Toute personne qui s'adonne de temps en temps à l'étude de la philosophie (et je ne sais pas si j'ai vraiment pu connaître le vrai vertige désorientant de "faire" quelque chose comme philosopher et non pas seulement d'en "consommer" passivement), doit connaître ces moments où on en vient à penser que les arguments et contre-arguments sont vains, de pures pétitions de principes ou (comme disait Daniel Dennett) une partie de tennis de la "charge de la preuve", ou que tous les problèmes eux-mêmes auraient quelque chose de sclérosés, de scolastiques et de trop coupés de toute réalité.
C'est ce que Platon appelait la "haine du discours" (voir la très bonne entrée de Wikipedia sur la misologie refaite par Proclos).
Telle est donc la fâcheuse mésaventure que nous risquons : alors qu'il existe en fait un argument vrai, solide et parfaitement discernable, sous prétexte que dans la suite nous en rencontrerions d'autres ainsi faits que nous les croyons tantôt vrais, tantôt faux, au lieu de nous en prendre à nous-mêmes et à notre incompétence, nous finissions par être tout contents de cesser d'en souffrir en nous déchargeant sur les raisonnements de notre propre responsabilité, passant dès lors le reste de nos jours à détester et à vitupérer les raisonnements, et nous privant ainsi de la science de ce qu'il y a de vrai dans le réel. --Phédon
En un sens, cette méfiance se voit dans les deux sens opposés que Platon et Aristote donnaient au mot "Dialectique". Pour Platon dans la République VI, la Dialectique est la science du Dialogue et des Divisions de l'être, où les oppositions doivent conduire aux premiers principes. Pour Aristote dans les Topiques, la Dialectique n'est plus que l'art d'étudier des points de vue opposés tous vraisemblables dans les questions qui n'admettent pas de vérité universelle et nécessaire (alors que le syllogisme scientifique sera le cas particulier où les prémisses sont nécessaires et l'inférence est valide). Toute personne dialectise en espérant une certaine confiance dans le sens platonicien et se rassure ensuite dans l'idée que c'est tout au plus un entraînement formel vers une éventuelle correction de quelques erreurs de l'opinion. La misologie est la phase où ce sens dégradé de la dialectique paraît trop décevant.
Via Leiter, ce petit article rhétorique du habermassien américain Raymond Geuss décrit bien cette auto-complaisance dans la réflexion.
The experience I have of my everyday work environment is of a conformist, claustrophobic and repressive verbal universe, a penitential domain of reason-mongering in which hyperactivity in detail—the endlessly repeated shouts of “why,” the rebuttals, calls for “evidence,” qualifications and quibbles—stands in stark contrast to the immobility and self-referentiality of the structure as a whole. I suffer from recurrent bouts of nausea in the face of this densely woven tissue of “arguments,” most of which are nothing but blinds for something else altogether, generally something unsavory; and I feel an urgent need to exit from it altogether. Unsurprisingly, Plato had a name for people like me when I am in this mood: misovlogos, a hater of reasoning. I comfort myself for being on the wrong side of Plato by thinking that I am also, at any rate, never unaware of the potentially questionable nature of this desire. One might be inherently suspicious of what is clearly the luxury complaint of someone who occupies what is in effect a very privileged position in a rich society; those suffering from debilitating diseases, struggling to get access to clean water, trying desperately to avoid the systematic attentions of a repressive state-apparatus, or enduring the more or less random violence of armed gangs in regions where public order has broken down might well be thought to have more pressing concerns. To that extent perhaps my reaction does not throw a morally flattering light on me. That does not, however, exhaust the objective disquiet my impulse causes me.
On sait qu'Héraclite fut sans doute le premier à en souffrir mais c'est Aristote, comme d'habitude, qui en trouva déjà le remède dans le poison, dans son texte de jeunesse platonicienne, le Protreptique : un peu de philosophie éloigne de la philosophie mais c'est dans l'examen même de ce rejet qu'on y trouve assez d'activité plaisante pour y revenir, malgré la frustration du labyrinthe inextricable. La voie du fil d'Ariane n'est pas de rêver des ailes d'Icare, ni de simplement nier les murs.
Je ne sais pas pourquoi, le premier paragraphe de ce billet m'a fait penser aux attaques contre la réalité du réchauffement climatique, notamment dans cette façon (peut-être) de mettre tous les arguments sur le même plan ...
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerJe vous prie de m’excuser. Je n’ai malheureusement pas trouvé comment vous contacter autrement que par commentaire.
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