jeudi 23 août 2012
Des Astres errants et leurs Doubles
Les sous-Genres littéraires se stabilisent ou se solidifient avec certaines conventions, en partie à cause du hasard du succès d'une oeuvre initiale qui ouvre la voie. Ce serait un exemple de "dépendance au sentier".
La Marge, de la Mitteleuropa à Mars
Par exemple, dans cet article, Cynthia Ward analyse le sous-genre de science-fiction qu'on appelle "Planetary Romance" ou "Sword and Planet". Le sous-genre devint populaire avant même la Première Guerre mondiale, l'exemple le plus célèbre (lui-même une imitation) étant le cycle de John Carter (1912) de E.R. Burroughs (1875-1950). On remarque toujours la dimension colonialiste de ce Genre où un héros occidental se retrouve sur une autre planète qui pourrait aussi bien être l'Amérique du Sud ou l'Afrique. Certes le racisme (ou "l'Orientalisme") y est parfois plus ambigu dans la mesure où l'Autre Monde peut aussi être présenté comme ayant eu une civilisation bien plus avancée que la Terre : le héros (occidental) y joue aussi non pas la Mission civilisatrice mais le Barbare venant "régénérer" un Vieil Orient en déclin (conformément au vieux mythe historique chez Ibn Khaldūn, Nietzsche ou Toynbee). Même le "Progressisme" colonialiste est déjà empreint de crainte du Déclin de l'Occident. L'Autre est aussi l'Asie (surtout l'Inde pour la littérature populaire anglaise, mais plutôt la Chine pour la littérature américaine), qui dans l'imaginaire colonialiste européen, n'est pas dans la même position que les Nouveaux Mondes à conquérir. Ces Autres Mondes "orientalisants" sont le lointain passé mais aussi une prophétie de l'effondrement impérial à venir, puisque l'imaginaire est cyclique.
Mais Cynthia Ward donne une autre source de la Romance Planétaire qui n'est pas que colonialiste, ce qu'on appelle le sous-Genre de la Ruritanian Romance comme le célèbre Prisoner of Zenda (1894). Dans le roman, un Britannique en visite dans une petite principauté imaginaire d'Europe Centrale ("la Ruritanie") se retrouve soudain Roi de Ruritanie parce qu'il était par hasard le Sosie du vrai Prince enlevé. Le mythe est encore une forme de "fantasme de puissance" mais ce n'est plus exactement un guerrier se taillant par la force un Royaume dans une contrée exotique mais l'homme ordinaire des Vieux Pays marqués par les Révolutions modernes du XIXe siècle héritant par hasard d'un Vieux Royaume désuet soustrait à l'Histoire. Les Empires mourants de Vienne et de Constantinople ou la Poudrière des Balkans deviennent une autre "marge", en plein coeur de l'Europe comme les Britanniques sont en train d'y nommer diverses familles germaniques proches de la reine Victoria. L'Empire triomphant est fasciné par ces Balkans parce qu'il y pressent aussi le cimetière des Empires et la fragilité de sa propre domination. Même avant 14-18 (contrairement à ce que dit la phrase de Paul Valéry sur la mortalité nouvelle de la Civilisation), l'Europe est consciente des ruines sur lesquelles elle s'étend.
On peut se demander quel est le rapport précis avec la Romance planétaire. Mais au lieu de Edgar Rice Burroughs, on voit encore mieux le thème ruritanien à travers le Double chez un de ses premiers imitateurs et rivaux, Otis Adelbert Kline (1891–1946).
