vendredi 18 mars 2011

Hilary Putnam, prix Schock 2011 de Logique et Philosophie


Enfin !

Putnam est sans aucun doute l'un des plus grands philosophes vivants. Il peut évoquer Bertrand Russell par son engagement politique parfois un peu désordonné (il eut même une période quasi-maoïste vers 1968, comme Russell faillit aussi en avoir dans ses dernières années quand il avait plus de 90 ans) et par sa capacité à renverser sa propre philosophie périodiquement.

Logicien et mathématicien, il a aussi contribué à ces domaines formels mais je ne parlerai que de ses théories philosophiques qui consistèrent justement à en chercher les conséquences inattendues.

Putnam commença dans sa jeunesse, à l'époque où il cherchait à interpréter les probabilités et la physique, comme un positiviste logique orthodoxe. Il voulait alors fonder une unité de toutes les sciences (il espérait encore qu'un jour il y aurait un réductionnisme intégral même de la Sociologie à une forme de la Physique !).

Comme Quine, il ne croit plus entièrement à l'opposition tranchée entre les principes purement logiques (analytiques) et les lois de fait (synthétiques) et chercha même une reformulation de certains principes logiques fondamentaux à partir d'interprétations de la mécanique quantique : l'empirique peut réviser même nos a priori et la pureté de la logique.

Puis il fut le premier à fonder contre son propre réductionnisme physique le Fonctionnalisme en philosophie de l'esprit (sous la forme encore rudimentaire du "Fonctionnalisme d'états de Machine de Turing"). Le Fonctionnalisme est la théorie selon laquelle on peut identifier un "état mental", une "croyance" ou une "pensée" non pas à tel ou tel événement physique singulier (par exemple à ces connexions neuronales) mais à un rôle fonctionnel (une "Machine de Turing" n'étant pas une "machine" mais un concept mathématique abstrait qui peut se réaliser de manières multiples en des "machines" bien différente). C'est ici la fonction qui associe tel type d'entrée et tel type de sortie (que cette entrée ou cette sortie soit une perception, un état mental ou une action).

Puis, quand le Fonctionnalisme devint la doctrine quasi-officielle de la Philosophie de l'Esprit, ce fut encore Putnam qui en devint un des critiques les plus originaux.

Il introduisit l'Externalisme sur la signification, la théorie selon laquelle on ne peut pas individuer les états mentaux seulement par des critères internes au sujet et qu'ils dépendent de faits et propriétés réelles même si l'individu ne les connaît pas ("Meaning of 'Meaning'", 1975).

Ce fut la célèbre expérience de pensée dite de "Terre-Jumelle" : si un individu a la croyance "C'est du jade" et qu'il croit que "JADE" veut seulement dire "minerai verdâtre" et qu'on lui présente sur Terre-Jumelle un minerai verdâtre qui ressemble aux propriétés manifestes du Jade sans avoir la même composition chimique que le Jade, alors sa croyance est quand même fausse. Le "contenu" n'est pas "dans la tête", mais il est "là-bas, dans le monde".

A partir de là, je dois reconnaître que j'ai plus de mal à suivre les divers Hilary qui suivirent.

[Je ne parlerai pas de l'argument externaliste du Cerveau dans la Cuve car il me convainc assez peu. Il s'appuie sur sa théorie sémantique externaliste pour dire que le Scepticisme radical serait en fait impensable. En gros, je pourrais prétendre que je peux croire que le monde n'est qu'une hallucination et que je suis en réalité un "Cerveau dans une Cuve". Mais si je disais cela, cela signifierait que je n'ai jamais eu de relation causale avec le monde dont je crois parler et que mes termes ne renverraient à rien, ce qui signifie que mes énoncés seraient donc dénués de toute condition de vérité. Donc c'est un présupposé "transcendantal" de mon langage qu'il fasse référence à la Réalité et pas à une hallucination collective et je ne peux donc pas vraiment dire ou penser que "je peux être un Cerveau dans une Cuve", contrairement à mon intuition vague. ]



Quand il est Président de l'American Philosophical Association, Putnam fait une découverte plus technique et difficile à résumer, l'argument dit de "Théorie des modèles" ("Models and Reality", 1980). Il spécule que le Théorème de Löwenheim-Skolem (et le Paradoxe de Skolem qui dit en gros qu'une Théorie qui a des modèles avec un nombre infini indénombrable d'individus admet aussi des modèles avec un nombre infini dénombrable d'individus) a des conséquences très étonnantes pour l'analyse du concept même de théorie scientifique. On pourra toujours concevoir une "Théorie Idéale" (par exemple la Physique Parfaite) censée décrire de manière adéquate la Réalité ultime et qui admettrait quand même d'autres modèles. Cela semble impliquer (mais la question est controversée) qu'on ne peut pas définir un seul Réalisme Métaphysique comme seul modèle unique, même en supposant une Théorie Idéale de la Réalité.

Ensuite, Putnam (qui appelait sa position "réalisme interne" parce que cela restait limité à ce qui est interne à nos schèmes conceptuels, à ce que nos meilleurs théories ne pourraient pas discerner) a donc à nouveau critiqué le Réalisme métaphysique au nom de la tradition du "Pragmatisme" américain. Je crois qu'il s'est ensuite dirigé vers le "Réalisme direct" de la perception mais je ne le connais que de seconde main.

