Après les deux premiers modules B de 1978-1979, l'édition D&D Expert de David Cook et Steve Marsh parut en 1980, pour les niveaux 4 à 14. La boîte Expert incluait un module prévu pour personnages non-débutants, X1 The Isle of Dread (1980) par Tom Moldvay mais surtout il était prévu que désormais les personnages étaient assez évolués pour explorer le monde extérieur et sortir des Cavernes. Il fallait donc un monde d'arrière-fond et il fut décidé par Tom Moldvay de ne pas reprendre simplement Greyhawk et d'en créer un nouveau, rien que pour D&D. Cela commença avec un seul pays, le Grand Duché de Karameikos avec pour capitale Specularum.
Comme l'indique le nom pseudo-hellénisant, cela suggérait déjà un monde de départ un peu atypique, peut-être plus byzantin ou bulgare que traditionnellement celtique, germanique ou anglais. La première version de 1980 était encore très sauvage par rapport à ce qu'elle devint ensuite (l'édition révisée par Frank Metzner en 1982), avec un sud légèrement urbanisé mais la majeure partie de la carte remplie de tribus de monstres. Cela faisait donc de Specularum une sorte de version étendue du Château fort de la frontière dans le B2, une colonie assez récente assiégée par des hordes de Gobelins et de Kobolds. Le module X1 lança la première description de tout le continent, avec une carte du "Known World" autour du Grand-Duché de Karameikos, notamment l'Empire de Thyatis dont le Karameikos était la province occidentale, et les Principautés de Glantri, une aristocratie "magiocratique" de Princes-Sorciers. Le Monde Connu (aussi appelé ensuite "Mystara") semblait un mélange hétéroclite de systèmes politiques juxtaposés pour épuiser une liste de modes de gouvernement.
C'est alors que TSR décide d'ajouter un scénario de niveau de base, qui serait lié (vaguement) à ce nouveau monde. Le module est confié à une nouvelle employée de TSR qui répondait aux questions des lecteurs dans le magazine The Dragon, Jean Wells, la première femme à avoir publié un scénario officiel de jeu de rôle à ma connaissance (certes, la première édition de Rahasia fut co-écrite par Laura Hickman en 1979, mais c'était une production amateur avant d'être reprise dans le B7). Il y a une autobiographie de Jean Wells en français sur le site du GRoG.
Le B3 The Palace of the Silver Princess (1981) est connu pour ses deux versions différentes. La première (couverture orange) était celle de Jean Wells, la seconde (couverture verte) fut corrigée et révisée par Tom Moldvay.
Comme dans le B1, Jean Wells avait laissé certaines zones vides à compléter. Mais contrairement au B1 et au B2, le scénario avait toute une histoire (parfois un peu vague), une sorte de conte féérique dans une vallée "au nord des Principautés de Glantri" (le scénario X2 Castle Amber de Tom Moldvay en 1981 fut aussi placé dans cette magocratie).
Bien qu'il s'agisse d'un scénario d'introduction, il se déroule plus nettement en extérieur, avec tout un cadre qui dépasse le donjon. Il y a par exemple la Baronnie gynocratique de Gulluvie, un marais brumeux de magie aléatoire (ce qui doit anticiper l'effet de magie chaotique qu'on retrouvera dans les Royaumes Oubliés) et une forêt féérique hantée d'Abaddon. Un détail original est qu'en plus de l'habituelle table des Rumeurs, il y a un personnage de rétameur itinérant un peu développé qui doit renseigner les personnages des joueurs - or il n'était pas courant dans les scénarios D&D qu'un personnage ne servant qu'à l'exposition ait droit lui aussi à un peu d'épaisseur).
Le Palais de la Princesse Argenta a été abandonné depuis longtemps et est maintenant empli de monstres (comme les Cavernes du B1). La Princesse d'Argent aurait disparu après avoir trouvé un grand Rubis (sa disparition fait un peu penser à celle de Dahut d'Ys), et la maléfique Baronne de Gulluvie, qui est une lointaine descendante de la Princesse, cherche à récupérer cette pierre précieuse. On trouve aussi dans le scénario un autre objet magique, une Epée de rubis qui cherche à être portée par une descendante d'une ancienne chevalier (mais la lame de rubis est sans lien avec le rubis d'Argenta).