L'Enquête historique par Echange des Corps
Otis Adelbert Kline a écrit dans les Pulps vers 1929-1933 une imitation directe du cycle de Barsoom. Dans le premier (dans la chronologie interne de la série), Swordsman of Mars (1933), le Docteur Morgan est contacté télépathiquement par un savant extraterrestre d'un lointain passé, Lal Vak. Mars n'est en effet plus habitée "aujourd'hui" (sur ce point, Kline est plus hard science que Burroughs) mais elle avait eu une civilisation humanoïde il y a des millions d'années et la télépathie peut dépasser toute limite spatiotemporelle. Le savant martien explique qu'il peut opérer un transfert mental entre les deux planètes et les deux époques, à condition d'avoir des sujets qui soient assez similaires physiquement. Morgan envoie d'abord l'esprit d'un premier sujet, un petit criminel nommé Frank Boyd, qui rompt tout contact et décide de rester vivre dans la Mars archaïque. Morgan envoie donc un nouvel esprit, celui d'un certain Harry Thorne (dans le corps d'un certain "Borgen Takkor", pendant que l'esprit de celui-ci occupera son propre corps), pour arrêter son compatriote terrien parti envahir le passé de la Planète rouge. Ensuite, Thorne devient un autre John Carter et comme tout héros de ce genre, il finit avec une Princesse martienne (cette convention du mariage est même tellement solidement implantée dans les Pulps qu'il lui paraît évident dès le début qu'on ne partirait pas vers une autre planète pour d'autres raisons que d'épouser une Princesse).
Puis (la notion de simultanéité n'est pas très claire entre l'époque archaïque et le "présent"), le Docteur Morgan enverra un autre agent terrien, Robert Grandon avoir ses propres aventures à la même période, mais cette fois sur la planète Vénus (que ses habitants appellent Zarovia, The Planet of Peril, 1929, j'ignore pourquoi cette série paraît quatre ans avant le cycle martien, alors qu'elle semble bien rédigée après). Robert Grandon (dans le corps d'un prince vénusien et fiancé à une dangereuse reine amazone) y retrouvera même Harry Thorne, venu de Mars - les Terriens n'ont jamais très envie de revenir chez eux dans ces histoires et ils s'assimilent très bien aux indigènes (on a l'annonce du cliché d'Avatar).
Un aspect de la fiction klinienne de l'Echange par rapport à Burroughs est que le héros terrien perd son avantage physique qui devait justifier la supériorité impérialiste. Chez Burroughs, la différence de gravité est censée donner une superforce à un humain élevé sur Terre. Ici, le héros terrien est projeté dans un corps autochtone.
La différence principale avec Burroughs est un accroissement de la distanciation. Le héros ne voyage pas seulement dans l'Espace mais aussi dans le Temps (lointain passé - le héros se dit à lui-même qu'il est nécessairement destiné à mourir des millions d'années avant sa naissance) et même dans un autre corps (même si la ressemblance physique entre les deux cerveaux dans le transfert doit atténuer quelque peu le choc entre les répliques). Kline a donc ajouté à la fiction planétaire trois thèmes supplémentaires, la télépathie (mais les Martiens sont télépathes aussi chez Burroughs), le voyage dans le temps et l'échange des consciences. Ce qui n'était qu'un Double ou Sosie accidentel dans la fiction ruritanienne devient une opération parapsychique où le héros se "réincarne vers le passé".
L'occultisme décadent de la fin du XIXe siècle était obsédé (dans le courant dit "théosophique") par les thèmes mystiques de réincarnation dans les vies antérieures mais ici le héros laisse aussi son corps à l'autre esprit pour vivre dans l'autre monde. On est donc plus proche de ce qu'on appelle parfois le thème du Changelin. John Locke avait déjà imaginé en 1690 un Prince et un Cordonnier qui échangeaient leurs esprits et il en tirait un argument pour dire que le Soi devait être plus identifié aux souvenirs qu'à un support quel qu'il soit.
[En passant, Michael Moorcock écrira (sous un pseudo) aussi son propre pastiche du genre planétaire, Kaine of Old Mars (1965). Mais dans sa version (si je me souviens bien), Kaine se déplace physiquement sur la planète Mars, qui est dénuée de vie, et retrouve ensuite une Mars antique par un voyage dans le temps (mais je crois que c'est toujours dans son propre corps pour avoir la même "superforce" comparative que Carter). Dans le comic Den de Richard Corben (1968), c'est moins clair, dans certains passages, le héros semble avoir envoyé seulement son esprit, mais dans d'autres, Den se déplace sur l'autre monde de Neverwhere mais son corps est complètement "transformé" par le passage.]
