Je ne devrais sans doute pas écrire quand j'ai la fièvre mais tant pis, ça me travaille en ce moment.
Cela m'agace souvent quand la philosophie est rangée à côté du rayon "Spiritualités" ou "Religion". La philosophie cherche la vérité, des moyens rationnels, universellement acceptables pour trouver la vérité. La religion est presque le contraire, elle cherche à commenter, développer et exposer des croyances obligatoires d'un groupe. La philosophie cherche les fondements d'une justification, la religion cherche à justifier des opinions sans aucun fondement autre que mythique ou dogmatique. La philosophie est plus du côté de la géométrie et la religion du côté de la jurisprudence (même s'il y a aussi une élaboration rationnelle dans la systématisation de la jurisprudence).
Donc je ne me suis jamais intéressé très sérieusement à la philosophie de la religion et à la théologie - même si c'est une chose trop "sérieuse" pour la laisser aux religieux.
Mais en même temps, j'étais dans un conflit étrange.
Je n'ai aucun doute rationnel sur l'athéisme, je ne suis pas même "agnostique". La probabilité qu'une religion soit vraie me paraît aussi basse que celle que tout soit un rêve, que le passé ou le futur n'existent pas ou que je sois un cerveau dans une cuve qui est victime d'une réalité virtuelle. Je veux dire que cela ne m'apparaît pas impossible a priori mais la négative paraît infiniment plus simple et plus raisonnable.
J'aime beaucoup le concept du divin, parce qu'un Dieu est fondamentalement un concept transformé en un récit autour d'un personnage. C'est le point commun des mythes avec les philosophies qui sont des récits abstraits autour de concepts - la différence est toute entière dans la capacité à critiquer la dimension métaphorique de ce récit sur des concepts. La religion réduit une forme philosophique à des récits simplistes alors que la philosophie peut développer des récits autour des formes discursives.
Mais en même temps, j'ai une psychologie de théiste superstitieux et irrationnel. Je sais qu'il n'y a pas un tel être suprême mais cela ne m'empêche pas d'y croire de manière "dispositionnelle", par les réflexes de mon corps et non par mes jugements réfléchis.
Mais cette contradiction entre passions psychologiques et rationalité m'a conduit à sous-estimer la question philosophique. Fondamentalement, je croyais que la question de croyance religieuse n'était qu'une question de psychologie et non de morale ou de métaphysique. Or c'est sans doute vrai factuellement pour la majorité des croyants mais il n'y a pas de raison pour que cela épuise l'expérience et le concept de croyance religieuse.
Pour le dire autrement, je vois le théisme de manière pour une fois assez Freudienne (malgré mes réserves contre les mythes psychanalytiques par ailleurs). Je vois la croyance religieuse soit comme celle en un Père idéal tout puissant soit dans le pire des cas comme la figure du Père autoritaire dont on espère qu'il punira ceux dont on se venger. Et comme l'a bien vu Nietzsche, la haine et l'envie habillent souvent nos protestations religieuses d'amour universel et de justice.
Mais même si de facto la croyance religieuse est souvent un simple complexe oedipien ou un désir du Père parfait si rassurant (et de la Mère dans certains cas), les choses sont plus compliquées que ces névroses enfantines sur nos parents.
J'ai longtemps sous-estimé l'importance du vieux raisonnement dostoeiveskien "si Dieu n'existe pas, tout est permis". Je le prenais pour de l'angoisse passéiste ou romantique déjà réfutée par Diderot. Et je prenais aussi l'argument inverse par Nietzsche, c'est justement parce qu'on a craint que tout soit permis qu'on a imposé le dogme d'un Dieu, alors que c'est souvent un bon guide pour la vérité d'une thèse qu'elle nous déplaise ou nous paraisse décevante.
Mais soudain ces dernières années, en réfléchissant au concept même d'une "métaphysique", d'un discours général sur les conditions de la réalité, je crois que j'ai enfin compris le concept d'un Dieu, ou du moins j'ai pu aller au-delà de ces descriptions.
Dieu n'est pas que le barbu mythologique et le complexe oedipien. Le concept de Dieu est d'imaginer que nos intentions et nos concepts moraux ont une objectivité et une universalité qui dépasse nos communautés et même l'existence de l'humanité. Sans Dieu, nos codes, nos lois ne sont que des institutions contingentes quel que soit le fondement rationnel. Dieu est souvent considéré comme une personne afin de pouvoir donner une signification objective à ces institutions contingentes. Nous avons des intentions et l'idée que tout l'univers aurait aussi une intention est une tentation qui va plus loins que d'être rassuré par un Papa tout puissant.
