mercredi 3 novembre 2021

The Priory of the Orange Tree


Le Prieuré de l'Oranger
(2019) de l'autrice britannique Samantha Shannon (née en 1991) est un énorme roman (800 pages en anglais, 260k mots, et donc 1000 pages en français chez De Saxus, coupé en deux dans la version de poche) qui est une nouvelle réflexion féminine sur le mythe de Saint Georges et le Dragon. Si vous en avez assez des Dragons qui saturent la fantasy, ce n'est manifestement pas pour vous comme c'est à nouveau centré sur eux, malgré ce titre original qui m'avait fait croire qu'on serait dans un Monastère à la Umberto Eco alors qu'on passe plus de temps dans des intrigues politiques. Mais je ne suis pas toujours lassé des dragons dans la fantasy (il n'y a peut-être que dans un nom d'un restaurant chinois que cela suggère parfois de la méfiance sur le cliché). 

Les variantes de Saint Georges

Samantha Shannon se sert en effet d'une évolution du mythe de Saint Georges, qui fut situé d'abord en Cappadoce puis en Libye. La version anglaise et occidentale standard a le Saint en Preux Chevalier (Saint Théodore puis Georges) qui terrasse un Dragon et sauve la Princesse qui était livrée en tribut au monstre (ou permet de reprendre l'accès aux eaux que le Dragon empêchait). La version de Spenser dans le Livre I de Faerie Queen (1596) présente un Georges qui se fait battre deux fois par le Dragon avant d'être ressuscité grâce à une source d'eau et un fruit de soin donné par la Princesse Una (qui représente la Vraie Foi Unique, l'Anglicanisme). Le Chevalier à la Croix Rouge se fiancie à Una mais doit servir la Reine des Fées. La même année 1596 en période élizabethaine, Seven Champions of Christendom de Richard Johnson (1573-1659, qui reprend sept patrons des pays d'Europe de l'Ouest : St. Georges, St. André, St. Patrick, St. Denis, St. Jacques, St. Antoine et St. David) nomme la Princesse Sabra, ce que Shannon va reprendre directement. L'hagiographie chrétienne (comme la Légende dorée de 1260) a la Princesse de Silène, ou fille du Roi Selinos, donnant sa ceinture pour lier et attacher le Dragon et elle tient la Bête en laisse en ville (jusqu'à ce que Georges obtiennent de la ville un serment de se convertir à la Vraie Foi). D'autres versions l'appellent la Princesse Cléolinda de Lasia. Mais la Géorgie doit son nom à son culte particulier de cette figure du Tueur de Dragon à cheval et les variantes donnent aussi une place particulière à la femme. L'anthropologue spécialiste du Caucase Kevin Tuite va plus loin (par exemple dans cet article) avec des versions où Giorgi était devenu une divinité des activités masculines et de la Chasse et qui entre en relation avec une Déesse ambiguë de la nature qui joue à la fois le rôle du Dragon et de la Princesse (ce qui plairait beaucoup au système du jeu de rôle S/Lay With/Me de Ron Edwards). Au lieu que la Bête bloque une ressource (l'eau) en échange de la Proie qui est la Princesse, ici c'est la Déesse séductrice et ambiguë Dali / Samdzivari qui offre les ressources (proies) au Chasseur Georges (qui dans certaines versions peut être son frère) à condition qu'il fasse voeu d'abstinence (et cette Déesse est parfois aussi associée dans des contes au personnage historique de la Reine Tamar(a) du XIIe siècle). 

Shannon a dit dans une interview avoir songé à sa relecture de Saint Georges depuis près de vingt ans, depuis qu'elle avait entendu l'histoire dans les hymnes chrétiens d'Angleterre quand elle était encore enfant. Et la Reine Sabran d'Inys fait plus souvent penser à la Cour d'Elizabeth Ière (mais une Elizabeth qui serait en même temps la Papesse catholique, ce qui change la dynamique). 