L'inversion hamiltonienne
Mais le meilleur hommage à l'Echange de Kline en est une inversion faite par un autre écrivain de Pulps, Edmond Hamilton (1904 – 1977) dans sa série Star Kings (1947) [le prolifique Hamilton avait eu aussi sa propre série plus directement burroughsienne dans les années 30, Kaldar, dans le système d'Antarès].
Le protagoniste de Star Kings, un Terrien ordinaire du XXe siècle nommé John Gordon, se retrouve un jour contacté télépathiquement par un Humain du lointain futur, Zarth Arn, un fils de l'Empereur de la Galaxie et historien. Zarth Arn lui explique qu'il ne peut pas voyager physiquement dans le temps mais seulement psychiquement. Zarth Arn pratique l'échange par curiosité, pour pouvoir étudier la Terre du XXe siècle mais Gordon n'est pas aussi volontaire que l'étaient les héros de Kline. John Gordon, qui occupe le corps du Prince intellectuel, va se retrouver soudain pris dans des intrigues interstellaires des milliers d'années dans le futur [Edmond Hamilton écrira vers 1960 les aventures de la Légion des Superhéros, le groupe du XXXIe siècle, où les héros aussi viennent recruter des membres de notre époque.].
On retrouve donc les mêmes thèmes que chez Kline, voyage dans le temps et échange mental, mais dans le sens inverse, vers un Humain plus "avancé" et non un Martien du passé archaïque. Ce n'est plus le Dr Morgan qui étudie un autre monde mais ce monde futur qui nous étudie. Le héros terrien est donc clairement le Barbare plongé dans une Civilisation bien supérieure. Mais cela n'inverse pas complètement le cliché comme c'est le Barbare qui vient sauver la cause du vrai Prince.
On compare souvent l'histoire d'Hamilton au double du Prisoner of Zenda (et je l'avais d'ailleurs fait en 2007) mais la meilleure médiation me paraît plutôt être le cycle de Kline.
Il y a une scène ironique très "ruritanienne" chez Hamilton où un ennemi s'aperçoit que Gordon n'est pas le vrai Zarth Arn et tente de lui faire passer un test pour éliminer cet usurpateur. Gordon le réussit comme l'épreuve n'est que physique et que son enveloppe corporelle est "authentique". Et comme dans la romance planétaire, Gordon tombera amoureux d'une Princesse du futur (qui détestait le vrai Zarth Arn, comme dans toute comédie romantique).
Swap
Il y a eu de multiples fictions sur le thème de l'échange d'esprit entre deux corps et l'une des premières est peut-être Vice Versa (1882), où un père et son fils en pension se retrouvent dans le corps de l'autre. Certains critiques contre le jeu de rôle lui attribuent d'ailleurs un désir de "réincarnation", et donc une sorte de déni du corps, mais finalement le jeu français MEGA (où tous les personnages ont un pouvoir de transférer leur esprit dans un autre corps) a peut-être su mieux faire de cette idée le thème direct du jeu, même si les Messagers voyagent avec leur corps à travers les dimensions et ne font ces transferts que de manière temporaire.
Un article érudit sur un sous-genre "escapist". J'adore, merci :)
RépondreSupprimerQui est aussi (j'enfonce une porte ouverte!) un genre "meta" relatif à l'expérience de lecture précisément de ce genre de livres - où l'on se trouve "projeté dans un autre monde", tout en restant confortablement chez soi! Le terrien allé sur Mars, narrateur/scripteur de ses aventures exotiques, en est toujours en fait surtout l'inventeur-affabulateur (souvent il en laisse le récit écrit pour une figure de jeune lecteur idéal - chez Burroughs-Carter son neveu); figure redoublée du lecteur, rêvant puérilement d'identification à l'infini, et retour… Merci pour l'article!
RépondreSupprimerTout comme les jeunes héros de Stevenson.
RépondreSupprimerAhhr, Lianna de Fomalhaut. Grosse impression, à l'époque.
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