L'un des plus grands clichés des médias sur la politique étrangère est la Comparaison entre la Chine et l'Inde, les deux pays émergents d'Asie qui ont mis fin à l'anomalie où les pays majoritaires démographiquement (environ 25% de la planète chacun) ne représentaient pas encore les puissances principales économiques. Certains pensent que la Chine l'emportera, grâce à son meilleur niveau d'éducation et sa stabilité dictatoriale. Certains - plus minoritaires, il me semble - misent au contraire sur l'Inde grâce à son pluralisme démocratique et sa plus grande ouverture à certains courants de l'occidentalisation (par exemple l'avantage d'une implantation britannique et du droit commun anglais).
Le premier roman du journaliste Aravind Adiga, The White Tiger (2008, prix Man-Booker), peut faire craindre les défauts d'un livre de journaliste : un docudrama synthétisant des clichés sur "Les Thèmes Sociaux et Géopolitiques Importants de Notre Epoque". La comparaison Chine/Inde y est constante et on a une plongée sombre dans les taudis de l'Inde encore misérable cotoyant l'Inde mondialisée des Délocalisations. On craint donc un nouveau mélodrame dickensien avec trop de volonté didactique ou trop d'enquête.
Mais ce serait injuste. Ce n'est pas seulement une fictionalisation de reportages. C'est un roman.
Aravind Adiga appartient lui-même à l'Inde de la haute bourgeoisie mondialisée, il a fait des études brillantes à Columbia et est correspondant du Time. Pourtant, il a construit une voix d'un narrateur très éloigné, parfois infiniment ignorant, parfois étonnant de pénétration, pleine de rouerie, de sarcasme et de fausse candeur traditionaliste, qui fait entrer dans un autre univers, dépassant certaines idées préconçues.
Tout le texte est un ensemble de long emails envoyés au Premier Ministre chinois pendant toute une semaine par un "entrepreneur" parvenu et un peu mégalomane de Bangalore. Ce personnage est un homme aux nombreux noms car sa famille rurale n'avait pas jugé nécessaire de lui en donner un. On l'appelle d'abord Munna, "Garçon", puis l'école choisit de l'appeler Balram Halwai et il deviendra ensuite Ashok Sharma quand il changera d'identité (le nom de famille Sharma étant normalement plutôt de caste brahmane).
Balram est un narrateur truculent qui peut alterner des passages naïfs, grossiers et une ruse qui perce les idéologies ou les faux-semblants. Son style est la grande trouvaille littéraire qui rend le texte si drôle malgré la noirceur de certaines scènes. Adiga dit que cette voix d'en-bas est vraiment un "murmure" continu qu'il a essayé de capter chez les basses castes et les serviteurs.
Balram a en effet une conscience aiguë des inégalités sociales. Il joue souvent à intérioriser les normes de la hiérarchie - c'est ce qu'il appelle la mentalité des poulets ou du "Coq" sacrificiel : il se laisse aller à l'abattoir tout en ayant vu chaque jour ses congénères y aller avant lui.
Mais le roman a su former toute une faune imaginaire d'animaux avec une Majuscule, tout un zoo de Totems. Balram (au nom si mythologique : c'est un frère vaillant de Krishna) devient "le Tigre Blanc", c'est-à-dire l'exception, la singularité, le Poulet qui devient Prédateur, la victime à immoler qui devient le couteau.
Le Tigre Blanc - issu d'une basse caste de confiseurs, les Halwai - va quitter le Buffle du village et venir s'occuper des chiens des Maitres, des Ténèbres obscurantistes dans la boue du Gange vers les Lumières de la Ville.
Il travaille comme serviteur pour la famille de la "Cicogne", et pour son fils Ashok. La vision de ce Maître Ashok est l'une des plus cruelles et on peut y voir l'humour d'Adiga puisqu'il doit plus lui ressembler que le narrateur. Ashok est un jeune bourgeois indien qui a été élevé aux USA et il voudrait croire à la fois à une Inde éternelle anhistorique et ne pas se salir les mains dans la corruption. Mais malgré quelques attitudes humanistes, il est vite dénoncé comme un hypocrite condescendant, qui profite de la corruption tout en critiquant les vices et les imperfections de la démocratie indienne ou en se moquant de la stupidité des masses. Balram Halwai finit même par en vouloir à Ashok de ne plus savoir être le Maître que sa naissance le destinait à être. Il n'y a pas de vrais riches ou de vrais Maîtres hors de l'Inde, dit-il, car il n'y a qu'en Inde que les Maîtres et les Serviteurs croyaient à un rôle cosmique de leur position.
C'est là la vraie fonction de la Comparaison avec la Chine. Elle en dit plus sur les angoisses que l'Inde a sur elle-même et la Chine n'y est qu'un prétexte imaginaire. Les basses castes critiquent dans le roman la corruption et le manque de démocratie réelle. Balram dit qu'à tout prendre il préfèrerait plus d'efficacité chinoise dans la vie quotidienne et moins d'apparences démocratiques : l'eau courante plutôt qu'un faux bulletin de vote. Mais les hautes castes ne cessent de dire que la démocratie est le frein qui les "empêchent de rattraper la Chine". Dans les deux cas, tous les droits formels sont bafoués et divulgués comme des illusions pour un développement inégal.
Le ton du livre devient donc d'un cynisme désespéré, loin de toute auto-célébration. L'Inde y joue à une comédie de la Plus Grande Démocratie du Monde et refoule d'énormes conflits religieux (un serviteur musulman se fait passer pour un Hindou dévôt pour trouver du travail), sociaux et même régionaux ou racistes : la fin où les pauvres du Nord disent qu'ils sont des "Aryens" sans aucun rapport avec ces "Négres" dravidiens du Sud et citent avec admiration Mein Kampf - qui a en effet été un scandaleux succès d'édition en Inde - montre que le racisme exotique peut muter et se greffer sur les anciennes tensions ethniques du Sous-continent.
Le discours de Balram se résume parfois en une dialectique raciste où le déclin des anciens Maîtres pâles doit se faire pour que leurs anciens serviteurs plus sombres de peau puisse essayer de lutter contre le Péril Jaune. Mais Balram ne veut plus être un serviteur et le vrai modèle devient alors plutôt l'affirmation chinoise d'un contre-modèle qui s'affranchirait de toute mauvaise conscience de pays colonisé.
La voix de Balram, obscène ou terre-à-terre, devient aussi parfois complètement irréelle ou hallucinée,, ainsi lorsqu'il dialogue avec la Ville de Delhi. Aravind Adiga a évité d'imiter la prose poétique qu'on associe aux Indiens anglophones mais le langage assez commun du narrateur permet quand même un flux de métaphores.
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