jeudi 20 avril 2017
Les Kzintis de Niven et l'Imperium de Traveller
Mon côté lévi-straussien voit toujours des inversions partout. Certains éléments de l'univers officiel du jeu Traveller sont parfois des inversions de l'Univers Connu de Larry Niven (cf. le jeu de rôle Ringworld).
(1) Les Kzintis (félinoïdes) de Niven ont un dimorphisme sexuel assez bizarres où les femelles de l'espèce sont non-intelligentes (on accuse souvent Niven de sexisme sur ce point : je pense que le concept aurait pu être une idée de xénobiologie tout à fait neutre - et les Kzintis ne sont vraiment pas un modèle positif - mais que d'autres indices pointent effectivement vers des préjugés sexistes de cet auteur qui ne cache pas ses opinions conservatrices).
Les Aslans de Traveller ressemblent un peu aux Kzintis même s'ils sont moins clairement des "lions" contrairement à ce que leur nom turc laisse penser. Ils ont un dimorphisme aussi, mais qui semble être culturel : les femelles dominent l'économie (et donc de fait la société) et les mâles la guerre. Je ne peux pas m'empêcher d'y voir une allusion ironique non seulement à la paresse des lions réels mais aussi aux Kzintis.
(2) Dans certaines histoires (comme "Soft Weapon" adapté par Larry Niven en Star Trek: The Animated Series dans l'épisode "The Slaver Weapon" - ce qui explique que les Kzintis soient présents dans l'univers de Star Fleet Battles), Larry Niven insiste sur le fait que les Kzintis sont très méprisants envers toute espèce qui n'est pas carnivore comme eux (les omnivores sont tolérés, les herbivores, comme les étranges "centaures" tripodes et bicéphales appelés "Marionnettistes" sont considérés comme inférieurs).
Dans l'univers de Traveller, la relation est encore inversée. Les "Centaures" (K'kree) sont des herbivores impérialistes qui ont un préjugé spéciste très fort contre toute espèce omnivore ou carnivore (et une des lois de xénobiologie selon Traveller est que la grande majorité des espèces évoluées est omnivore ou carnivore, ce qui alimente la paranoia végétarienne des K'kree).
(3) Chez Niven, les Marionnettistes craintifs ont manipulé l'Humanité pour leur servir de bouclier contre l'impérialisme carnivore des Kzintis.
Dans Traveller, on sait que les Rucheurs (Hivers - je ne connais pas de traduction officielle), qui ressemblent beaucoup à l'intelligence manipulatrice des Marionnettistes, ont réussi à arrêter l'impérialisme herbivore des Centaures en les menaçant de créer une nouvelle espèce de Centaures omnivores (comme les cabales de Diomède !).
Il y a sans doute d'autres ressemblances.
Les Anciens de Niven (les Esclavagistes Thrints) avaient fondé leur empire sur leurs pouvoirs psi et c'est aussi le cas des mystérieux Anciens de l'Imperium mais ce point n'est peut-être pas assez original pour qu'on y voie une influence claire (les artefacts se retrouvent aussi dans les romans sur les Forerunners d'Andre Norton). Les Thrints ont quasiment disparu quand des espèces ont pu évoluer pour résister à leur contrôle, alors que les Anciens de Traveller étaient en réalité une mutation d'un peuple devenu apparemment plus "mineur" aujourd'hui (malgré ses pouvoirs psi).
En fait, les Anciens de Traveller cumuleraient plutôt la fonction des "Paks" dans l'Univers Connu de Niven. D'ailleurs, il est parfois dit que les Anciens aussi se sont amusés à fabriquer des Sphères de Dyson, des Rosettes ou des Anneaux-Mondes. Une différence entre les Paks de Niven et les Anciens est que les Anciens de Traveller ont répandu et modifié l'Humanité sans la créer comme notre Pak fondateur.
