mercredi 11 février 2015

Seneca adversus Franciscum


Le Pape François a voulu "comprendre" l'indignation religieuse en la comparant de manière personnalisée au ressentiment et à l'amour-propre devant une offense à sa mère. Cela avait une certaine plausibilité psychologique (si une religion est bien, selon L'Avenir d'une illusion, un substitut d'un parent idéal) mais ce fut un argument malencontreux qui semblait justifier n'importe quelle vengeance criminelle comme une sorte d'instinct naturel. Cela a eu un effet désastreux pour certains religieux qui tentaient d'expliquer à leurs ouailles trop zélés que le meurtre pour blasphème était impardonnable.

C'était justement l'exemple que critiquait il y a environ 2000 ans le philosophe stoïcien Sénèque dans le De la Colère, I, XII (même s'il continue de justifier le châtiment dans la mesure où il est rationnel et juste et pas seulement une réaction passionnelle) :

«Eh quoi! l'homme juste ne s'emportera pas, s'il voit frapper son père, ou ravir sa mère! »

Il ne s'emportera pas : il courra les délivrer et les défendre. A-t-on peur que, sans la colère, l'amour filial ne soit un trop faible mobile ?

Eh quoi! devrait-on dire aussi, l'homme juste, en voyant son père ou son fils en train d'être tranché, ne pleurera pas, ne tombera pas en défaillance ? Nous voyons cela chez les femmes, chaque fois que le moindre soupçon de danger les frappe.

Le Juste accomplit ses devoirs sans trouble et sans émoi : en agissant comme juste, il ne fait rien non plus qui soit indigne d'un homme de cœur. On veut frapper mon père, je le défendrai ; on l'a frappé, je le vengerai, par devoir, non par ressentiment. (...)

D'honnêtes gens s'irritent quand on outrage leurs proches; mais ils font de même quand leur eau chaude n'est pas servie à point, quand on leur brise un verre ou qu'on éclabousse leur chaussure. Cette colère n'est donc pas tendresse, mais faiblesse de cœur: ainsi l'enfant pleure ses parents morts comme il pleurerait un jouet perdu. S'emporter pour la cause des siens est moins un dévouement qu'un manque de fermeté.

4 commentaires:

  1. Est-ce qu'on ne pourrait pas élargir la portée du propos de Sénèque : non seulement Seneca adversus Franciscum, mais aussi Seneca adversus Stéphane Hessel?

    Lutter contre l'injustice sans s'indigner, secourir la misère sans s'apitoyer ...

    Il me semble qu'on peut envisager deux motifs de méfiance envers la colère (comme envers la pitié)
    1) elle peut porter à des actions contraires au devoir (c'est le motif invoqué dans votre introduction)
    2) même si elle pousse à l'accomplissement d'actions conformes au devoir, elle n'est pas nécessaire à celui-ci et porte atteinte à la constance du sage dans cet accomplissement (c'est le motif invoqué ici par Sénèque).

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    1. Dans le débat, Hessel peut toujours se prétendre plus proche d'une conception aristotélicienne où l'Indignation légitime serait un juste milieu entre la Colère et la Froide passivité. Sénèque cite cette conception d'Aristote (la Colère doit nous servir de "soldat, non de capitaine") et la ridiculise en disant que c'est la vertu qui tente de se servir du vice et qui sera contaminée par ce qu'elle tente d'instrumentaliser (tout comme les Chrétiens diront ensuite que les Stoiciens fondent leur fermeté sur l'orgueil).

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  2. Je soupçonne cependant le commando de psychopathes qui a exécuté les gens de Charlie Hebdo d'être plus proche, vu son sang froid, de Sénèque que du Pape.

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    1. :) C'est par goût du paradoxe alors, car ils me semblaient assez émotifs et pleins de ressentiment (d'où les cris de joie après coup), quel que soit ensuite leur sang froid lié à la certitude endoctrinée d'être dans la Vérité.

      Le Stoïcien devrait châtier sans haïr. La haine (en dehors du choix de ne pas assassiner toutes les femmes) était visible.

      On accuse souvent les Stoïciens d'une froide insensibilité (notamment pour la compassion) mais ce qui ne peut pas faire l'objet d'une certitude cataleptique doit être considéré comme un "indifférent", ils sont donc aussi préservés de tout fanatisme. Sur la religion institutionnelle (en dehors de la croyance fondamentale à la Finalité du Logos), ils sont donc des dévôts extérieurs (car le Culte n'est ni un Bien ni un Mal) mais assez peu exubérants dans l'Enthousiasme.

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