La victime de l'assassinat aurait donc été à la fois un horrible islamophobe pervers et obscène pour l'extrême droite islamiste (ou une partie de la gauche woke) et un épouvantable islamo-gauchiste indulgent selon l'extrême droite xénophobe (ou une partie du Printemps républicain vallsiste). On retrouve l'évolution fréquente : on ne croit plus aux Héros mais on ne croit même plus à l'innocence des Victimes et on doit donc en faire des bouc-émissaires, même de ceux dont on disait qu'ils "témoignaient" de quelque chose.
Mais sans masochisme expiatoire et sans trop de narcissisme, je me demande si on ne peut pas faire aussi son propre mea culpa. Aurais-je vraiment été lucide et judicieux si SP avait été mon collègue si seul et isolé ? Aurais-je pensé immédiatement à le défendre face à sa hiérarchie et surtout face aux pressions extérieures de la société civile ? Aurais-je été mou et dit "Oui, je te soutiens sur le principe mais... mais quand même tu aurais dû être plus prudent encore, tu n'aurais pas dû choisir ce dessin-là pour ne pas leur donner le risque de t'attaquer, blablabla". Même le vieux lecteur de Charlie comme moi aurait-il trop donné de poids aux affects des parents d'élèves toujours prompts à nous traîner en justice ? Je ressens la faute (potentielle) de ce mais qui nous entoure même dans les soutiens émus. On peut prévoir que ceux qui voudraient actuellement le panthéoniser et l'instrumentaliser comme un martyr de la liberté d'expression joueront ensuite de mais pour nous rappeler à l'ordre et "ne pas jeter de l'huile sur le feu". Les contrats saoudiens vaudront bien de nous demander de mettre les Lumières en veilleuse.
Mon propre cours d'EMC suit une méthode d'une double vérité, à la Boèce de Dacie et avec un peu de duplicité "straussienne". Je suis personnellement un athée virulent et "gnostique" (je pense que la possibilité de la vérité d'une religion institutionnelle est suffisamment basse pour être écartée raisonnablement à peu près au même niveau que la possibilité d'être un cerveau dans une cuve ou une simulation) mais mon masque d'enseignant a choisi tout l'inverse, une laïcité oecuménique de syncrétisme ou de synthèse à la Aristide Briand, bienveillante, consensuelle et presque "positive" (même si on sait toutes les compromissions ce terme a pu couvrir, chez le BJP en Inde par exemple). Je reprends la voie kantienne : intransigeance seulement sur les questions de sciences de la nature où la superstition n'a pas le droit d'intervenir mais discours vague sur les intérêts psychologiques ou sociaux supposés des croyances religieuses pour éviter le nihilisme ou l'anomie contemporaine ("On est quand même bien content qu'ils fassent des ONG caritatives ou des soupes populaires", "Ca donne un sens à sa vie", "Ce qui compte est l'efficacité pragmatique de la foi"). J'utilise donc une catégorie d'arguments auxquels je ne crois pas vraiment et certains de mes élèves me voient donc comme un démocrate chrétien tolérant et pas comme un bouffeur de l'infâme et je trouve ce double jeu assez sain. J'approuvais de la tête quand mes élèves me demandaient si la laïcité ne devait pas aussi protéger les religieux contre un Etat désenchanté et espérais que cette laïcité n'était qu'un vestibule avant la sortie de la religion. J'ai trop tendance à croire que ma propre pusillanimité face à des enthousiasmes est une Ruse de la Raison avant d'atteindre les Fins de l'Histoire.
Avant ce monstrueux assassinat, je m'étais formulé un précepte non-politique de "tact" vis-à-vis des croyances surnaturelles et des pratiques qui sont fondées sur elles : enseigner comme si ma mère était une fidèle pratiquante portant le voile et que je ne voudrais pas trop violemment blesser mais comme si je me souvenais aussi que mon enfant avait été égorgé par ces mêmes fidèles pour avoir été un apostat. Mais ce genre d'étiquette de "tact" avec une pensée de derrière n'est pas un principe généralisable assez cohérent. Il faut, au-delà de la délicatesse, une liberté d'offenser sans léser des droits généralisables, donc une liberté d'une "violence symbolique" qui n'autoriserait pas cette violence réelle.
On parle beaucoup à gauche de la "ligne de crête" difficile à tenir entre différents identitarismes, le discours indigéniste toujours favorable aux religions par une sorte de fascination paternaliste, la prétendue neutralité au nom d'une continuité nationale majoritaire et, d'autre part, le mépris direct contre tous ceux qui ne partagent pas encore le Grand Récit émancipateur post-religieux. Et J.L. Mélenchon (qui devrait plutôt appartenir à une tradition anti-cléricale) a réussi à être complètement illisible par plusieurs revirements sur ces questions entre plusieurs ailes de son mouvement, entre laïcisme et entrisme confessionnel, entre des ambiguïtés passées et son attaque actuelle contre LA communauté DES Tchétchènes (comme il jetaient naguère l'anathème sur LES Lituaniens, ce que lui permet sa russophilie pour ne pas parler d'autres enjeux que de guerres du Caucase).
