lundi 1 mars 2021

Comics britanniques (1) Nemesis

2000AD

Je connais très mal les comics britanniques (et pas du tout toute leur bd d'humour comme Beano) mais ce qui est certain est qu'ils ont une identité bien distincte des comics américains (je ne parle pas ici des auteurs britanniques travaillant dans les comics américains). Une des particularités est la survie depuis 44 ans (depuis l'époque de l'Hiver du Mécontentement et l'arrivée au pouvoir de Thatcher) de l'hebdomadaire d'anthologie de 2000 AD dont le ton a fondé les références d'une grande partie de leur bd, tout comme Spirou, Tintin,  Pilote, Fluide Glacial ou Vécu ont pu forger les codes belges puis français (en gros, l'humour avec Gros Nez, la Ligne Claire et le réalisme historique) ou comme les poches Bonelli (Western, Tarzan et cyberpunk) pour les fumetti. Spirou sort cette semaine son n°4324 (depuis 1938), Fluide Glacial (mensuel) sort son n°536 (depuis 1975) et 2000 AD son n°2221 (depuis le 26 février 1977). 

Les Américains ont les superhéros qui demeurent un genre manichéen avec des héros assez clairement définis alors que la science-fiction de 2000 AD était issue d'un mélange de nihilisme punk et de fascination pour une forme d'ultra-violence américaine. 2000 AD était aussi très clairement genré, tout comme un shonen. Le même éditeur avait des titres "pour filles" avec de la romance et de l'horreur gothique. Les comics Marvel sont nés du sentiment d'aliénation avec des histoires sur des Monstres (la Chose, Hulk ou les Mutants) mais 2000 AD, malgré toute la science-fiction, est issu d'une transposition des comics de guerre (et ce n'est pas un hasard si une des meilleures histoires de Pat Mills est sur la Première Guerre mondiale). 

En 44 ans, le magazine a accumulé de très nombreux titres et toute une mythologie, voire un lexique et son propre argot (comme l'adjectif mélioratif "zarjaz" ou l'explétif "drok"). Le rédacteur en chef se fait appeler "Tharg le Betelgeusien" et ses éditos dans presque tous les numéros sont dans la voix du personnage quel que soit l'auteur réel. Il n'y a pas à proprement parler un "univers 2000AD" mais les titres se permettent parfois des crossovers sans trop se soucier de cohérence stricte. Le titre avait commencé avec une 3e Guerre mondiale au début du XXIe siècle et on en retrouve parfois des échos dans Judge Dredd à la fin du XXIe et dans d'autres histoires qui se déroulent plus tard, comme Nemesis. 

Les auteurs de 2000 AD comme l'incroyablement fertile Pat Mills ou l'auteur américano-écossais John Wagner n'avaient pas du tout de programme conservateur (et Mills en tout cas est clairement à gauche mais une des premières histoires commence avec l'assassinat de Thatcher par un agent russe) mais l'ironie de leur humour noir est qu'ils peuvent être appréciés presque au premier degré par certains conservateurs. Ils jouaient sur deux tableaux, avec des auteurs de gauche et des éditeurs plus conservateurs. Judge Dredd en l'exemple le plus clair : c'est une version extrême de Dirty Harry en plus rigoriste et légaliste mais le ton oscille entre un sarcasme sur ce régime policier déshumanisé et une misanthropie désespérée où on se dit qu'on ne pourrait pas éviter une telle politique ultra-répressive, tout le mouvement du punk entre un anarchisme affiché et des alliances possibles avec un populisme conservateur (l'évolution de Johnny Rotten par exemple, qui vient de dire qu'il votait Trump parce qu'il rejetait tous les politiciens). Dirty Harry était de la catharsis de droite mais Judge Dredd joue sur un défoulement plus ambigu sur deux tableaux, défoulement de violence et dénonciation de la violence. Michael Moorcock, qui avait scénarisé quelques bd britanniques populaires des années 60 et qui devait être plus rock psychédélique (ou progressive rock ou space rock) que punk, condamna dans le Guardian cette ambiguïté ou une pornographie de la violence qu'il jugea vulgaire (au numéro 1) mais il dut reconnaître que cela avait pu permettre aussi à Alan Moore d'y trouver sa propre voix. 

Le mouvement punk est quelque chose que je ne peux pas comprendre comme je suis la personne la moins punk qui soit, hélas, mais Pat Mills (le "Stan Lee de la bd britannique") a une identité assez stable dans son humour noir et son énergie cynique. Pat Eamon Mills, d'origine irlandaise comme son comparse le dessinateur Kevin O'Neill) a été durablement marqué par les châtiments de son enfance dans l'école catholique d'Ipswich (tout à l'est, en East Anglia). Dans ses bd, la société y est toujours montré comme répressive et il y a des héros marginaux mais leur combat semble en partie vouée à l'échec puisque même quand ils l'emportent, l'ordre tyrannique réapparaîtra sous d'autres formes, y compris à cause d'eux. Tout se réduirait alors à des degrés de fascismes avec de brèves bulles de liberté et de violence. C'est un Britannique de classe populaire et il a une conscience de classe aiguë (il dit d'ailleurs que le pulp anglais a souvent servi d'instrument de classe, comme les romans d'espionnage de John Buchan qui servaient de propagande impérialiste pour l'Establishment). Mais il ne cesse de répéter qu'il n'y a aucun salut à attendre ni de la culture des classes supérieures ni même à long terme d'une libération par en bas. C'est un ton de rire nerveux ou désabusé que les Américains ne tentent pas vraiment. John Wagner a un sarcasme moins douloureux. 