Dans "mon" propre Traveller, j'imagine que le vrai but des Anciens était plus de produire les Jhodanis sélectionnés pour leurs pouvoirs psi que de produire les Vilani, ce qui ferait donc des autres "races" humaines des projets "ratés". Tout le problème psychohistorique de l'Humanité est de comment s'insérer dans un univers où depuis des milliers d'années il est prévu que les Jhodanis devraient gagner la compétition pour l'hégémonie face aux autres Humains mais aussi face aux nouvelles formes techniques de vie "transhumaine" comme les Virus Intelligents de Traveller: The New Era (puisqu'on sait que les interdits d'Intelligence Artificielle dans l'Imperium depuis les Vilani sont censés être des prohibitions peut-être aussi par Psychohistoire contre l'apparition des Virus).
lundi 17 avril 2017
Le souvenir de l'éternité
Pour la plupart des Homais matérialistes-positivistes un peu simplistes dans mon genre, la croyance en une "immortalité" de l'âme n'est guère qu'une simple crainte de la mort. L'homme est un animal qui a assez de conscience pour ne pas arriver à se représenter la possibilité qu'il puisse cesser complètement d'exister, la crainte est donc l'expression d'une sorte de scandale douloureux ou du refus d'admettre qu'on ne soit pas un être nécessaire.
Mais dans le cas de la théorie de Platon, ce n'est bien sûr pas que cela quand on revoit les origines de "notre" métaphysique.
Il y a au moins deux exemples où l'éternité de la pensée du sujet sert une autre fonction qu'une compensation imaginaire à notre mort. L'expérience de notre vie est fragmentaire, relative. Nous sentons des choses particulières et limitées et nous devons extrapoler à partir de ces bases relatives. Concevoir l'éternité de la pensée consiste à transformer ce qui est fini et contingent en quelque chose qui donnerait la possibilité de dépasser cela.
(1) Prenons l'exemple de la célèbre théorie de la Réminiscence.
Platon semble dire que les âmes n'ont eu accès qu'à des exemples limités dans leur sens mais qu'ils doivent pouvoir aller plus loin qu'une simple généralisation à partir de ces données. Je ne vois que des formes approximatives et floues et peux pourtant arriver au concept du nombre Pi. J'ai souvent eu du mal à voir pourquoi Platon avait besoin de dire que l'âme avait accès à des Idées ou Formes intelligibles éternelles parce que l'âme éternelle se souvenait de les avoir contemplées "avant" cette vie limitée, de toute éternité. Pourquoi ce concept de "mémoire" ? Est-ce seulement pour des causes assez accidentelles, parce que les Grecs appelaient "VRAI" (A-léthès) littéralement ce qui retire l'Oubli (Léthè) ? Ce terme de "mémoire" n'est-il à prendre qu'en un sens métaphorique ou allégorique pour une difficulté à se représenter l'accès à ce qui est Universel et Nécessaire ? Cela n'est-il qu'une analogie pour une représentation confuse de l'intelligible ?
Aristote dit quelque part que c'est la partie où Platon "mythifie" et sa théorie de l'Intellect tentera de faire l'économie de toute cette théorie d'un souvenir de l'éternité (même si l'intrication de l'éternité et du temps devra quand même se faire au coeur de toute la métaphysique, de l'éthique et de la noétique d'Aristote).
L'empirisme dit que nous ne connaissons rien directement sur ce monde si nous n'en avons pas fait l'expérience au cours du temps, au cours de notre développement fragmentaire. Le rationalisme lui rétorque toujours qu'en ce cas notre connaissance serait trop mutilée et manquerait des capacités qui dépassent l'expérience phénoménale des sens. Mais Platon représente cette transcendance non pas comme une puissance inhérente à l'activité de la Raison mais comme une sorte "de réceptivité" d'un autre type, une autre saisie intuitive qui ne viendrait pas des sens mais de la contemplation des Formes intelligibles hors du temps. Autrement dit, Platon ne semble pas complètement remettre en cause un présupposé classique de l'empirisme : il faut quand même une intuition (ou bien ce que Russell appellera dans son langage une "accointance" directe) mais une intuition des Idées qui nous ferait échapper au temps.
La préexistence de l'âme "avant la naissance" n'est donc pas ici qu'une sorte de symétrique vide d'une hypothétique post-existence de l'âme après la mort. Il faut que le sujet ait un rapport de "souvenir" à quelque chose de non-temporel parce que la trace du souvenir est ici un mode de rapport à l'éternel qui impliquerait à la fois le fait qu'il y a eu "présence" de ce dont on se souvient et qu'il y a conscience d'une perte, d'une absence dans le temps confus où on s'est écarté de cette éternité.
