dimanche 12 octobre 2014
Les désirs du Petit Némo
Dans l'introduction à l'édition Milan de Little Nemo, l'éditeur Richard Marshall dit que Nemo est, comme beaucoup de personnages de bd de l'époque, vide, creux et sans personnalité, une simple variable pour permettre l'identification du jeune lecteur.
C'est en partie vrai, nul ne dirait que Nemo laisse une aussi forte impression que son partenaire le Trickster Flip, avec son cigare et sa mauvaise humeur. Mais Nemo a des désirs et des initiatives. Dès le début de la série, quand il ne cesse d'être importuné par Flip qui veut jouer avec la Princesse à sa place, Nemo défend Flip et il s'interpose même pour lui sauver la vie quand le Roi Morphée veut l'exécuter (épisode du 18 novembre 1906). Il le sauve et ne semble même pas vraiment étonné de ne pas vraiment être remercié à chaque fois par Flip.
Quelques années avant le début de Little Nemo (15 octobre 1905, l'Interprétation des rêves sort en 1899), Freud avait avancé la thèse célèbre selon laquelle tout rêve accomplit un souhait (dont on sait qu'en fait elle avait déjà été formulée dès 1861 (p. 106) par le neurologue Wilhelm Griesinger - F. Sulloway, Freud, Biologist of the Mind, p. 324), et donc un désir insconscient.
Les parents de Nemo en revanche (et sans doute l'auteur Winsor McCay d'ailleurs, comme cet ultra-conservateur fascisant ne devait pas particulièrement suivre de nouvelles théories autrichiennes) ont une théorie toute physiologique du Rêve et ne cessent de reprocher à Nemo d'avoir trop mangé (c'était aussi le thème de l'autre grande bd de Winsor McCay, Dream of the Rarebit Fiend, qui exista toujours en parallèle avec Little Nemo, mais sans personnage récurrent).
Nemo ne désire pas particulièrement voyager, il se montre souvent assez passif ou suiviste, à peine consentant. En revanche, tout son voyage est fondé sur le désir mais sur le désir de ceux qui l'invitent et qui, à chaque fois, ont "entendu parler de Nemo". Au début, c'est le Roi Morphée en personne qui veut mander Nemo (et d'autres chefs, le Père Noël, un Chef de l'Île des Candies, etc.), puis il sera clair que ce sera plus précisément la Princesse (anonyme) qui veut faire de Nemo son "copain de jeu" - le dessin animé américano-japonais de 1989 ira plus loin dans cette direction en présentant tout cela comme un mariage arrangé entre enfants où Morphée a choisi un successeur pour épouser sa fille (il doit y avoir une sorte de Loi salique au Pays des Songes). Le Pays des Songes n'est pas une terre qu'on vient conquérir, c'est une terre qui vous choisit à votre place et même malgré vous. Elle est un appel ou une destinée et la part de la volonté y est assez faible comme on y est baladé entre différents appels de divers personnages symboliques.
La bd dit souvent que c'est bien Nemo l'architecte du rêve (quand il a froid en réalité, son rêve devient glacé, quand il entend son petit chat en réalité, il rêve de lion). Mais s'il y a désir, son propre désir qu'il accomplit, c'est toujours assez "masochiste" en un sens faible, en tant qu'objet et non en tant que sujet du désir. Il veut un univers qui est toujours tendu dans ce manque que seul lui peut combler et dont la satisfaction semble souvent se reculer à chaque fois. Il se montre toujours réticent, assez fier mais sans un enthousiasme débordant.
Il y a quelques exceptions. Son propre désir s'exprime de manière assez crue et libidinale dès le 6e épisode (novembre 1905) où Nemo se jette sur Crystalette (dont on lui a dit qu'elle se briserait s'il la touche), il l'embrasse, ce qui déclenche la destruction de tout le Pays de Verre.
La Princesse hait le Trickster Flip au début et il est le personnage de la transition brutale. Flip veut dire "renversement", et Nemo sort toujours brutalement de son rêve (alors que le début de chaque épisode est presque toujours sans transition), soit dans une chute cauchemardesque interrompue soit au contraire dans la déception d'être arraché d'une satisfaction. Flip est le neveu de l'Aurore et il s'en sert pour appeler son oncle sur le Cheval du matin, et déclencher le réveil et mettre fin au rêve. C'est une des bonnes idées que dans ce Pays des Rêves, c'est un personnage lié au Jour, qui devrait être apollinien qui devient luciférien puisque sa lumière ou sa lucidité menace toujours de dissiper la structure même de ce monde de désirs.
Au contraire, on ne comprend pas toujours bien pourquoi Nemo a l'air d'avoir de la sympathie unilatérale pour Flip. Flip le jalouse et Nemo craint un peu ce ressentiment mais sans le haïr pour autant. Sans vouloir trop pasticher de la psychologie, ce n'est peut-être pas caricatural de voir en Flip une sorte de tension interne en Némo. Flip sème à chaque fois le désordre mais il est aussi toujours victime de cet ordre nocturne de la Cour de Morphée. Il veut empêcher Nemo de rêver mais Nemo ne sait pas lui-même s'il désire se réveiller ou pouvoir continuer à jouir de la réalisation hallucinatoire de ses fantasmes.
Flip le Bouffon, le Clown Hobo, le Mauvais Garçon, rappelle donc toujours à un principe de réalité (et notamment à l'ordre parental qui réapparaît dans chaque case pour reprocher le bruit ou pour demander de se hâter), alors que Nemo le Rêveur et Garçon sage, est celui qui voudrait s'enfuir dans ces désirs. Nemo et la Princesse font la leçon à Flip alors que Flip leur explique souvent que c'est lui qui a plus d'expérience.
Flip est une part de culpabilité permanente dans le rêve, le Transgresseur qui prétend toujours rétablir la normalité ou un Surmoi qui agit toujours comme un flux de pulsions destructrices et infantiles. Flip est toujours puni par une manoeuvre comique, en un procès permanent mais cette justice paraît finalement assez injuste.
(En passant, dans le dessin animé, la Princesse anonyme de Little Nemo a reçu un prénom, "Camille". C'est une coïncidence amusante quand on connaît les théories de Dumézil dans Mythes & Epopées III Histoires romaines sur le Camille romain comme personnification masculine de la déesse de l'Aurore, Mater Matuta).
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