samedi 4 août 2012

L'écrivain et l'érudit



Brian Stableford illustre à la perfection le problème même d'un métier professionnel d'écrivain. Stableford est prolifique dans la science-fiction et les textes de référence sur l'histoire de la SF (c'est sans doute le meilleur connaisseur de la littérature fantastique et de science-fiction française et britannique du XIXe siècle) et il a pris l'habitude depuis son adolescence d'écrire avec une extrême régularité (il cherche à maintenir 750 000 mots par an et a publié plus de 100 ouvrages depuis quarante ans). Mais en même temps, il explique dans cette interview assez mélancolique de 2006 le conflit perpétuel entre le désir d'écrire ce qu'il veut et celui de continuer à être publié et lu par le plus grand nombre. Ses premiers éditeurs le poussaient à écrire dans un style plus commercial, à ajouter plus d'action, plus de violence ou de rebondissement et il a même écrit à ses débuts des romans qui imitaient un peu le Pulp de Space Opera, mais avec déjà d'étranges constructions biologiques (comme la biologie l'intéresse plus que la physique). Mais peu à peu, son style très cérébral et scientifique l'a installé dans un genre un peu à part : il écrit sa fiction spéculative dans la même veine philosophique qu'un Olaf Stapledon avant la Guerre. Ses personnages peuvent plus se préoccuper de discuter de théories sur l'évolution que de résoudre un conflit dramatique.

On reproche souvent à la SF d'être une littérature didactique, une littérature d'idées et Stableford, ex-professeur d'université, tente moins que d'autres de dissimuler qu'il s'intéresse plus aux essais ou aux discussions théoriques. Et il a fait le choix de ne plus vraiment dépendre des éditeurs, ce qui fait que ses livres, chez des micro-éditeurs, ne se vendent plus autant - il dit avec humour qu'il ne se considère donc plus vraiment comme un écrivain professionnel en ce sens - et qu'il a été un peu sous-estimé dans l'histoire de la science-fiction britannique récente, malgré son prestige à l'intérieur de la communauté des amateurs.

Il dit avec amertume que même ses livres de références et ses encyclopédies au tirage confidentiel n'intéressent plus que les Bibliothèques depuis Wikipedia. Il ajoute même, désenchanté en parlant de ses ouvrages de critique :
Now that academia is merely a qualifications industry, there's very little scope left in contemporary academic writing for scholarship.


Il continue pourtant de traduire en anglais chaque année de nombreux livres sur des personnages obscurs de feuilletons français du XIXe (chez Black Coats) ou à écrire des nouvelles ou des suites dans ces univers oubliés de la Belle Epoque qui n'intéressent qu'une poignée de lecteurs à travers le monde. Certaines de ses nouvelles viennent d'être traduites chez Rivière Blanche. Il y a eu un Dossier sur lui dans Galaxie n°9 (1998) et Locus vient de faire une interview sur ses traductions.

Pourtant, il serait injuste d'enfermer Brian Stableford dans l'érudition. Même dans son époque plus soumise aux impératifs des éditeurs, il savait concilier le suspense du Space Opera avec des personnages méditatifs et de grands élans théoriques. Dans son plus gros succès, le cycle du Hooded Swan (1972-1975, traduit en français sous le titre Grainger des étoiles, disponible sur iTunes ou Kindle pour moins de 2 euros), le héros Grainger ressemble beaucoup à un personnage de Traveller. Grainger est un des meilleurs pilotes de l'Espace Connu et il passait son temps avant le début du roman à bourlinguer de planètes en planètes avec son vaisseau le Javelin avec divers trafics de Free Trader, dont notamment de la Bibliophilie avec des collections d'ouvrages extraterrestres pour les Bibliothèques de New Alexandria. Un des rêves des pilotes dans le coin est de retrouver le trésor d'un célèbre vaisseau fantôme, le Lost Star, perdu dans une nébuleuse du Courant d'Alcyon. C'est dans cette nébuleuse que son vaisseau s'écrase et qu'il reste pendant deux ans, en ayant perdu son co-pilote et mécanicien. Finalement retrouvé par un autre vaisseau explorant le même Courant d'Alcyon, Grainger est ramené sur Terre et il découvre qu'il doit une somme astronomique pour son sauvetage. Le seul moyen de rembourser les commanditaires est de devenir le pilote d'essai d'un nouveau prototype, hybridation de technologie humaine et d'organisme extraterrestre, The Hooded Swan (un des noms du "Dodo" disparu) avec lequel il doit en quelque sorte s'unir en une symbiose. [Ce Vaisseau intelligent, le Cygne Capuchonné, est peut-être un des modèles du Dauphin d'Argent dans le Vagabond des Limbes ?] Grainger est le narrateur et il affecte au moins depuis son accident une indifférence totale, une distance digne de l'Etranger, perturbée par le fait qu'il croit avoir acquis depuis son accident une autre présence en lui, le Vent, un symbiote extraterrestre qui le fait accéder à certains des souvenirs extraterrestres. Grainger parodie souvent le ton habituel et "macho" des polars mais il se révèle beaucoup plus contemplatif, un explorateur pacifiste curieusement attentif à la xénobiologie et à la diversité des formes de vie, ce qui détonne des habituels mercenaires de Space Opera.

2 commentaires:

  1. Really interesting interview you link to. Thanks.

    I was particularly fired up by Stabelford's statements on the nature of Fiction (how it inherently supports the status-quo), and by his disgusted rejection of commercial SF and Fantasy, which he calls "stupid" and "sociopathic."
    Those are of course astute observations, I merely wish the interviewer had had the presence of mind to ask him to expand his answer, particularly on the sociopathy of commercial SF.

    Perhaps will I read Stableford one day. For now, all I know is that his interview got me thinking about Greg Bear's "Bloodmusic," Sam Delany's "Neveryona," and, of all people, Jack Vance, who is not only alive but also the opposite of bitter and melancholic (http://youtu.be/oiOt6eW0pZI).

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  2. Oui, je ne sais pas à quoi il pense quand il parle d'évolution de la mauvaise fantasy vers des effets sociopathes. Les romans sado-libertariens de Terry Goodkind, peut-être ?

    Mais j'aime beaucoup son humour quand il dit qu'il a essayé de concilier exigence scientifique (du moins dans sa SF, pas ses récits d'horreur) et accessibilité commerciale et qu'il avait lamentablement échoué, contrairement à Greg Bear ou Greg Egan.

    Jack Vance a 96 ans ? 4 ans de plus que ce qu'aurait eu Isaac Asimov (mort il y a vingt ans).

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