Prenons quelques exemples avant d'en arriver à Nemesis : 

Judge Dredd (avec un développement par Mills à partir de John Wagner) montre un policier rigide qui tente d'imposer un "ordre" impitoyable dans une société faite d'exclusion des Mutants et de toute marginalité. Mais certains Mutants sont ensuite montrés comme étant parfois eux-mêmes de vrais monstres qui méritent d'être exclus (ce fut l'arc de la Terre Maudite qui fut écrit par Mills). On était censé rire de l'inhumanité de Dredd mais progressivement il a pu être représenté comme une sorte de héros dans un monde où les autres sont encore plus monstrueux (même si certaines histoires réinjectent parfois plus d'ambiguïté). Mills a déclaré avoir projeté en Dredd plus ses propres tortionnaires des écoles catholiques qu'un héros. 

Strontium Dog (Johnny Alpha, créé par John Wagner) est un mutant doué d'une supervision qui utilise ses pouvoirs comme chasseur de primes pour des Humains qui le haïssent pour sa mutation. Il passe donc son temps à capturer ou à tuer des mutants sans autre reconnaissance que celle de l'argent. 

Rogue Trooper est une guerre interminable entre le Nord et le Sud sur une autre planète où le personnage a été conçu génétiquement pour ne consacrer toute sa vie qu'à la guerre. 

Les ABC Warriors de Pat Mills sont un groupe de robots militaires à la personnalité bien définie mais qui sont méprisés par les Humains qu'ils servent, au point de produire une rancoeur en retour de leurs instruments de mort. Ces robots se sont retrouvés progressivement dans d'autres titres (et un des robots de religion "chaotique" est devenu rétroactivement une des identités ou un avatar du sorcier Nemesis). 

Nemesis the Warlock



Nemesis (Mills et Kevin O'Neill) commence avec une opposition moins ambiguë que dans Judge Dredd : la Terre est devenue un Empire théocratique fasciste, une Terre creuse évidée de nécropoles qui utilisent la technologie ancienne sans plus la comprendre. L'Inquisition génocide et torture tous les déviants et tous les hybrides aux gènes "pollués" par les extraterrestres (on les appelle "Mandragores" et on révèle que les Humains ont volontairement manipulé ces gènes pour mieux s'étendre sur d'autres mondes - même leur racisme est produit par leur impérialisme). Ces espèces extraterrestres ressemblent toutes à des créatures de fantasy, des dryades, des centaures, des farfadets. 

L'anti-héros Nemesis est un non-humain, un sorcier démonologiste du Chaos, chef de la résistance contre les Humains (même s'il lutte aussi contre certains radicaux dans son propre camp). Sa tête ressemble plus à celle d'une pioche qu'à un dragon, un mélange d'objet artificiel et d'oganique, mais son corps évoque plus un satyre aux sabots fendus (il y a un dimorphisme sexuel : les femelles de son espèces ont six membres et ressemblent plus à des centaures). Son véhicule qui est si similaire à sa tête est en fait un organisme vivant d'une espèce cousine des sorciers. 

Mais quand l'Inquisition est finalement vaincue par la "Cabale" des non-humains (avec l'aide de quelques soutiens rares chez les Humains) et que les hordes extraterrestres imposent aux Humains une forme de coexistence, tout comme avec les Robots exploités d'ABC Warriors qui réapparaissent alors, le ton n'est pas celui d'une libération ou d'une réconciliation mais plutôt d'une redistribution amère des haines et des exploitations. On accuse souvent la fantasy de s'arrêter au renversement du Méchant Leader mais l'univers de Nemesis ne fait que gagner en richesse quand l'Inquisiteur si caricatural et hypocrite est éliminé. 

L'univers évolua d'une pure science-fiction post-apocalyptique au début (où la Terre creuse avec des Humains réduits à l'état insectoïde, est le siège d'une église raciste avec un spectre intolérant qui évoque le KKK et l'Inquisition) à un steampunk plus anglais avec un calque direct de l'Empire victorien. 

Pat Mills a participé à un titre dans l'univers de Warhammer 40K sur un Inquisiteur impérial et quand on voit à quel point Warhammer 40K a pu voler à Nemesis (y compris la forme des vaisseaux en cathédrales ou en grands Molochs, ce qui dérive peut-être en partie de Druillet), c'est un peu comme si Frank Herbert avait accepté de faire une mini-série sur Tatooine pour Star Wars. Les dessins enfiévrés et cauchemardesques de Kevin O'Neill ont beaucoup fait pour fonder l'esthétique gothique des jeux de Games Workshop. L'influence de Moorcock sur Nemesis, en dehors de quelques clins d'oeil évidents et la valorisation du Chaos ne me paraît pas si centrale qu'on pourrait le croire (alors qu'elle est si importante sur Grant Morrison et sur Neil Gaiman). 

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