Le Reinaume d'Ynys

Dans le monde du Prieuré, on a plusieurs oppositions, spatiales et élémentaires. 

D'abord une opposition claire entre l'Occident (ici "Virtudom" à la place de "Christendom") et l'Orient, qui est entre un Yang occidental et un Yin oriental. L'Ouest craint et hait les Dragons de Feu destructeurs (même si certains leur vouent un culte atropaïque) alors que l'Orient adore les sages Dragons d'Eau (qui ont pu lutter contre les Dragons de Feu venus d'Occident) et a même formé un corps de cavaliers-dragons. Bien sûr, chaque région considère l'autre comme monstrueuse. 

A l'Ouest, le Dragon de Feu Sans Nom est lié à diverses créatures draconiques maléfiques (vouivres, basilics...) et à une épidémie de Peste qui enflamme le sang. On est revenu aux sources où le Dragon est en fait Satan, la Bête de la Révélation.

L'Orient s'est d'ailleurs fermé à l'Occident à cause de cette Peste redoutée. Le Saint unique de l'Ouest, Galian Berethnet , aurait terrassé le Dragon Sans-Nom avec son épée Ascalon et épousé la Princesse païenne du sud Cleolind. Il était soutenu par la Sainte Escorte de 6 chevaliers et chevaleresses représentant 6 Vertus, comme les six livres de The Faerie Queen, Amitié ( ici Fellowship, Communion), Courage, Courtoisie, Générosité, Justice, Tempérance. Ces Six Parangons des Vertus auraient fondé les six Maisons des Chevaliers Spirituels. 

Mais sans vouloir trop spoiler tout le suspense de la réinterprétation mythique, c'est ce qui est remis en cause dans le Sud, dans le Prieuré de l'Oranger, où on a retenu que c'était Cleolind qui avait vraiment banni le Dragon grâce au Fruit de l'Oranger et non grâce à l'épée (de même que ce seraient Médée et les Hespérides, filles d'Atlas, qui doivent passer outre le gardien dragon et non Jason ou Héraclès pour parvenir à la Toison d'Or ou aux Pommes d'Or). Comme ce Jardin était Eden chez Spenser et que le Dragon est aussi le Serpent de l'Arbre de Vie, cela fait une autre opposition entre l'Epée de Feu qui nous sépare du Paradis et l'Orange qui donne la Vie éternelle. 

Je craignais une opposition simple entre une masculinité toxique de Georges et une féminité sage du Dragon asiatique mais c'est plus compliqué comme ce ne sont pas les descendants mâles du Saint Galian mais celles qui se présentent comme une lignée ininterrompue de Reines qui n'ont à chaque fois qu'une seule fille. On devine tout de suite qu'il y a bien des secrets sur cette lignée des Reines. La Reine Vierge Sabran IX, qui ne veut pas se marier, tient ici plus d'Elizabeth I que de Tamara de Géorgie. 


Le roman a 4 narrateurs, deux femmes et deux hommes : (1) Ead, une magicienne du Prieuré qui va nous dévoiler progressivement les conflits d'interprétation et qui cherche à protéger secrètement la Reine Sabran tout en se faisant passer pour une simple servante, (2) une jeune femme de l'Orient qui cherche à se lier à un Dragon, (3) un noble naïf d'Occident qui a été exilé dans le Sud et explore les hérésies draconiques et enfin (4) un alchimiste exilé en Orient qui cherche le secret de l'Immortalité. Un léger déséquilibre dans la structure du roman, qui évolue lentement au début, est que la première narratrice, Ead, paraît bien plus intéressante que les autres, et notamment que ce pauvre noble exilé qui sert peut-être avant tout à fournir des informations sur le cadre plus qu'un ajout à l'intrigue. 

La moitié de ces narrateurs sont homosexuel(le)s et l'autrice a même raconté avoir découvert son orientation en l'écrivant. C'est une sorte de non-sujet dans le roman comme c'est accepté et que la mésalliance sociale ou un mariage interconfessionnel sont bien plus rejetés que le mariage de même sexe. 