Excursus extra-platonicien : Toute la métaphore de la "Nostalgie" dans le Néo-Platonisme vient de ce terme de souvenir : la mémoire est un sceau ambivalent, à la fois la restitution, le retour mais aussi l'écho d'une origine perdue et donc d'une déchéance, d'un exil. Un souvenir de l'éternité est déjà un oxymore car il n'y avait pas de mémoire là où tout était encore éternel et donc on ne se souvient de l'éternité que si elle se dérobe à nous au moins en partie. Plotin dit qu'un être parfait n'aurait jamais de Mémoire car il n'aurait que la saisie intuitive dans le même instant sans aucune distension, sans aucun écart intérieur (ce qui sera la définition du temps chez Plotin comme chez Augustin). Non seulement l'Un était au-dessus ou avant toute Mémoire mais l'Intelligence et même l'Âme du Monde sont encore au-delà de la Mémoire (Plotin, Traité 28, 12 sur Zeus et l'Âme). Il faut être bien déchu dans le potentiel du devenir (comme les "Démons" chez Plotin, les êtres intermédiaires qui participent aussi de nos facultés désirantes et imparfaites, Traité 28, 43) pour avoir besoin d'une Mémoire. Cela suffirait à opposer le "Zeus" néo-platonicien et le Dieu personnel d'Augustin, qui doit, lui, garder essentiellement une Mémoire comme sujet avec lequel nous serions dans une relation de dette, de promesse et d'espérance (Augustin, Sermon 52, sur le Mystère de la Trinité où la Mémoire serait peut-être approximativement un "analogue" du Père alors que l'Intelligence serait le Fils et la Volonté le Saint Esprit).
Récapitulons. Dans le temps réel tel qu'il s'écoule, nous naissons, nous croissons et nous apprenons diverses choses, des opinions relatives. Tout serait alors relatif à ces temps changeants. Mais en même temps, par notre raison, nous sommes des êtres amphibies, avec un pied resté dans le "Ciel", c'est-à-dire dans la négation de ce temps et de cette relativité. Qu'est-ce que ce "Ciel" ? C'est un nom pour ce qui est vrai pour toujours, en tout temps, en tout lieu et nécessairement. C'est ce que Kant appelle "a priori".
La Réminiscence (Anamnèse) a pour fonction de dire comment un être dans le temps peut ainsi aussi participer de l'intemporel, de l'Universel et du Nécessaire en ayant saisi les Formes et en ayant oublié qu'il s'en souvient en fait au fond de lui. Toute vraie connaissance peut se distinguer de l'opinion en étant un "souvenir de l'éternité".
L'idée n'est donc pas seulement comme pour Nietzsche de craindre notre corps, ses désirs et ses imperfections mais de poser la question d'une telle connaissance. Il est difficile de réduire tout le concept d'Universel et Nécessaire sub specie aeternitatis en épistémologie à un simple biais psychologique ascétique même si Nietzsche pourra toujours voir dans l'éternité le comble peut-être du "Nihilisme" ou du déni de notre "Finitude".
(2) Deuxième exemple sur la Preexistence de l'Âme : le Choix de la Destinée.
A la fin de la République de Platon (qui porte sur la question de la Justice et finit par dire que la Justice doit se définir comme un rapport harmonieux et hiérarchisé entre les facultés de l'Âme et donc aussi entre les diverses parties de la Communauté humaine), Platon passe par un de ses "Mythes", le Mythe d'Er. Ces Mythes ne sont pas que des reprises de la tradition ou des échecs du raisonnement car on peut y voir la fonction rationnelle.
[Les lecteurs de Kant reconnaissent facilement un ordre assez harmonieux dans ces mythes et par exemple dans le Mythe du Jugement du Gorgias le Postulat du Souverain Bien, dans le Mythe d'Er le Postulat de la Liberté et dans le Mythe du Démiurge du Timée une préfiguration d'un argument (cosmico-)téléologique. Pouvait-on "comprendre" ces Mythes aussi clairement et sans enthousiasme superstitieux de l'imagination avant que Kant ne les traduise en son jargon si scolaire ?]
Le Mythe d'Er, qui est pourtant un Mythe sur l'Enfer et sur l'Oubli, sur le Léthé, sert en gros à accomplir la même fonction que le Mythe de la Réminiscence du Ciel, mais du point de vue du problème éthique et plus seulement épistémologique. Er se souvient de ce que nous devons oublier alors que dans le Phédon on se rend compte qu'on se souvient tous de ne pas avoir complètement oublié.