Prenons l'exemple d'un crime atroce, même un crime sur lequel il pourrait y avoir un consensus des êtres sensibles et rationnels, comme un génocide. Fondamentalement, même si nous nous mettions tous d'accord pour le considérer comme MAL, cela n'empêcherait pas qu'il n'aurait aucune importance au point de vue de l'univers. A la rigueur, le seul acte mal dans ses conséquences serait de détruire la seule espèce consciente et rationnelle si elle est vraiment la seule, ce qui amoindrirait sans doute la perfection ou la diversité des expériences de cet univers. Et même alors il y aurait peut-être une probabilité pour que l'algorithme de la sélection naturelle finisse par laisser émerger une autre espèce de heureux mutants quelque part dans l'univers.
C'est ce que voulait dire Heidegger lorsqu'il explique que la Mort de Dieu n'est pas qu'un événement religieux mais le fait que toutes les valeurs et les Idées du Bien ont été effacées. Nietzsche essaye après Darwin de les remplacer seulement par des valeurs vitales, et la Survie (en un seul monde, en une seule forme de vie) remplace l'Idée du Bien comme architectonique et condition de toute rationalité.
Certes, il reste une voie kantienne pour sauver le concept de moralité.
Kant explique que tout sujet rationnel doit arriver au concept de Devoir moral même si les hypothèses d'un Dieu ou d'une Survie éternelle étaient vides. Il est raisonnable de croire en ces hypothèses ou d'espérer qu'elles soient vraies mais ce n'est pas un devoir moral, seulement une espérance légitime (je ne suis pas entièrement convaincu sur le concept de Liberté puisque le Devoir implique bien la liberté : une personne qui ne peut pas résister à des désirs ou penchants n'aurait donc pas de vraie liberté.
Un des avantages de la voie kantienne est d'opposer le Devoir moral et les Postulats de la moralité et de la religion.
Je dois agir de manière morale et j'ai le droit de croire que les Justes seront récompensés (que l'action juste et le bonheur peuvent aller ensemble) mais je n'ai pas le droit moralement d'agir moralement seulement pour être récompensé. Autrement dit si j'agis conformément au Devoir mais par esprit de superstition pour les motivations hypothétiques, je me contredis et ne mérite pas les récompenses que je poursuis. On a donc un cas où le fait de croire qu'un être bon et juste omnipotent qui doit servir à me motiver peut paradoxalement me conduire à ces formes d'hypocrisie immorale où je n'agis pas vraiment par Devoir. La religion est un ensemble de croyances faites pour réconcilier le Devoir moral et les motivations réelles mais il risque de noyer le devoir sous les motivations, de noyer la volonté du bien sous l'intérêt immoral.
Psychologiquement, les individus de fait n'agiraient sans doute pas aussi moralement s'ils n'avaient pas ces raisons immorales pour agir. Mais en même temps, de jure, ce sont ces mythes immoraux de nos intérêts qui vicient tout concept de moralité. Nous avons besoin de ces motivations mythiques pour faire le moins de mal possible et pourtant ces motivations vont produire encore plus de mal qui n'existerait pas sans elles, de l'hypocrisie, du fanatisme, des névroses où le croyant superstitieux veut s'amadouer une force anthropomorphique en dotant sa vision morale d'une sorte d'omnipotence.
Donc on arrive ici au paradoxe. Contrairement à ce que je pensais, le problème de Dostoïevski est bien plus réel, et pas seulement un accident historique de sortie du religieux. Il y a bien un concept moral et pas seulement empirique ou psychologique des mythes de motivation, mais ces mythes s'opposent aussi en même temps à une vraie vie morale.
Kant avait vu le fait que peut-être aucune action n'a jamais été morale (c'est-à-dire libre, désintéressée) mais il n'avait pas vu que ses postulats de la raison pratique (Dieu et le Jugement dernier) pouvaient aussi poser un problème. Un athée a plus de mérite à être moral, ce qui conforte la thèse religieuse de Dostoïevski mais la ruine en même temps. Oui, de façon sociologique et psychologique, la mort de Dieu et des mythes de valeurs signifie plus d'égoïsme, plus de nihilisme et il n'est pas certain que le substitut utilitariste puisse suffire à le remplacer. Mais en même temps, de jure, cette mort de Dieu est une exigence de l'idée de Devoir.
La métaphysique a créé Dieu comme Idée du Bien avec Platon, mais peut-être que c'est l'Idée du Bien qui exigeait aussi qu'on élimine finalement le mythe anthropomorphique du Démiurge qui applique le Bien.
(applaudissements)
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