être, et elle parvient à la Conscience d'être elle-même en soi et pour soi. La forme ne devient pas pour elle un autre qu'elle par le fait qu'elle est posée au dehors ; car c'est précisément la forme qui est son pur être pour soi, qui en cela devient pour elle vérité. Par cette retrouvaille de soi par soi-même, elle devient donc sens propre, précisément dans le travail, où elle semblait n'être que sens étranger. — Cette réflexion nécessite les deux moments, celui de la crainte et du service en général, ainsi que celui de l'activité formative, et tous deux en même temps de manière universelle. Sans la discipline du service et de l'obéissance, la crainte en reste au niveau formel et ne se répand pas sur l'effectivité consciente de l'existence. Sans l'activité formative, la crainte demeure interne et muette, et la Conscience ne devient pas pour elle-même. Si la Conscience donne forme sans la première crainte absolue, elle n'est sens propre que vaniteusement, car sa forme ou négativité n'est pas la négativité en soi ; et son activité formative ne peut par conséquent pas lui donner la Conscience de soi en tant qu'essence. Si elle n'a pas subi et enduré la peur absolue, mais simplement quelques craintes, l'essence négative est restée pour elle quelque chose d'extérieur, la substance de la Conscience n'en a pas subi la contagion de part en part. Dans la mesure où tous les contenus qui remplissent sa Conscience naturelle n'ont pas vacillé, elle appartient encore en soi à un être déterminé ; le sens propre est entêtement, liberté encore arrêtée à l'intérieur de la servitude. Et tout aussi peu qu'elle ne peut devenir à ses yeux l'essence, la pure forme, considérée comme extension sur le singulier, n'est pas activité formative universelle, concept absolu, mais une habileté qui n'a de puissance que sur un petit nombre de choses, et n'en a pas sur la puissance universelle et la totalité de l'essence objective. »

Ce dernier paragraphe très dense récapitule tous les moments sur le Serviteur des §§16 - 17 - 18, en intégrant la crainte de la négation de sa vie et le travail comme activité de mise en forme de l'objet (le "service"). Ainsi, la Conscience servante doit pouvoir arriver enfin au moment dit "en soi et pour soi" de la reconnaissance.

D'abord, la Conscience se reconnaît dans la chose qu'elle travaille, elle la pose d'abord hors de soi comme chose autonome puis en la modifiant dans sa forme, elle reconnaît dans ce qui est hors de soi, dans cette essence étrangère, celle du Maître, ce qui lui avait fait peur en elle.

La peur lui permet donc de faire entrer en elle cette "essence étrangère" et elle fait un retour en elle-même. Le Serviteur va apprendre son "sens propre", ce qui exprime ce qu'il est, dans ce qu'il croyait être son "sens étranger". Il se réapproprie sa vie en reconnaissant sa propre oeuvre. La puissance négative du travail est ici reconnue comme la puissance même de négation par une Conscience libre. Il y a intégration des deux éléments : sans le travail, la crainte n'est qu'intérieure et muette alors que sans la crainte, le travail reste en dehors et sans vraie conquête de soi.

[Ici, Hegel joue d'ailleurs sur les mots. Le "sens propre" se dit eigner Sinn et c'est pourquoi il l'oppose à la vanité vide ou à l'entêtement, Eigensinn, où l'on se donne par amour-propre une importance exagérée. Le risque de la vérité de la Conscience de soi est toujours cette illusion obstinée de se surévaluer.]

Pour l'instant, ce travail sur soi n'est encore parvenu qu'à une austère rigueur mais pas encore à une pleine resaisie et une connaissance adéquate, selon le concept de sa liberté. Le Serviteur laborieux se libère peut-être mieux que le Maître oisif, mais le labeur n'est pas encore la liberté.

Ce dernier paragraphe annonce donc un moment suivant dans le processus, où le Serviteur qui a connu la peur et qui travaille encore sous celle-ci va passer à une nouvelle figure dans le chapitre IV de la Phénoménologie de l'Esprit sur l'autonomie de la Conscience de soi : ce que Hegel va appeler le Stoïcien.

Le Stoïcisme, comme "Figure" anhistorique, est le dépassement dialectique du Maître et du Serviteur, au-delà de la jouissance et de la crainte. Il est celui qui pose une liberté absolue totale, qu'il soit Maître ou Esclave, Maître de soi, qu'il soit dans la pourpre (Marc-Aurèle) ou dans les chaînes (Epictète). La Conscience a découvert son intériorité et le Stoïcisme en est une des formes suprêmes, où le Sujet se pose comme une intériorité invulnérable au cours des choses (le Sceptique absolu en sera la radicalisation hellénistique comme négation de toute connaissance). Mais ces figures de l'intériorité devront ensuite elles-mêmes être dépassées dans une Raison qui tienne compte de ce qui transcende cette intériorité, à la fois dans l'histoire, dans la société et dans un concept religieux de l'au-delà.

Le Serviteur ouvre donc bien une voie d'accès à la reconnaissance mais il n'offre pas encore l'accès au savoir en tant que tel. Première forme de liberté, cela reste encore une liberté abstraite, encore liberté prise en soi à l'intérieur de la servitude.

Kojève commente à la fin que la simple "habileté" du travail sans crainte absolue ne serait que le Réformiste alors que la transformation du monde par l'Esclave est bien plus le Révolutionnaire. C'est en soi-même intéressant, mais cela me paraît solliciter un peu le texte.

Illustration : "Epictète" (dont le nom d'esclave, Ἐπίκτητος, veut dire seulement "Celui qui est acquis"). Le Sage phrygien porte une "béquille" parce que d'après une version racontée par Origène, son Maître, Epaphrodite, lui aurait brisé la jambe par jeu mais Epictète lui aurait prouvé sa supériorité et sa vertu d'insensibilité par son absence de crainte face à ce Maître cruel (mais une autre version dit qu'il boîtait de naissance).



Bonus en épilogue :



Batman est le Maître qui croit avoir surmonté sa peur de la Mort en imposant la peur aux autres. Mais c'est Alfred Thaddeus Crane Pennyworth (nouveau Jeeves et Satiriste Servile), qui a affronté la peur de la Mort et le Travail, qui est la condition de l'accès à sa connaissance de lui-même.

Alfred est le batman de Batman (c'est pourquoi Grant Morrison a joué avec l'idée qu'Alfred était le vrai Père de Batman à la place du père défunt et pourquoi Neil Gaiman a introduit la subversion qu'Alfred, en bon Trickster, était aussi le Joker).

Cf. aussi Freakosophy : Batman héros hégélien de la refondation

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