Comme on l'a dit plus haut : "Dans le temps réel tel qu'il s'écoule, nous naissons, nous croissons et nous apprenons diverses choses, des opinions relatives. Tout serait alors relatif à ces temps changeants. " Nous ne serions alors pas responsables de nos désirs et de nos croyances qui sont toutes causées par divers éléments que nous ne contrôlons pas. Notre "destinée" nous serait imposée de l'extérieur parce que nous la recevrions comme nous recevons nos sensations et nos opinions.
Er, lui, revenu des Morts, dit avoir vu que chaque âme choisissait son futur destin d'après ses désirs propres et à peu près en "connaissance de causes", d'après le rapport de sa propre constitution intérieure entre ses facultés, entre ses désirs, son ardeur et son intellect. Ainsi chaque âme était responsable de sa propre destinée en l'ayant choisie : le tyran, le vicieux, l'intempérant choisir le mal moral en croyant que c'est le bien, le Sage choisit les infortunes de la vertu en sachant que c'est le bien. Peut-être la première apparition de notre concept moderne ou chrétien de la Liberté.
Le Mythe paraît très discutable car si l'âme n'a pas choisi sa propre "constitution" qui lui permet de former le choix, nous serions dans une régression à l'infini. Les Âmes mauvaises seraient dans un cercle vicieux où leurs déséquilibres antérieurs les condamneraient à une sorte de mauvais karma dans leurs vies futures et à d'autres mauvais choix de destinées.
[Second excursus extra-platonicien : Leibniz a tenté un Mythe philosophique un peu analogue dans la Théodicée sur la Liberté et le Mal en imaginant qu'Athéna doit choisir hors du temps le Monde où Sextus commet son crime pour optimiser le Bien global et le Libre-arbitre. Et là encore on peut se demander si Sextus est vraiment "responsable" de ce qu'il y a dans sa Monade et si cela dédouane complètement le choix d'Athéna dans la Pyramide des Mondes Possibles.]
Le Cycle de la Métensomatose serait peut-être plus compréhensible si on évitait ce retour des âmes qui choisissent à nouveau hors du temps une nouvelle vie temporelle. Il faudrait alors remplacer cet Enfer de l'Eternel Retour, dans lequel nous retournerions sans cesse dans la Roue des transmigrations par un "Ciel" unique. Si l'Âme n'avait fait son choix qu'une seule fois mais que ce commencement était en fait complètement hors du temps, on éviterait les contradictions de ces allers et retours entre l'Hadès au-delà du Léthé et le monde de la vie temporelle. Il faut donc que l'Hadès et ses Moires soient remplacés par une situation impossible à se représenter où le Sujet commencerait l'action et le choix de ses propres motifs.
On reconnaît là la solution kantienne qui fonctionnerait en fait moins bien dans la réincarnation platonicienne et son monde sempiternel et cyclique. Chez Kant, le Sujet tente "une seule fois" (si cela a un sens hors du temps) de choisir son Caractère intelligible (ce qui est la Liberté) et peut espérer ensuite progresser à l'Infini vers le Règne des Fins (équivalent possible ou justification d'une croyance religieuse). Mais pour arriver à cette distinction entre le Mythe d'Er des Anciens et la forme de Liberté qui se développe dans un cadre plus chrétien, il a fallu aussi que ce monde soit plus séparé de l'éternité.
L'eschatologie (postulat du Souverain Bien et immortalité) fut transformé par le monde moderne dans la croyance au Progrès, et fut donc déplacé du salut individuel en une fin collective où le sujet devient l'humanité. Platon entre-définissait la justice comme vertu individuelle et politique alors que les Modernes espéraient que le vrai Jugement dernier serait le tribunal de l'Histoire. L'immortalité n'était plus la gloire mais le mouvement du Progrès générique.
Le Mythe du choix des destinées a mieux résisté dans la modernité en un sens que ces croyances sur le salut. La théorie sartrienne de la liberté par exemple suppose peut-être toujours en fait un tel choix non-historique de sa propre existence.
