mardi 15 avril 2014

[Review] Robin Laws, The Worldwound Gambit

Pourquoi des mondes partagés ?
La fantasy a remplacé depuis quelques années la science-fiction comme genre dominant. Les fans de sf estiment souvent que c'est mauvais signe, signe d'une grande désillusion généralisée contre la Science, le Progrès voire contre la Raison, ou bien un déclin des références culturelles suffisantes pour se retrouver dans un roman de sf. Les lecteurs de fantasy ont d'autres modes de lecture que pour la sf : ils s'attendent à ce que le roman construise lui-même ses références peu à peu, sa géographie, sa politique, sa magie... et ils n'ont guère besoin que d'un vocabulaire de contes de fées pour apprendre à s'y retrouver petit à petit, même si les appendices aiment développer une illusion de profondeur en désorientant un peu le lecteur au début pour qu'il y ait une "courbe d'apprentissage" gratifiante du monde fictionnel.

Mais certains aiment aussi se retrouver d'emblée dans un jeu de références encore plus faciles à identifier grâce au principe d'un univers partagé.

Dans la fantasy "commerciale", un des sous-genres est le roman dans un cadre d'un éditeur. De même que les scénaristes de comic-books doivent écrire dans un contexte plus large auquel ils doivent s'adapter, les jeux ont maintenant leurs propres séries de romans "sous licence", des centaines pour D&D (depuis le succès de Dragonlance), Vampire, Shadowrun, Warhammer (Dan Abnett est passé de là aux comics), Das Schwarze Auge et maintenant pour Pathfinder (qui est le zombie de D&D 3e édition).

La série Pathfinder
Pathfinder a son propre univers, Golarion, et a pris l'habitude depuis le début d'inclure des nouvelles dans ses campagnes. Il y a eu pour l'instant environ 20 bouquins, notamment le cycle des quatre romans de Dave Gross (avec son héros le Comte Varian Jeggare, Prince of Wolves, Master of Devils, Queen of Thorns et King of Chaos), deux romans de Howard Andrew Jones (la ranger Elyana dans Plague of Shadows et Stalking the Beast).

Robin Laws est avant tout un célèbre auteur de jeux mais il a aussi écrit plusieurs nouvelles et deux romans dans Golarion : The Woldwound Gambit (2011) et Blood of the City (2012).

Le Genre de la Mission Impossible en Enfer
The Worldwound Gambit est un peu un exercice de style parodique puisque Laws s'amuse à mélanger les clichés du romans à cambriolage (cf. Heist Film ou bien ce qu'on appelle The Caper) du genre d'Ocean's Eleven, Now You See Me ou Leverage et les clichés de la fantasy. C'est donc un peu du Shadowrun rétro-injecté dans la fantasy D&D. Laws l'a déjà utilisé avec certains des mêmes personnages dans une nouvelle, The Ironroot Deception et ajouté une suite incluse dans la campagne Wrath of the Righteous, Sweet Ichor que je n'ai pas lue.

Fritz Leiber, Vlad Taltos de Steven Brust ou plus récemment Locke Lamora de Scott Lynch avaient déjà tous repris ce modèle (Brust pastichant plutôt les stéréotypes du roman noir). Une autre série qui était partie de la même idée d'un Caper de Fantasy était Brandon Sanderson dans ses romans Mistborn. Sanderson a expliqué que s'il prenait tant de temps pour développer un système de magie, c'était pour avoir des règles rigides et pour que la structure de sa fantasy ne puisse donc pas utiliser d'arbitraire. C'est ce qu'il a appelé de la "Hard Magic" qui se donne des axiomes ou des prémisses détaillées qui sont des "contraintes" pour l'auteur.

Croisades et Trahisons en Mendev
Le cadre est au nord de Golarion, dans la "Blessure du Monde" d'où entrent les Démons dans le Mendev.