Je ne suis pas tellement d'accord avec l'essayiste Usul, très souvent car il se réclame d'une partie de la "gauche" néo-identitaire (avec une autrice comme la sociologue Christine Delphy) et je ne crois pas le suivre sur toute l'interprétation du projet du Libéralisme autoritaire derrière le couvre-feu actuel (qui est peut-être insuffisant ou peu cohérent mais pourrait avoir d'autres justifications qu'un hypothétique panoptique) mais une chose m'a plutôt touché vers la fin de sa dernière vidéo, sur la différence entre 2015 et 2020. En 2015, nous étions plus dans le chagrin que dans la rage désespérée, et nous avions ce vieil édile ex-socialiste de synthèse qui parlait encore un peu de vivre-ensemble avant de passer vers des délires de déchéances de nationalité. En 2020, notre édile (physiquement jeune) est un directeur de ressources humaines, un manager franchisé qui veut jouer au prédicateur et toute la société est usée par l'échec de notre ligne de crête. La plupart des Musulmans, y compris ceux qui combattent ce cancer islamiste en leur sein, écoutent de moins en moins le discours de "laïcité" qu'ils ne voient plus que comme un prétexte de mauvaise foi pour les stigmatiser seulement eux. Et parallèlement, la plupart des non-Musulmans sont devenus prêts à abandonner toute distinction et à stigmatiser dans leur ensemble tous ceux qui voudraient encore avancer un début timide de Pasdamalgame. Même un peu de tact poli commence à sonner à certains comme une compromission avec le projet théocratique obscurantiste. On ne peut même pas parler de mélancolie mais bien de désespoir face à une évolution qu'on ne saisit plus du tout. Notre corps enseignant désespère tant qu'il ne veut plus que déplacer le terrain contre la cruauté de notre administration. Et comme dit Usul, nous n'avons plus vraiment de contre-récit unificateur face aux récits identitaires. Le radicalisme était parfois prêt à quelque chose qu'on peut accuser de gauchisme islamo-compatible (Badiou et Zizek théorisant que les dévots religieux réactionnaires étaient des alliés objectifs à cultiver contre l'homogénéité capitaliste, ce n'est pas qu'une invention de la presse réac et xénophobe) mais la "radicalité" risque de se réfugier uniquement dans la collapsologie, dans un survivalisme individualiste, comme un nouvel ascétisme extra-mondain comme seul ersatz à l'abandon des combats sociaux (il faut cultiver son Jardin).
Son nom même d'Usul est un commentaire ironique que le Désert continue de croître mais qu'on n'est pas prêt de revoir fleurir cent fleurs de terraformation. Et ce n'est pas seulement un Désert nihiliste de ceux qui ne croient plus dans les idoles mais aussi les ombres de ces idoles qui continuent de dévorer dans son feu tout ce qui pourraient vivre librement hors d'elles.
La ligne de crête se révèle être à gauche une ligne de fracture encore plus mortifère que les divergences sur l'Europe qui constituaient encore la ligne de clivage prédominante à gauche en 2017. Chacun voit maintenant les représentants de l'autre bord comme un complice des forces du mal (l'islamisme pour les uns, l'islamophobie pour les autres)avec lequel ce serait une faute moral de transiger. Les déboires de la FI autour de ce sujet augurent mal des chances de réussites d'une tentative de dépassement de ce clivage.
RépondreSupprimerOui, c'est mal parti en effet mais on exagère peut-être la place de l'indigénisme, même si cela influence un discours (Bouteldja disait vouloir dissoudre le PIR parce que ses idées triomphaient mais c'est sa mégalomanie). Mais Mélenchon est assez incompréhensible et contradictoire (et il a le même souci sur l'Europe). Hamon était souvent accusé de compromis locaux à Trappes. Valls est prêt à basculer vers le même discours pseudo-"républicain" que Darmanin et on a du mal à ne pas y voir un simple communautarisme majoritaire.
RépondreSupprimerLe problème est bien entendu que tous les camps croient être plus ou moins sur une ligne raisonnable. J'avais tendance à penser que la loi de 2004 était encore assez équilibrée mais que cela dérape depuis et que la loi sur les séparatismes ne va pas arranger les choses.
Le terme "indigéniste" a l'inconvénient de faire croire à un lien avec le PIR alors que les gens qui l'utilisent visent semble-t-il quelque chose de bien plus large. Ceux qui ont obtenu le lâchage de Pena-Ruiz à la FI ne sont pas du PIR mais ils se réclament bien de la mouvance de l'antiracisme décolonial anti-universaliste (qui se traduit notamment par une hostilité marquée à la LICRA).
RépondreSupprimerJe crois que Mélenchon est balloté entre ses convictions anciennes (laïcardes) et ses intérêts électoraux au vu des implantations des élus de la FI.