mercredi 22 octobre 2014

Régressions


Je viens de tomber par hasard juste à côté de la Place de la République sur ce magasin Lulu Berlu et c'est très, très impressionnant. Ils disent être le plus grand magasin de jouets de collection de France et cela est crédible, bien plus grand que tous les autres magasins que je connaisse, y compris toute la Rue Dante réunie et le Forbidden Planet de Londres (sauf pour Dr Who, ok).

La classification thématique de la "Caverne d'Ali Baba" de Lulu Berlu est très bien faite et on a presque une impression d'un Musée du Jouet des 40 dernières années. Les vitrines contiennent non pas seulement tout ce dont je me souvenais mais même ce que je n'arrivais pas à trouver à l'époque où cela venait de sortir ou ce dont je n'imaginais même pas qu'il puisse exister comme produits dérivés.

Le jouet de "collection" en question est souvent lié à des licences de divers médias (bd, dessins animés, superhéros, Star Wars, Star Trek...) mais cela peut aller dans le sens inverse comme le jouet a parfois créé l'oeuvre pour enfant comme support du produit (Masters of the Universe ou Micronauts). D'ailleurs, aujourd'hui, les enfants que je vois connaissent de nombreux personnages uniquement comme jouets (ou autres produits dérivés) bien avant d'avoir pu lire une bd ou même vu un dessin animé. A l'inverse, ils regardent à la télévision des fictions adaptées directement de Lego ou Playmobil.

αἰὼν παῖς ἐστι παίζων, πεττεύων· παιδὸς ἡ βασιληίη ("la Vie éternelle est un enfant qui joue sur un damier, Royauté d'un enfant"). L'époque actuelle, dans sa valorisation de l'enfance, a transformé le rapport aux Âges de la vie. On pourrait dire simplement que ce n'est qu'un exemple du Narcissisme contemporain dont parlent tant le sociologue ex-trotskiste néo-conservateur Christopher Lasch ou d'autres : le capitalisme tardif, fondé sur la publicité et l'entretien d'une construction sociale de nos désirs, nous installerait dans un état de consumérisme perpétuel. La commercialisation de la régression infantile serait un ancrage symbolisé par la période où nos frustrations ne dépendaient pas encore entièrement de nos propres choix ou ressources individuelles, ou bien dans le rêve d'une innocence où on ne percevait justement pas à quel point nos désirs étaient aussi dépendants.

Quand j'étais enfant, je trouvais que les Anglo-Saxons avaient moins de culpabilité que nous face à leurs jeux d'enfance et c'est une ambiance sur laquelle joue beaucoup des séries britanniques comme The Avengers ou The Persuaders (épisode 21 A Death in the Family). Ce rapport arrêté à Peter Pan pourrait être une victoire de ce modèle culturel anglo-américain mais la taille de la boutique française semble prouver que nous les battons maintenant sur ce terrain du culte nostalgique.

Mais c'est assez complexe comme "adolescentisation" ou même "infantilisation" de la vie. Je ne crois pas entièrement aux grands mythes psychanalytiques mais ils doivent avoir raison que quelque chose d'obscur et d'inconscient se joue là. Quand je suis entré dans ce vaste musée, l'inquiétante étrangeté était un mélange de joie enfantine mais aussi un peu de cauchemardesque retour un peu trop brut de l'enfance elle-même. La satisfaction ou jubilation peut demeurer ambivalente. Bien que mon enfance n'ait pas été "dickensienne", cela restait légèrement pénible, comme une replongée dans un état d'hétéronomie. Il est normal que les films d'horreur américains ou certaines photographies d'art jouent si souvent sur des clowns, des jouets cassés ou des poupées. C'est comme s'il y avait quand même un peu d'anxiété à vouloir se retourner ainsi sur une prétendue phase d'insouciance où se cristallisent aussi certaines de vos anxiétés durables.

14 commentaires:

  1. Le rapport à l'enfance est compliqué chez nous. En France le rêveur passe pour un être improductif tandis que chez les anglo-saxons c'est un super créatif (pas pour tous les anglo-saxons certes, mais pour une grande partie). Ca explique que les geeks se sont emparés du pouvoir culturels après avoir conquis le pouvoir technologie et une partie du pouvoir économique. En France les geeks sont encore perçus comme des losers, exactement comme aux USA dans les 80's, l'Amérique des Yuppies, ceux qui ont plus récemment provoqué la crise mondiale.
    Ca explique pourquoi le jeu ( et pas seulement le JDR) ou l'imaginaire en général n'ont pas bonne presse. Ils sont lié à un rapport ludique au monde qui est aux antipodes de ce que doit être l'adulte productif, l'adulte rentable. Aux USA et ailleurs les geeks et les nerds ont brouillé les frontières et la sortie d'un monde basé sur le seul productivisme devient possible même si les forces de la réaction sont puissantes.

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    1. Oui, le statut de l'imagination n'est pas le même mais il y a aussi une récupération de la notion de "créativité" comme une forme d'instrument de production aux USA (la publicité - c'est pourquoi la première saison de Mad Men était d'ailleurs si belle dans l'idée que l'Amérique rêvait des individus qui se créeraient eux-mêmes tout en manipulant les rêves des autres).