Depuis plus d'un siècle, les "Croisades" religieuses se succèdent autour de ce Portail vers l'enfer et le Mendev a eu le temps de s'habituer à être ce territoire liminaire entre des armées de Paladins & Pénitents et des démons et il faut donc imaginer un mélange d'ordres militaires intolérants et d'accoutumance à un Mal objectif omniprésent digne de l'ambiance dite "grimdark" de Warhammer FRP.

Le Héros et le Pícaro
On ne peut normalement pas imaginer plus manichéen alors que Laws va au contraire prendre des héros qui sont des escrocs professionnels désireux de se débarrasser d'une invasion démoniaque sans se prendre pour des héros désintéressés pour autant. Le Genre "épique" (au sens vague et courant : des Héros sauvent le Monde contre le Mal) est ainsi mélangé avec son inverse, le Genre "picaresque" (des individus ambigus tentent de survivre et de s'enrichir pour un temps).

On a ainsi un résumé de toute l'histoire du jeu de rôle puisque le picaresque Old School a eu une tendance à évoluer vers la narration épique et que ces conventions inverses sont souvent maintenant des évolutions internes à chaque personnage de jeu de rôle (et Laws a beaucoup médité sur cette évolution comme il a créé les jeux Dying Earth ou Skullduggery pour faire passer le jeu de rôle de la résolution de confrontation aux joutes avant tout verbales).


Gad est le Beau-Parleur et le Cerveau du groupe (en termes du jeu Leverage, c'est à la fois un Grifter et un Mastermind). C'est un manipulateur avec sans doute un Charisme de 19 mais comme dans toute fiction de ce Genre, il se soucie vraiment de l'équipe qu'il recrute et est un excellent juge de leurs vraies motivations. Tiberio le demi-orque est le Muscle (le Hitter) mais il est devenu totalement pacifiste, ce qui est une légère complication pour sa fonction. Calliard le Barde a des pouvoirs de détection des Démons mais il a aussi le handicap de se droguer au Sang de Démon pour mieux les influencer (c'est la grande trouvaille de l'histoire car même si on ne doute pas de leur succès on craint vraiment pour la santé mentale de ce héros). Vitta la Halfling (représentée ci-contre) est la Voleuse et elle tient presque de Houdini dans son goût compétitif pour le crochetage et l'évasion. Hendregan le sorcier est un bon pyromancien mais aussi un pyromane qui ne se contrôle pas bien dans son désir d'auto-crémation.

L'histoire a un peu brouillé les pistes grâce aux Démons mais on retrouve les mécanismes habituels de ce genre d'histoire à la Mission Impossible : le Cerveau a conçu un Plan mais il ne nous le révèle pas entièrement, ce qui signifie qu'il doit à peu près marcher (si le Cerveau révèle son Plan à l'avance dans une fiction, c'est qu'il va y avoir un Grain de Sable, comme dans la plupart des épisodes de Barbe Rouge).

C'est distrayant (le modèle principal me semble être Ocean's Eleven) même si une telle infiltration dans un endroit rempli de Démons violents paraît peu crédible même pour un Genre surnaturel. On n'échappe pas à certains clichés comme le Paladin Intolérant qui cache en fait sa propre dépravation. Quelques scènes sont restées dans mes cauchemars comme l'Enfer particulier pour Claustrophobe que les Démons conçoivent contre Vitta l'Escape Artist. J'aime beaucoup ce passage sartrien où Gad explique qu'un Pacte avec un Démon ne marche que si on est assez de mauvaise foi pour nier qu'on pourrait le rompre.

7 commentaires:

  1. Merci pour cette analyse. J'imagine que ces romans sont tous en VO non sous-titrée ? Tant pis...

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    1. A ma connaissance, Black Books n'a traduit en VF que les trois premiers titres de la série Pathfinder, Le Prince des Loups, La Sorcière de l'Hiver et La Peste des Ombres.

