Il existe certaines citations qui sont si tronquées de leur contexte qu'on ne peut pas trop en vouloir à nos élèves pour le contre-sens qu'elles occasionnent. Peut-on reprocher à leur mémoire individuelle d'être aussi sélective ou partielle que l'a été la mémoire collective ?
Le cas classique est Montaigne qui atténue en fin de phrase : "je voudrois aussi qu’on fut soigneux de luy choisir un conducteur qui eust plustost la teste bien faicte que bien pleine, et qu’on y requit tous les deux" (Essais I, 26).
Hume est connu pour avoir dit qu'il n'y a rien d'irrationnel à être égoïste mais on cite moins souvent la phrase suivante qu'il n'y a rien d'irrationnel non plus à se sacrifier de manière altruiste (Traité de la nature humaine, Livre II, Partie 3, Section 3 Sur les influences qui motivent la volonté).
'Tis not contrary to reason to prefer the destruction of the whole world to the scratching of my finger. 'Tis not contrary to reason for me to chuse my total ruin, to prevent the least uneasiness of an Indian or person wholly unknown to me. '
Hume ne veut pas dire seulement que la raison seule ne peut pas nous tirer de l'égoïsme mais que la raison seule ne suffirait pas à fonder tous nos comportements moraux fondés sur les émotions de sympathie.
Kant dit dans l'Idée d'une histoire universelle que "l'homme est un animal qui, lorsqu'il vit parmi les autres membres de son espèce, a besoin d'un maître" (Der Mensch ist ein Tier, das, wenn es unter andern seiner Gattung lebt, einen Herrn nötig hat) mais il ajoute aussitôt la précision qui change tout le sens de la phrase, que ce maître aurait lui-même besoin d'un maître s'il était homme (car il risque d'abuser de son pouvoir) et donc qu'il a besoin que ce maître légitime ne soit pas un homme et soit des Lois (et la forme républicaine d'un Etat) et si possible dans l'idéal de pouvoir un jour ne pas en rester à des lois qu'il reçoit mais à respecter des lois morales qu'il se donnerait de manière autonome. Il commence ce texte comme du Hobbes (l'homme est trop associal pour ne pas avoir besoin d'une tutelle), puis l'articule avec Rousseau et sa propre position (sur l'autonomie, d'un Etatisme de fait et d'un anarchisme de droit).
Je vous conseille de lire Maurice Halbwachs (ses textes sur la mémoire), que le premier paragraphe m'a évoqué. Ces remaniements et évolutions de la mémoire collective des citations est un objet d'étude fascinant ! Bien cordialement
RépondreSupprimer"Science sans conscience n'est que ruine de l'âme" est aussi un bon exemple des effets de la décontextualisation sur le sens d'une citation.
RépondreSupprimer> Lebowski
RépondreSupprimerMerci, je ne connais que par ouï-dire mais je n'ai jamais travaillé la notion précise chez Halbwachs.
> Elias
Oui, nous l'édulcorons ou la "laïcisons" beaucoup en conscience morale plus que religieuse.
Et les élèves la changent souvent en conscience psychologique, ce qui ne veut plus dire grand-chose...