samedi 23 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques XIII : Ce qui est ressenti pourrait ne pas coïncider avec les causes physiques

 21 Bichat, jour de Lavoisier. 

L'Argument du spectre inversé

L'Argument fut inventé par Locke (Essai sur l'entendement humain, II, 32, §15). On peut distinguer les qualités des couleurs ressenties (ce que me fait le rouge) et la longueur d'onde (environ 650 nm). On pourrait concevoir un sujet qui reçoive la même longueur d'onde que nous mais sans ressentir le même sentiment vécu de la couleur (le même "contenu phénoménal"). Dans l'argument original, il imaginait juste une inversion du spectre des couleurs (et il verrait donc de l'indigo, mettons). Il pensait qu'il serait possible que nul ne se rende jamais compte de cette inversion, ni le sujet, ni les autres puisqu'il continuerait d'appeler "red" ce que les autres voient rouge. Il aurait donc le même comportement observable que nous et la même "intentionnalité" (il sélectionnerait les mêmes objets en utilisant les termes). Pour Locke, la science devait porter sur des propriétés objectives mesurables comme la longueur d'onde mais pas sur des qualités ressenties. 

Mais une objection est qu'il devrait trouver alors étrange l'expression "couleurs chaudes / couleurs froides" même si depuis sa naissance on lui associait "froid" et ce qu'il voit rouge et "chaud" avec ce qu'il voit indigo. Par exemple, le philosophe britannique Michael Lockwood (1944-2018) avait donc décalé le spectre d'une manière différente dans sa version de l'argument pour éviter cette objection sur la plausibilité de ce scénario (dans son livre Mind, Brain and the Quantum, 1989). 


Les Positivistes comme Moritz Schlick avaient utilisé leur thèse vérificationniste contre cet argument. Le vérificationnisme est la thèse selon laquelle la signification d'un énoncé est sa condition de vérification : ce qui ne peut pas être vérifié n'a aucun sens. Or, selon eux, je ne peux pas vérifier si mon spectre est inversé par rapport au vôtre et donc la question est dénoncée comme dénoncée de sens (Frege, qui n'était pourtant pas "vérificationniste" avait eu aussi un argument analogue). 

Imaginons maintenant qu'une personne n'ait pas le spectre inversé depuis toujours mais au cours de sa vie (on appelle ce second argument l'inversion INTRA-PERSONNELLE et non interpersonnelle). Il s'en rendrait donc compte au moment de l'inversion mais au bout d'un moment il s'accommoderait des nouvelles associations et son comportement redeviendrait semblable à celui des autres. Le fait qu'il s'en rende compte était utilisé par le philosophe Sydney Shoemaker (1931-2022) pour donner un sens à la possibilité de l'inversion. Si je peux me rendre compte de l'inversion (en tout cas au début) si elle avait lieu soudain, c'est donc bien que cela a aussi un sens même si personne n'arrivait empiriquement maintenant à détecter l'inversion. Donc l'objection de Frege & Schlick est discutable. 

Cet argument a été beaucoup discuté contre le fonctionnalisme. Le fonctionnalisme est la thèse (assez dominante) en philosophie de l'esprit selon laquelle le fonctionnement de la pensée et de la conscience peut être entièrement expliqué scientifiquement par des relations fonctionnelles entre les différentes pensées. Mais l'ennui du spectre inversé est qu'il explique comment le vécu du contenu ressenti par la conscience pourrait varier indépendamment des relations fonctionnelles du contenu intentionnel et du comportement. La conscience phénoménale est donc quelque chose qui ne dépend pas que des propriétés fonctionnelles des états mentaux. 

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