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  2. En ce qui concerne la fantasy et la SF : la SF dans les années 60 et 70 avait elle aussi une approche anthropologique abandonnée au cours des années 80 et surtout 90 au profit de la hard science avec une approche transhumaine. Même si certains auteurs et surtout jeunes auteurs sont encore dans cette approche, ils écrivent surtout des nouvelles. Et l'on a vu récemment certains planet opera ( comme les romans de Cameron Hurley) être marketé comme de la fantasy et non plus comme de la SF. Des oeuvres qui pouvaient être considérées autrefois comme de la SF pure et dure sont aujourd'hui appelée science fantasy, signe de changement d'époque où seule la hard science et les dystopie mériteraient l'appellation SF.
    Ca c'est pour les USA. La Grande Bretagne étant plus ouverte sur une SF "grand écran" assez populaire.

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    1. Intéressant (je ne me rendais pas compte de cette différence US/UK mais je lis trop peu ce qui sort en ce moment).

      Avec l'essor de la fantasy, les fans de SF "pure" ont l'air de se braquer beaucoup plus qu'avant sur la frontière et donc sur la Hard Science. J'aime beaucoup Greg Egan mais je préfère ne pas lire une interview de lui sur la fantasy car je m'attends à beaucoup de mépris. J'ai entendu Gérard Klein être très amer et violent contre cette évolution (qu'il attribue à un déclin scolaire sur les sciences).

      Dans le passé, les auteurs de SF passaient assez volontiers vers la fantasy alors qu'aujourd'hui c'est plus vu comme suspect et commercial.

      Mais j'aurais du mal à expliquer la raison de cette démarcation accrue.

      Je ne suis pas sûr que ce soit à cause d'une évolution de la SF mais plutôt à cause d'un changement de goût du public vers la fantasy. Donc je ferais (sans aucune preuve ou donnée) l'analyse inverse dans la causalité, que c'est le succès de la fantasy qui a enfermé la SF dans un bunker et non pas l'essor de la dystopie cyberpunk ou ensuite à l'inverse du transhumanisme qui aurait repoussé des lecteurs vers la fantasy.

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  3. Quand on lit des nouvelles en VO, on se rend compte que la frontière est de plus en plus floue et que les auteurs de la nouvelle génération joue de plus en plus avec des univers mêlant les codes des deux genres. Le problème c'est que cette génération ne commence qu'à passer au roman. Et pour ceux qui n'ont que peu d'intérêt pour la forme courte, on ne s'en est pas rendu compte d'autant plus qu'une revue comme Bifrost est restée bloquée dans les années 90.

    Sinon il faut bien voir que les codes narratifs ont plus évolué en fantasy qu'en SF (la hard science c'est souvent vraiment mal écrit, ce n'est malheureusement pas un troll). La plupart des textes de SF d'aujourd'hui sont peu orientés vers l'action et sont plus des récits de réflexion assez introspectifs, souvent froid voir glacial (Reynolds) ou illisible pour qui n'a pas un bagage scientifique universitaire (Egan).

    Le jour où Jason Sanford passera au roman on se rendra compte à quel point Egan est surestimé. Sur un sujet comparable sa nouvelle "sublimation angels" écrase complétement le Océanique de l'auteur Australien.

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    1. Je ne connais pas Jason Sanford. Il faudrait vraiment que je lise plus Interzone ou Asimov pour avoir une idée de ce qui s'écrit aujourd'hui (je me contente généralement d'anthologies de Gardner Dozois).

      Pour défendre quand même Egan, il m'a attiré vers la hard science en accentuant cette différence alors que je suis plus amateur de fantasy. Il a quand même une imagination spéculative impressionnante. D'accord, ses personnages ne sont pas très intéressants et l'action semble souvent être un prétexte compliqué pour pouvoir y insérer une expérience de pensée mais c'est quand même une dimension intéressante de la science fiction.

      Mais l'exemple d'Egan est un peu extrême, car on fait difficilement plus "scientiste" (avec généralement une prédication anti-religieuse qui est un peu lassante même pour ceux qui sont d'accord avec lui sur le fond).

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    2. Je vais à nouveau revenir sur cette frontière sf/fantasy car j'ai envie d'écrire sur Ashen Stars de Robin Laws et la science y est extrêmement "molle" / space-operatique ou comic-bookish (comme souvent dans le jeu de rôle en dehors peut-être de Diaspora ou High Colonies).

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