Comment vivre avec les Dragons ?

Je ne sais pas si Samantha Shannon connaît Dragonlance mais par coïncidence sa manière de traiter le mythe de Saint Georges a développé des solutions que j'avais aussi voulues pour le monde de Krynn. Dragonlance commence avec des héros qui doivent lutter contre une invasion de "Méchants" Dragons et qui ignorent que la solution va consister non pas simplement à occire les Méchants avec des Lances mais à pouvoir s'allier avec les "Bons" Dragons en trouvant pourquoi ils ont été pour l'instant neutralisés et n'interviennent pas. Je voyais l'opposition Paladine-Takhisis comme un clivage entre deux tendances politiques de la Loi (la Justice ou l'Ordre par la Puissance - d'où le thème de la corruption des Chevaliers qui délivrent des Dragons et deviennent ensuite des Tyrans et donc des Dragons). Cette tension politique susceptible d'inversions aurait été mal interprétée ensuite comme une opposition absolue entre le Bien et le Mal mais il y a des aspects de Dragonlance qui parlent plus, comme le Yin et la Yang, de complémentarité et de dépassement des opposés, sans vouloir trop projeter des machins à la Jung sur lingam/yoni, entre la Lance de Paladine et l'Oeuf de Takhisis. 

Depuis que Tolkien et D&D nous ont offert tant de Dragons, il faut voir ce qu'on fait des Dragons dans la fantasy, s'ils ne sont pas que Satan. Une des rares forces de Dragonlance, malgré tous ses défauts, est un piège sur le manichéisme puisque on arrive en conclusion à une négociation, un compromis pour vivre avec les Dragons qui tient plus de Yalta que de Nuremberg. Dans l'univers du Prieuré de l'Oranger, ces oppositions qui semblaient encore trop "moralistes" deviennent une opposition est-ouest, avec quelques nuances puisque le but est de réussir à faire entrer l'est et l'ouest en interaction malgré leurs visions du monde symétriques. 

L'autrice travaille en ce moment sur un prequel au Prieuré pour 2023 (peut-être à l'époque de la Reine Glorian III Coeurécu, de sa fille Sabran VII et de la Comète 500 ans avant ?) et a annoncé qu'il y aurait d'autres romans dans cet univers. 

4 commentaires:

  1. J'ai oublié de mentionner que le rapport aux Dragons marins dans la partie orientale est inspirée du personnage de Hoori no Mikoto ou Yamasachi-hiko).

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  2. Merci pour la suggestion ; j'en suis aux deux tiers et c'est une lecture rafraichissante (malgré tous les déséquilibres mentionnés).

    The Pixar rules of storytelling contiennent : "Coincidence to get your character out of trouble is cheating". À plusieurs reprises, les personnages (Ead notamment, mais aussi Loth) sont sortis d'ennuis par une coincidence, par exemple l'attaque de Wyrms au moment où ils sont sur le point d'être rattrapés par les Red Sisters.

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  3. Oui, ces imperfections d'intrigue sont étranges comme l'autrice a déjà rédigé des romans policiers qui sont généralement une école d'intrigue plus solide que la fantasy (parce qu'on y pardonnent moins des incohérences).

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  4. Un aspect du livre que j'ai oublié d'indiquer est que je crois que l'autrice veut aussi réutiliser en partie dans son monde les histoires du "Prieuré de Sion" créé par l'escroc Pierre Plantard (1920-2000) qui prétendait descendre des Mérovingiens (fiction qui fut ensuite récupéré aussi par Baigent, Leigh & Lincoln dans leur bouquin sur le Saint Graal où ils prétendent que le Graal était Marie-Madeleine et que les Mérovingiens seraient les descendants de Jésus). Elle applique à la légende de Saint Georges le processus de ces falsificateurs du Prieuré de Sion.

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