jeudi 22 octobre 2009

La Nouvelle Frontière chez les Pachtounes



Sur le site de la BBC, cet article brillant du documentariste Adam Curtis en Afghanistan raconte une histoire absolument fascinante.

La région pachtoune de la Vallée de la rivière Helmand autour de la ville de Lashkar Gah (dans le sud) fut l'objet d'une expérience sociale américaine dans les années 60 pour "américaniser" cette région. Le but était de créer chez les Pachtounes les conditions d'un Capitalisme afghan, selon la théorie volontariste de l'économiste Walt Whitman Rostow ("le décollage rostovien"). L'Amérique tentait en quelque sorte une manoeuvre de ce qu'Asimov appellerait dans ses romans de science-fiction une manipulation "psychohistorique" pour détourner l'Afghanistan du Spectre communiste.

Toute une banlieue américaine fut construite, avec des ingénieurs américains venus construire le Grand Barrage du Helmand et une sélection d'élites locales qui devaient devenir les Entrepreneurs de Demain. L'utopie américaine de l'Ingénieur et de la Technoscience devait permettre le Décollage capitaliste, accoucher d'une accélération du cours de l'Histoire.

Dans cette description, la modernisation de force de l'Homme Nouveau paraît presque aussi démesurée que l'utopie totalitaire de l'adversaire soviétique. La Burqa fut interdite dans les années 60 par le Roi avec un voile de "transition".

Mais malgré les travaux d'irrigation importants, la réforme agraire fut un échec. Les colons pachtounes de la Vallée, installés par le régime qui voulait les avantager contre les autres ethnies, comme les Baloutches, n'acceptaient pas d'être sous le contrôle des Ingénieurs américains qui prétendaient dicter la Révolution Verte. Walt Whitman Rostow, Conseiller du Président Lyndon B. Johnson, prétendait réorganiser - comme il le faisait aussi au Vietnam du Sud à la même époque - des Villages de "ferments" de Capitalisme libéral.

L'expérience fut un désastre agricole et social. Les "ferments" des nouvelles élites se tournèrent au contraire vers le Communisme ou bientôt vers une nouvelle idéologie de réaction typiquement moderne contre le modernisme, l'Islamisme politique. Le pays qui avait interdit les Burqas dans les années 60 commença à développer un mouvement pachtoune violent contre toute émancipation féminine, assassinant les femmes qui ne portaient pas le voile. Cela donna des mouvements de "Moudjahidins" contre les Communistes et plus tard ces prétendus "élèves en théologie" (en fait souvent illettrés) qu'on appelle les "Talibans". Et les champs abandonnés devinrent le culte de l'opium.

Bien sûr, le récit d'Adam Curtis est presque trop séduisant dans sa structure mythique ou fatale : les Américains auraient semé dans ce projet d'utopie technologique les ferments du contre-coup violent du Jihad mondial. En voulant jouer aux apprentis sorciers de "l'Ingénieurie Sociale", ils auraient obtenu des conséquences diamètralement opposées à leurs intentions, créant quelque chose de pire que ce qu'ils voulaient empêcher. En voulant moderniser trop vite, ils auraient fait naître ces fanatiques archaïques. En cherchant le mythe de la Nouvelle Frontière à coloniser, ils auraient creusé les limes sanglants de leur Empire.

C'est ce que certains peuvent appeler dans un jargon pseudo-scientifique l'hétérotélie des actions qui semblent rationnelles mais qui obtiennent une "énantiodromie" (mouvement d'auto-contradiction) quand elles sous-estiment (de manière finalement très peu libérale) la complexité d'une société.

Mais il faudrait être prudent et il est difficile de faire de l'histoire contre-factuelle pour savoir si cette expérience du fleuve Helmand eut vraiment les effets majeurs qu'imagine Curtis. Le scénario de l'Hubris et de la Nemesis est presque "trop beau", trop attendu.

Sans vouloir trop croire à une "dialectique", comme dit Benjamin Barber, l'opposition entre la Mondialisation McDonald's et le Jihad néo-tribal est aussi une relation d'engendrement : le premier entretient ainsi en quelque sorte sa réaction.

On sait que le fondateur des Frères Musulmans égyptiens et théoricien du nouvel Islamisme, Sayyid Qutb n'était pas du tout ignorant de l'Occident. Au contraire, il fut envoyé à la quarantaine vers la Côte Ouest des USA vers 1948. Il était alors encore un fonctionnaire, parti étudier le système éducatif américain pour s'en inspirer pour l'Egypte. Ce n'est qu'à son retour qu'il devint un "occidentalophobe" enflammé. Rarement un programme universitaire eut des résultats si inverses à ceux qu'il s'assignait.

[En passant, d'après certains Hindous, la Déesse de la Sagesse indienne Sarasvatī (parèdre de Brahmā) aurait été ce fleuve qu'on appelle aujourd'hui Helmand.]

2 commentaires:

  1. En lisant Wright ("The looming Towers"), il m'avait semblé que ce qui avait surtout choqué Sayyid Qutb aux Etats-Unis, c'était l'indécence, au sens le plus courant du mot (bien plus que le capitalisme) et l'appel ininterrompu à une sur-excitation des sens (qu'on pourrait opposer, à la Braudel, à la nécessaire frugalité du désert).

    Et je dois avouer que parfois, fatiguée, je rêve d'un retour à une pudeur "douce", c'est-à-dire non pas imposée du dehors, mais comme une politesse intérieure (utopie quand tu nous tiens).

    Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'avec TF1 on n'en prend pas le chemin.

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  2. Je n'ai pas lu le livre de Lawrence Wright (qui est paraît-il vraiment exceptionnel) mais, d'après un portrait dans The New Yorker, il y avait ce thème quand Sayyid Qutb attaque l'immédiateté sensible du Jazz (un peu comme de nombreux écrits anti-américains des années 30, dont Adorno).

    Mais je crois que ce n'était pas qu'un appel à la sobriété ou à une tempérance face à une saturation énervante.

    Il y avait aussi une réaction misogyne face à la nouvelle place de la sexualité et de la femme après la Guerre. Et pourtant, c'était 1948. Je n'ose imaginer sa réaction devant la Californie des années 60.

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