Son évolution récente est encore plus surprenante et il semble glisser vers le "Côté Obscur" religieux en redécouvrant son attachement au judaïsme, et même à la pensée d'Emmanuel Lévinas. Ses derniers textes sont allés vers une tentative de redéfinir son combat d'Aufklärer vers une forme religieuse qui me laisse un peu perplexe (mais c'est souvent le cas du Pragmatisme, cela commence par nos "pratiques" et finit dans l'encensoir).

3 commentaires:

  1. J'adore le coté 'je détruis ma pensée antérieure tous les 5 ans' de Putnam. C'est en cela que je le préfère à Lewis.

    Comme vous, je n'ai jamais été convaincu par l'argument brain in a vat. J'ai l'impression que la conclusion est quelque peu gratuite et que le scepticisme radical est plutôt une possibilité avec laquelle nous devons vivre mais que nous ne pouvons pas vraiment prendre au sérieux. (Il me semble que c'est là peu ou prou la thèse de Lewis dans Elusive Knowledge, non?)

    Sur son application du paradoxe de Lowenheim-Skolem, Wolpert avait en 2008 un papier qui utilisait le théorème de Gödel pour démontrer:
    1) Qu'il ne pourrait y avoir qu'une seule théorie qui ferait des prédictions sur toutes les autres
    2) Que cette théorie elle même serait nécessairement incomplète.
    Tom Roud en avait parlé ici. Il serait intéressant de comparer ces deux extrapolations contradictoires de la logique. J'avoue que je suis plutôt plus convaincu par le papier de Wolpert.

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  2. Oui, il y a des qualités à se méfier de "l'Esprit de Système" comme on disait au XVIIIe siècle. Le risque est en effet de ne chercher que des théories cohérentes de plus en plus curieuses et "scolastiques" (et c'est pourquoi les Lumières françaises et britanniques furent anti-métaphysiciennes alors que Kant préservait cet aspect du rationalisme leibnizien comme téléologie de la Raison).

    Je crois que David Lewis est sincère quand il dit (dans la préface de ses Philosophical Papers) qu'il aurait souhaité être plus "rhapsodique" (piecemeal) pour que chaque thèse puisse se discuter de manière indépendante (il n'est pas aussi holiste que Quine).

    Je trouve quand même que David Lewis, en métaphysicien systématique qui prévoyait toujours ses théories dix coups et objections à l'avance pouvait être plus impressionnant par quelques conséquences si surprenantes. On peut rester perplexe sur le système mais il ne donne pas d'impression de "bricolage" rafistolé.

    L'interprétation du Paradoxe de Skolem-Putnam par Lewis (sans doute après des dialogues avec le réalisme de David Armstrong) était qu'il fallait qu'il y ait une différence métaphysique entre toutes les propriétés (i.e. tous les ensembles, y compris les plus disjoints et "artificiels") et des Universaux qui suivraient les "articulations de la réalité".

    Le paradoxe reconduisait alors au contraire à un Réalisme métaphysique très "fort" au lieu de le réfuter, selon Lewis. Lewis avait tenté d'aller le plus loin possible dans la direction d'un "Nominalisme des Classes" (il n'existe que des Individus et des Classes), notamment dans l'un de ses textes fondamentaux de sa métaphysique fonctionnaliste, "How to define theoretical terms" (sur la ramsification des termes) et le Paradoxe de Skolem-Putnam le persuada au contraire d'ajouter au moins la notion primitive de "propriétés naturelles". Le Modus Ponens de l'un était le Modus Tollens de l'autre.

    Sur le Scepticisme, oui, la solution contextualiste de Lewis (tout dépend du sens de "savoir", je "sais" en un sens que cette main existe mais je peux croire en des mondes alternatifs où un double aurait été un Cerveau dans une Cuve) me paraît être une des meilleures dans sa simplicité. L'argument sémantique "transcendantal" de Putnam fait trop penser à un nouveau subterfuge comme la réfutation kantienne de l'Idéalisme empirique.

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  3. DM demande : Heu... quel rapport entre le pragmatisme et l'encensoir et Putnam ?

    Putnam se disait l'héritier du Pragmatisme américain de William James ou John Dewey (par exemple dans Pragmatism, an Open Question). Même s'il a cherché à redéfinir le "Réalisme", il est surtout un critique du "Réalisme" métaphysique.

    Putnam est redevenu religieux dans ses dernières années et les Pragmatistes américains arrivent souvent à une réhabilitation de la croyance religieuse comme une "pratique" justifiable. C'est le cas de William James, du physicien Pierre Duhem ou du physicien des sciences Bastiaan Van Fraassen (The Empirical Stance, qui est une défense de son empirisme radical en science mais en même temps de sa religiosité protestante).

    Le pragmatisme, qui se méfie de la "Métaphysique" et de l'idée qu'il faudrait tout fonder sur des raisons, a souvent abouti à ce genre d'apologie de la foi.

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