Contrairement à toute l'interprétation heideggerienne du Kantisme comme analytique de l'être fini, c'est peut-être l'empirisme le plus commun, celui de Locke à la version radicale chez Mill qui constitue la vraie théorie philosophique qui a refusé cette fonction d'un souvenir de l'éternité pour ne partir que des révisions graduelles et provisoires de nos croyances.
vendredi 14 avril 2017
jeudi 6 avril 2017
Shores of Korantia (2014)
Le site d100.fr a de nombreux documents traduits notamment sur Mythras (le jeu qui reprend la 6e édition de RuneQuest), sur OpenQuest (la version à licence libre), sur d100 Revolution (la variante de RQ d'Alephtar Games) et donc aussi pour l'univers de Thennla, qui avait été créé par Jonathan Drake (et dont j'avais déjà décrit la première version sur l'Empire taskien, Age of Treason). [La nouvelle édition de Runequest chez Chaosium s'appellera finalement "RQG", RuneQuest: Role-Playing in Glorantha.]
Le blog l'Almanach d'Aristentorus (par Stéphane "Guernicus Hamilcar") est entièrement consacré en français à ce dernier univers de Thennla et à une campagne en Korantie (Aristentorus est un équivalent de Pythéas l'explorateur dans cet univers).
Thennla (qui comprend déjà au moins deux suppléments sur l'Empire taskien et la Ligue korantienne) est un univers antiquisant riche, assez proche des présupposés de départ de RQ (peut-être plus que ne l'est le monde plus épique de Glorantha paradoxalement). Les cultes y jouent un rôle central pour la magie mais la magie est relativement peu puissante au point que les quelques grands sorts (comme le golem de fer qui constitue le Corps du Roi taskien) y sont encore des miracles surprenants.
C'est un univers idéal si on cherche à la fois un relatif "réalisme" presque "historique" et une magie assez discrète. On est donc entre l'historicité des jeux de Paul "Mithras" Elliott (Warlords of Alexander, Zenobia) et le merveilleux de Glorantha. Et comme pour Age of Treason, Drake a mis plusieurs scénarios dans Shores of Korantia, près d'une centaine de pages, pour mieux aborder l'atmosphère de sa création.
Préliminaire : Mythe et histoire
Là où mon propre goût diffère de celui de Drake est que la religion me semble y être à peu près ce qu'elle est dans notre réalité, plus un instrument de pouvoir terrestre, une idéologie et des rituels, et non un ensemble de récits mystérieux. Il dit même explicitement que la population ne s'intéresse pas tellement aux mythes (qui ne sont guère conçus que comme des contes moralisants) mais plutôt aux institutions "positives" (au sens juridique) qui sont fondées sur les cultes. Il affirme que c'est le fait que les dieux existent objectivement qui privent les mythes d'une partie de leur portée métaphorique ou existentielle pour les réduire à des contes anthropomorphiques. Là où je préfère Glorantha est que dans cette dernière les variantes des mythes y deviennent une intrigue en soi alors que Drake préfère n'y voir qu'un folklore inessentiel par rapport aux structures sociales ou les organisations qui se sont solidifiées autour de la religion.
J'exagère peut-être mais j'ai l'impression que le seul mythe (par opposition aux nombreux rites) raconté dans le livre (il y a aussi un petit mythe local de fondation de cité p. 91) est finalement le divorce il y a plus d'un millier d'années entre Lanis (le dieu soleil, l'équivalent du Yelm gloranthien - le blog d'Aristentorus a décidé de le franciser en Lanil sans doute pour éviter la sonorité d'anis) et de Jekkara (la déesse lunaire, l'équivalent en nettement plus matriarchal de Rufelza) et ce récit fondamental est plus un effet d'un conflit politique ou ethnique qu'une cause de cette scission qui aurait pu être cosmique. Tout est historique et donc le mythe a la portion congrue. Il n'y a même pas d'arbre généalogique des dieux car l'Âge pré-historique des dieux n'a pas l'importance qu'il aurait dans Glorantha.
C'est en partie une simple différence de goût (je soupçonne que Drake était plus intéressé par l'archéologie antique réelle que par la partie mythologique dans la philologie classique). Ou on pourrait y voir une différence d'accents entre deux types de théories de la mythologie : la première plus durkheimienne ou marxiste (la mythologie comme reflet de la stratification sociale) et l'autre plus lévistraussienne (les variantes des récits comme des jeux d'oppositions et métaphores qui ne se réduisent pas entièrement à un tel reflet idéologique). Les dieux sont tellement "culturels" ou artificiels que les règles expliquent même comment les Cités créent par magie leur Divinité poliade comme un Gestalt. Le monde de Thennla n'est certes pas aussi "évhémériste" que Mystara (où tous les dieux sont censés être en réalité d'anciens mortels) mais les dieux y sont un arrière-fond assez décoratif, toujours présents et pourtant dépassés par les actions humaines.