      Si je n'avais pas répondu l'autre jour sur la notion de culture populaire, c'est que j'hésitais. La séparation entre des sphères d'élite, des sphères commerciales et des sphères authentiquement populaires pourrait être peu claire. Sans faire du marxisme réducteur ou simpliste, les entreprises des médias utilisent aussi ce qui paraît surgir d'une culture populaire pour en faire des produits. Tout ce qui paraît "subversif" se fait alors récupérer comme un simple élément dans ce que Zygmunt Bauman appelle la "liquéfaction" générale du Léthé moderne, cette exaltation d'une fluidité sans mémoire.

      Il y a certes des cas qui ne sont pas vraiment directement récupérés mais c'est peut-être seulement parce qu'ils ne sont pas ou plus assez populaires (c'est le cas du jeu de rôle papier aujourd'hui, qui est clairement devenu un libre hobby DIY depuis qu'il ne sert plus à fournir des jeux en ligne).

      Mais la BD ou la musique pop ont du mal à échapper complètement à ce réseau économique.

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    2. Une des rares choses qui m'aient fait plaisir, récemment, ce fut de constater que D&D 5e revenait vers les sources de notre hobby. Après, ça pourrait être une ruse bassement commerciale pour récupérer le marché non-négligeable des jdr OSR, mais pour un fois je préfère voir le verre à moitié plein qu'à moitié vide.

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    3. Oui, j'ai été étonné de voir à quel point Mike Mearls a réussi son pari de satisfaire une grande partie des fans déçus de l'OSR et de la 3e à la fois. En revanche, un des rares fans de la 4e comme Arnaud Cuidet a détesté en trouvant que c'était justement un retour en arrière vers la 3e.

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    4. C'est sûr que pour les joueurs de playmobil ç'a dû être une déception.

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    5. Oh, Gianni, je sais bien que tu lis assez Playing D&D with Pornstars pour ne pas souscrire à la Edition Wars !

      Il n'y a rien de mal au jeu tactique de figurines (ce qui était ce que je présume être Playmobil). La 4e édition a même eu (par mégarde !) quelques suppléments avec du jeu de rôle, comme deux cités, comme Shadowfell: Gloomwrought ou Hammerfast. Les scénarios en revanche étaient tous en effet des suites d'escarmouches et non de vrais contextes.

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    6. Je ne souscris effectivement pas à la Edition Wars puisque je me contente de faire comme si les éditions 3 à 4 n'avaient jamais existé.
      En revanche, que quelqu'un puisse geindre que la 5me édition est moins bien que la 4me, cela signifie que ce n'est pas OD&D qu'il regrette, mais Chainmail.

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    7. Qu'est ce que t'as contre les playmobils ?
      (y en a pas chez Lulu Berlu, d'ailleurs, apparemment :-( )

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    8. Oui, pas de Légo non plus d'ailleurs.
      En revanche, j'y ai trouvé un Titan grec D&D qui me faisait rêver vers 1985.

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  2. Pour Jean Pierre Dionet faire rêver est un acte subversif. Je suis entièrement d'accord avec ça.
    Star Wars est une oeuvre commerciale, largement récupérée par le pouvoir médiatique mais ça reste curieusement une oeuvre subversif puisqu'elle continue de faire rêver. Finalement à tracer ces oeuvres c'est le vers qui est à l'oeuvre dans la pomme pourrie du capitalisme semant les germes d'autre chose. Des gens qui rêvent sont capables de réfléchir et finalement de bâtir d'autres modèles.
    Ce n'est pas un hasard si l'on trouve énormément de geeks dans les milieux alternatifs.

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    1. Je ne sais pas. Oui, il ne faut pas s'arrêter à l'usage commercial immédiat où Star Wars sert surtout à vendre des McDonald's. Avec le temps certains aspects d'oeuvres commerciales peuvent bien avoir des effets qui dépassent la simple utilisation commerciale (tant que les copyrights ne sont pas éternels).

      Mais j'ai un doute sur le terme même de "subversif" car comme le dit Franck Lepage dans sa critique de l'art contemporain, tout le monde se veut subversif sans critiquer, renverser ou contester grand-chose parce que cela peut participer d'une simulation qui ne gêne pas (l'art contemporain est financé par Pinault et je ne pense pas qu'il se trompe sur l'absence de toute subversion authentique dans un énième sous-Duchamp comme Jeff Koons).

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    2. L'art contemporain n'est pas subversif puisqu'il s'appuie sur les valeurs élitistes. On ne dénonce pas en utilisant des valeurs bourgeoise mais bien des valeurs populaires.
      La culture de l'imaginaire ne se veut pas subversive mais le devient en faisant rêver car le rêve est rejeté par la bourgeoisie bien pensante. Le rêveur est perçu comme un dégénéré par ceux qui défendent la bien pensance bourgeoise. A travers l'imaginaire c'est finalement la démarche inverse de l'art contemporain. L'AC fait croire qu'il critique la société et qu'il est au service d'une pensée progressiste alors qu'll défend ceux de la bourgeoisie financière en s'inscrivant dans la vacuité de sa pensée et de ses idées. L'imaginaire peut paraître superficiellement commercial mais permet de changer ceux qui s'y intéressent en les faisant rêver et du rêve, et finalement en immergeant le lecteur ou le spectateur ailleurs on lui permet d'utiliser son cerveau de manière plus complexe.

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  3. https://www.youtube.com/watch?v=VQ7MxTBUZnE

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    1. Comment me déprimer encore plus... :)

      Oui, mais justement, dans son cas, contrairement à la plupart des gens, son enfance était horrible (elle a été abusée par son père vers dix ans). Alors que ce désarroi de l'enfance doit être plus lancinant dans le cas général.

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