Le jeune poète britannique Robert Southey (1774-1843), un ami de Coleridge, un ex-Jacobin rendu Conservateur après la Terreur, commença vers 1799-1800 au Portugal un long poème épique en vers blancs, qui serait sa propre suite aux Mille et Une Nuits, Thalaba the Destroyer. Cela apparaît comme un des premiers romans de fantasy du XIXe siècle naissant. Le texte paraît illisible tant il est répétitif mais Shelley ou Keats l'avaient adoré (et je ne peux pas croire que Tolkien n'en ait pas eu quelque infuence inconsciente).
Juste avant la Révolution, l'Illuminé mystique Jacques Cazotte (qui avait déjà écrit une parodie fantastique, Mille et Une Fadaises en 1742) avait rédigé, avec l'aide d'un prêtre syrien nommé "Dom Denis Chavis" une Suite des Mille et Une Nuits (publiée en feuilleton dans le Cabinet des fées, 1788-1790). Chavis avait vraiment traduit un des manuscrits arabes mais Cazotte l'avait remanié profondément en ajoutant ses propres aventures et des allégories martinistes. Les 4 histoires qui semblent inventées par Cazotte étaient "L'histoire de Xailoun l'Idiot", "L'histoire d'Alibengiad, Sultan d'Herak, ou les Faux Oiseaux de Paradis", "L'histoire de la famille Schebanad de Surat" et "L'histoire de Maugraby, ou le Magicien". Dans cette dernière, le sorcier diabolique Maugraby, qui sert Zatanai, enlève des enfants qu'il amène dans sa caverne abyssale de Domdaniel, sous la mer près de Tunis pour les dresser comme ses disciples. Mais le Roi Habed il-Kalib, roi de Tadmor (Palmyre, cf. la légende de la Cité d'Airain), traverse un rite initiatique pour pouvoir vaincre le polymorphe Maugraby.
C'est ce récit de Cazotte, traduit en anglais dès 1792, qui sert de base à Southey pour sa version, assez ignorante des légendes arabes puisque c'est une lecture par un Romantique anglais d'un Illuminé français (voir Robert Irwin, Arabian Nights: A Companion, "Children of the Nights", p. 263). Et sa vision de l'Islam semble le confondre souvent avec des sources plus zoroastriennes en mettant au centre un combat entre la Lumière et Satan. Habed il-Kalib devient Thalaba mais Southey garde la caverne mystérieuse de Domdaniel, qui va devenir par la suite un cliché de la poésie britannique pour représenter une sorte de plan féérique.
Thalaba pleure ses parents devant l'Ange de la Mort.
La sorcière Khawla
Les Sorciers maléfiques de Domdaniel apprennent qu'un membre de la famille des Hodeirah les détruira un jour. Ils partent donc tous les exterminer mais un seul Hodeirah a survécu, Thalaba, qui sera élevé par Moath dans les ruines de l'antique Cité d'Iram aux hauts Piliers. Le sorcier Abdaldar de Domdaniel cherche à le retrouver mais est pris dans une tempête de sable où il perd son Anneau magique, que Thalabar retrouve par hasard. Poursuivi par les forces qui veulent lui reprendre cette bague, Thalabar ne veut pas être corrompu par la sorcellerie et fuit à travers la Mésopotamie jusqu'aux ruines de Babylone et en Perse où il rencontre des créatures de la mythologie persane comme Zahak et l'Oiseau Simurgh. Après bien des tentations et des pertes de l'Anneau (il l'avait jeté dans un puits), Thalaba finit par s'en débarrasser (bien que ce soit la magie de cet Anneau qui l'ait souvent protégé des sortilèges de ses ennemis) en le jetant dans l'Océan. Il trouve alors finalement l'entrée de Domdaniel qu'il détruit avec une épée de feu qui appartenait aux Hodeirah, comme l'avait prédit la Prophétie initiale.
Thalaba et Mohareb visitent la caverne de Zahak.
Les magiciennes Khawla et Maimuna emportent Thalaba sur leur char.
Thalaba face à l'Idole (et surmonté des âmes de ses parents)
(illustrations par William Hawkes Smith, très blakiennes)
Je ne sais pas si Thalaba a pu être inspiré de l'Anneau de Polycrate de Schiller (1798), cela paraît trop récent pour qu'il en entende parler au Portugal. Mais cet Anneau, qu'il s'agit plus de détruire que d'utiliser paraît plus proche de celui de Tolkien que l'Anneau des Niebelungen ou même que l'Anneau de Gygès (qui corrompt certes aussi mais qu'on ne détruit pas). Dans les deux cas, Frodo comme Thalaba partent dans une quête où l'Anneau va retourner à sa source pour la détruire (Domdaniel et Mordor). L'Anneau de Thalaba vient plutôt de l'Anneau de Salomon qui peut lier les Génies et il est précisé que c'est une bague sertie d'une gemme de cristal (Livre II, note 27) alors que l'Anneau Unique n'a pas de pierre. Quand Gandalf dit qu'on ne va bien sûr pas simplement le jeter à la mer, Tolkien pensait sans doute à Polycrate mais peut-être aussi à Thalaba. L'épée de feu qui succède à l'Anneau chez Thalaba pour détruire Domdaniel devient l'instrument pour forger et pour fondre l'Anneau Unique. Le Cardinal Newman (qui influença les Catholiques d'Oxford comme Tolkien) aimait la parabole chrétienne de Thalaba mais Frodo est bien plus humain dans sa résistance que la sainteté prédestinée de Thalaba.
[Il y a vraiment dans l'Islam des récits sur un Thalaba, un compagnon du Prophète qui pécha contre lui et put ensuite obtenir sa rédemption. Il y eut un Tha‘labah ibn Hātib, qui aurait négligé de payer l'aumône, et Tha‘labah ibn Abdul Rahman, qui aurait commis un péché de lubricité selon un hadith. ]
Robert Southey avait écrit avant un autre poème original, Madoc, sur un héros gallois du XIIe siècle qui traverse l'Atlantique et affronte les Mexicas d'Aztlan, et après Thalaba, il écrivit un autre livre, cette fois inspiré de légendes indiennes, Curse of Kehama, sur un héros, Ladurlad, rendu immortel, isolé et insomniaque par le maléfique brahmane Kehama qui veut se venger de lui, et poursuivi par l'ombre du fils démoniaque de Kehama (le thème du Juif errant et de Melmoth deviendra important dans le romantisme). Cela fait de sa poésie un des premiers grands mélanges des genres épiques, du merveilleux ancien et du nouveau fantastique.
Sur les rapports entre Cazotte et les contes des 1001 nuits, je me permets de renvoyer à cet article.
RépondreSupprimerhttps://feeries.revues.org/893
D'autre l'intégralité de "Continuation des 1001 nuits" de Cazotte et Chavis est disponible sur archive.org.
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SupprimerP/Z
Merci ! J'en retiens au moins deux informations : le vrai nom du Syrien qui sert de source à Cazotte, Père Dom Denis Chavis, était Al-Káhin Diyánisiás Sháwis ou Dionysius Shawish. Et l'histoire de Maugraby aurait une source indirecte appelée Histoire de Mohammed l'avisé (conte type Aarne-Thompson 325 le Magicien et son Elève).
SupprimerMaugraby signifie maghrébin en occitan. Et pourtant Cazotte était Dijonnais. Bizarre.
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