Une autre différence majeure avec Glorantha est que tous les peuples sont humains. Il n'y a aucun elfe, nain, etc (même si un des peuples humains qui semble être un équivalent des Scythes sont ironiquement appelés "les Orcs" et si la culture aquatique des Dagomils ressemble à des hybrides de tritons). Les non-humains sont donc en gros limités à des monstres ou à quelques nymphes, centaures ou satyres (qui jouent le rôle des Broos de Glorantha). De ce point de vue cela ressemblerait plus à Game of Thrones ou bien à Artesia (si ce n'est que cette dernière est bien plus proche de Glorantha dans l'utilisation des mythes).
La Ligue Korantine
Nous sommes au début du XIIIe siècle de l'ancien Empire korantien dévoué au dieu solaire Lanis.
La Korantia serait l'équivalent d'une Atlantis ou d'une Théra car elle a été submergée par un tsunami il y a environ deux siècles (on accuse les sorcières de la Théocratie jekkarienne de l'avoir causé). Mais si l'Ancienne Korantis a été perdue sous les flots au nord-ouest, plusieurs Cités korantines et une partie de l'Empire ont été maintenue.
Il y a toujours un "Empereur" dans la nouvelle "capitale" de la Cour Hilanistra (construite dans l'intérieur des terres et loin de l'Océan après le Cataclysme) mais il n'a plus qu'un pouvoir symbolique sur une ligue de Cités-Etats de culture korantienne. Le nouveau siège diplomatique de la ligue n'est d'ailleurs plus dans cette petite cité impériale de Hilanistra mais dans la colonie de Bosippa, au nord dans l'île de Valos. L'ancienne relique du Trône de saphir a été retrouvée et l'Empereur actuel Koibos (qui porte le même nom que celui de l'Empereur avant le Cataclysme) aimerait restaurer son autorité mais les cités restent encore en conflit les unes avec les autres, certaines refusant toute prééminence ou hégémonie à la dynastie de Hilanistra.
Les principales Cités de la Ligue korantine
La plus grande cité de la Ligue est Yaristra (sur la côté en face de l'île de Valos), théocratie qui servait d'archives impériales avant le Cataclysme et qui a su le mieux garder les anciens secrets engloutis. Au sud (en amont) de Yaristra, Agissene est une puissance militaire qui appelle à la guerre contre l'Empire taskien. A l'ouest, Sarestra est une puissance maritime en contact avec les anciennes colonies à l'ouest, qui ne reconnaissent plus l'autorité impériale. Himela est une démocratie qui a chassé ses aristocrates (la plupart des cités ont des constitutions républicaines "mixtes") et a été en conflit avec sa voisine Borissa.
Le supplément (p.91sqq) a décidé de détailler les cultes d'une plus petite cité-Etat comme exemple, la république de Vestrikina, au sud d'Himéla mais le gros plan (p. 135-162) est la cité de Thyrta, une colonie de Borissa au sud-ouest sur la côte. La campagne d'Aristentorus commence à Thyrta et j'aime bien le fait qu'il ait ajouté une nouvelle heraldique de ces Cités korantiennes et des cultes.
La mythologie korantienne
En plus du dieu soleil Lanis, le panthéon solaire, qui semble assez greco-romain, a plusieurs fonctions "sociales" (qui sont aussi reliées aux Planètes du système) :
Anayo : dieu du gouvernement et donc des archontes de chaque cité.
Orayna : déesse des cieux et chaque déesse poliade en est un aspect.
Torthil : dieu des paysans, artisans et soldats, professions masculines
Tarankis l'artisan
Kos le Gardien : psychopompe et guerrier (le glaive de son frère Anayo).
Sabateus : dieu des marchands. Les Sabatéens sont à la fois un culte et un réseau commercial.
Estrigel : dieu des messagers et hérauts, associé au précédent comme deux aspects d'Hermès.
Veltis la destructrice : déesse de la guerre. Voir cette version du culte qui en fait une déesse des amazones. La description fait penser à Sekhmet ou à La Durga dans la mythologie hindoue.
Lasca Veltis : déesse de la sagesse et des devins. Ses 7 grandes prêtresses sont les sibylles. On remarque que cette "Athéna-Apollon" y est un aspect d'Arès ou de la Durga, renversement original.