Le scénario de Jean Wells fut presque aussitôt rappelé après impression (ce qui en fait sa valeur de rareté). Il y a de nombreuses rumeurs contradictoires sur la vraie raison de son élimination (voir la discussion sur l'Acaeum). D'une part, les éditeurs trouvaient certaines illustrations trop cauchemardesques ou sadiques (le Décapus monstrueux qui décapite ses proies les attire en se faisant passer pour une femme dénudée victime de tortures). L'illustrateur Erol Otus avait fait un dessin empli d'allusions et plaisanteries. L'image d'un monstre tricéphale et hermaphrodite (les Ubues) était devenue des caricatures de divers membres de TSR de l'époque, dont Gary Gygax et les directeurs de la famille Blume (Jean Wells a ensuite précisé que c'était seulement à cause du dessinateur et non dans son texte que ces monstres étaient devenus hermaphrodites). D&D commençait à l'époque à devenir populaire et l'éditeur craignait vraiment que ce scénario ne crée une controverse négative.
Dans la nouvelle version corrigée par Tom Moldvay (l'édition à couverture verte), le cadre extérieur au Palais a été grandement simplifié (la Baronnie de Gulluvie disparaît et il ajoute des Protecteurs féériques du Palais qui viennent recruter les personnages des joueurs). La princesse Argenta n'a pas disparu du Palais du "Hâvre" depuis des générations mais assez récemment et il est donc encore possible de la sauver (alors que la version Wells était une histoire de fantômes bien plus lugubres). Le rubis est cette fois une pierre magique maudite et la Vallée du "Hâvre" est située de manière plus vague comme une sorte de domaine lointain. Il y a d'autres retournements et inversions par rapport à l'original que je ne veux pas gâcher. Il y a aussi une intervention d'un Ordre de Chevaliers Dragons qui sera plus clair uniquement quand les Principautés de Glantri auront été détaillées (dans le Gazeteer 3 de 1987). Moldvay a aussi converti toute l'histoire de l'ancienne guerrière (à l'épée de rubis) en une ancienne ménestrel (à la harpe de glace).
Dans l'anthologie B1-9 In Search of Adventure (1987) de Jeff Grubb, le B3 a été encore adapté (le chapitre 6 reprend la version Moldvay) mais Jeff Grubb a ajouté un Deus Ex Machina pour l'introduction, une divinité nommée Thendara, une Immortelle et une "Protectrice", qui demande aux personnages de partir vers ce Hâvre lointain (qui semble bien être dans une autre dimension).
Dans le Gazetteer 1 : The Grand Duchy of Karameikos (1987), Aaron Allston propose de mettre ce Hâvre à l'est du Karameikos, près du Lac des Rêves Perdus du B/X Night's Dark Terror. C'est un site curieux car ce serait juste à côté de l'Empire de Thyatis et donc pas dans la région qu'on imagine la plus sauvage mais les Immortels de Karameikos Halav, Petra et Zirchev ont pu isoler le domaine. Allston précise qu'il faudrait changer la population locale en des Elfes Vyalia (mais le scénario supposait aussi une population de Nains).
L'ambiance des deux aventures est donc assez distincte. C'est un conte un peu "gothique" dans la première version de Jean Wells et une quête plus "Pulp" avec happy end possible dans la version de Tom Moldvay (qui va s'inspirer des récits Pulps de Clark Ashton Smith dans son fabuleux X2 Castle Amber, qui reprend toutes les nouvelles d'Averoigne). Je me demande s'il serait quand même possible de garder certains aspects abandonnés comme la gynocratie ou l'épée de rubis magique sans pour autant multiplier le nombre d'Amazones. L'emplacement au nord-ouest de Glantri paraît contredire par exemple cette carte issue de Wrath of the Immortals où la zone apparaît désertique).
Merci! Il faut que vous continuiez cette série, elle est formidable.
RépondreSupprimerQue de nostalgie, ces vieux "modules"… Et le B3, je ne l'ai pas fait jouer à l'époque: comme il est disponible gratuitement sur le site de Wizards, je me dis que le moment est peut être venu…
RépondreSupprimer> Julien
RépondreSupprimerMerci, j'avais un peu peur de casser les pieds de tout le monde.
> Thierry C.
Oui, c'est justement la version que j'ai téléchargée sur leur site. C'est un geste assez rare de WotC que d'avoir ainsi mis fin à la speculation sur le module. Il n'y avait finalement pas d'images si obscènes (cela reste nettement moins sexy que la couverture du Supplement III de 1976).
Je préfère la version finale par Tom Moldvay mais je n'ai pas pu voir s'il y avait vraiment des problèmes simplement techniques dans les cartes de la version de Wells qui rendraient difficile de le jouer tel quel.
Merci de cette magnifique analyse qui présente clairement et avec détail les différences entre le B3 "classique" ( à couverture verte donc), que tous les vieux oldtimers ont connus, et la version "originale".
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