Lanthrus : dieu du labeur et de la souffrance. Certains esclaves en font un rebelle.
Pyrolus : dieu des marins (et non de l'Océan car Océan est considéré comme un titan dangereux).
Semordis le sauveur : dieu des soins et des talismans apotropaïques.
Sheylo la terre féconde et Zolesta la terre chtonienne des tombes.
Arribéus l'aède : dieu des spectacles, de la jeunesse, du chant des oiseaux et des sources.
Les rapports entre eux sont peu développés. Torthil (Héphaïstos-Triptolème) doit veiller sur Sheylo (Démeter) et Kos (Hadès-Arès) sur Zolesta (Perséphone), Pyrolus le Naute soit être lié avec Diotime (déesse de la pêche). Tout citoyen korantien est initié du culte de la déesse de sa cité, un aspect d'Orayna (qui a l'air d'être plus une femme d'Anayo le gouverneur que de Lanis le soleil). L'exemple donné de la déesse Vestrikina montre comment un dieu mineur comme Arribée (qui équivaut à peu près à Apollon) peut être localement un dieu majeur.
J'imagine que ces divinités doivent aussi correspondre à peu près à une répartion des cités. La déesse HiLanistra, comme l'indique son nom, symbolise la Cour solaire de Lanis, la déesse Bosippa (du centre de la ligue) doit être plus reliée à Estrigel le Messager alors que la déesse Yaristra (cité-bibliothèque) doit être plus liée à Lanis le soleil et à Lasca Veltis, la déesse Agissene (de la cité militaire) avec Torthil (comme la démocratique Himela), Veltis la destructrice ou Kos le gardien, Sarestra avec Sabatée le Marchand ou avec Pyrolus le Naute (qui est donné comme un protecteur de Borissa).
Il est dommage que ces spécialisations des cultes locaux ne soient pas détaillées car cela aurait suffi à différencier un peu toutes ces cités qui risquent de paraître un peu indiscernables. Vue l'importance qu'aurait Semordis (Asclepios) pour un jeu de rôle, il serait bon de savoir quel sanctuaire serait l'équivalent d'Epidaure et où trouver quelques-unes des Sibylles de Lasca Veltis.
Comparaisons entre Korantia et Age of Treason
L'Empire taskien d'Age of Treason avait des intrigues politiques plus développées, notamment dans le supplément The Iron Companion (2012), où on découvrait des niveaux assez complexes à l'intérieur du Culte impérial entre ceux qui voulaient démanteler le Simulacre ou ceux qui au contraire le mettaient au-dessus de l'Empereur). Une autre opposition est que les Korantiens ont des préjugés contre la magie (associée sans doute à leur rejet de la Sorcière Jekkara, la Déesse de la Nuit), alors que l'Empire taskien couvre la cité de Sorandib, un équivalent de l'Egypte pleine de sorcellerie hermétique. Si les Korantins sont plus des Grecs hellénistiques, les Taskiens sont plus orientaux, plus parthes que strictement "romains", ce qui paraît plus original aussi.
Mais d'un autre côté, l'aspect moins "centralisé" du soi-disant "Empire" korantien pourrait mieux se prêter au jeu de rôle, surtout si les différentes Cités sont un jour un peu plus différenciées. La Cité de Tyrta (colonie de la Cité de Borissa) dans le livre montre mieux comment les politiques et les cultes agissent localement.
Voici quelques dieux du panthéon tarsénien qui précédait le Culte impérial taskien. Leurs mythes étaient un peu plus "dramatiques" que ceux du panthéon solaire de Lanis :
Tarsen : Dieu de la civilisation, père de la culture
Thesh : Dieu du feu, de la forge et de la mort (et créateur du Simulacre de Fer)
Basat : Dieu de la lumière et aventurier, amant de Thetis (équivalent de Mithra)
Hoonvel : Dieu de l'agriculture (jolie inversion du mythe de Perséphone : grâce à Basat, il a délivré Kait la Déesse de l'Orge de sa mère Samanse la Déesse de la Terre, ce qui a créé le cycle des saisons).
Machank : Dieu de la Guerre
Jarmost : Dieu des voyageurs et de l'astrologie
Sumis : Déesse de la vie sauvage et de la chasse, soeur et amante de Basat
Merai : Dieu des arts
Thetis : Déesse de l'amour, épouse de Machank et maîtresse de Basat
Hamath : Dieu protecteur des basses classes
Gomorg : Dieu des enfers, ennemi de Basat
dimanche 2 avril 2017
Sails full of Stars
Sails full of Stars (2015) par Don Bisdorf est un petit (50 pages) univers gratuit (enfin, "on paye ce qu'on veut") pour le jeu de rôle FATE. C'est classé en "steampunk" mais c'est plus fantastique (du genre arcanepunk ou Spelljammer) que jules-vernien, donc un peu plus proche de Castle Falkenstein (où on joue de gentils Bavarois, des fées ou des nains suisses aux pouvoirs magiques en 1870) que de Space 1889 (où on joue des explorateurs wellsiens ou burroughsiens dans un monde relativement hard si la science du XIXe siècle était vraie). Il y a sans doute aussi un peu d'influence de Temeraire, le cycle de Naovik pour ce qui est de l'existence des Dragons.
Nous sommes en 1850 et la divergence uchronique a commencé depuis plusieurs siècles quand des Dragons ont offert aux Chinois la "Rhéo-soie". Cette soie (j'ignore si les Dragons en sont aussi les "Vers") permet de faire des voiles pour voler dans l'éther (Zheng He a exploré le système jusqu'à Jupiter). L'aspect "marine à voile" fait que les illustrations ont gardé un côté plus "pirates" (de l'espace) du XVIIe-XVIIIe que vraiment XIXe siècle.
Peu à peu les puissances occidentales et ottomanes ont développé de l'alchimie avec d'autres éléments et ont concurrencé la Route Stellaire de la Soie des Chinois dans le système solaire. Les Chinois ont le plus ancien empire colonial mais ils sont un peu l'Homme malade du Système solaire. L'exploration interplanétaire a d'ailleurs besoin de minerais extraterrestre, ce qui est donc à la fois une cause et une fin.
L'histoire semble avoir été très proche de la nôtre malgré toute la magie. La divergence majeure récente semble être que Napoléon Ier a conquis avec ses alchimistes toute l'Europe (y compris la Grande Bretagne, mais pas la Russie) plus l'Algérie. Il semble toujours vivant à 80 ans (même le Roi de Rome aurait déjà 40 ans s'il a survécu).
Les conséquences de la disparition de la plus grande puissance du XIXe siècle victorien sont peu développées. On sait que les Principautés Indiennes en ont profité pour reprende leur indépendance et que l'Empire napoléonien n'a pas hérité de tout ce vaste empire colonial terrestre comme il préférait se tourner vers l'espace. Une autre conséquence du règne napoléonien est qu'il a maintenu l'esclavage (pas de révolutions de 1848 et de Printemps des Peuples face à lui).
L'autre grande puissance mondiale est encore l'Empire ottoman, peut-être en partie grâce à l'absence du pouvoir anglais pour détacher les marges de l'Empire comme l'Egypte - ce doit être le jeune Sultan réformateur Abdülmecid (1823-1861). Les Ottomans sont beaucoup plus étendus vers l'est car ils ont pu aller jusqu'au Pendjab. Le livre n'a aucune carte.
Avec 50 pages, dont 10 sur l'univers et 20 sur la navigation, il y a très peu de détails. Mars reçoit un gros plan avec son gouverneur chinois. Il n'y a pas d'indigènes vivant sur Mars mais des ruines archéologiques.
Je suppose que comme la divergence a été "minimale" en dehors de Napoléon les Mandchous règnent toujours sur la Chine. Une illustration erronée des drapeaux p. 7 a gardé les versions modernes pour la Turquie et la Chine, mais le drapeau de l'Empire Qing (d'or avec dragon d'azur) n'existait pas encore avant la fin du XIXe siècle. Le nom chinois de Mars serait Huŏxīng ("Etoile du Feu") mais on garde le nom occidental. Le choix de la date de 1850 signifie que cela aurait été le début de la Révolte Taiping (30 millions de morts) et du règne du jeune Empereur Xiánfēng. En revanche, sans l'existence de l'Empire britannique, la Première Guerre de l'Opium de 1839-1842 a-t-elle été faite par l'Empire français ?
C'est une variante intéressante si on veut quelque chose moins anglocentrique que Space 1889 mais avec moins de magie que dans Castle Falkenstein (l'alchimie restant moins flexible et un peu plus "pseudo-scientifique").