mercredi 7 mai 2008
Trissotins topiques
J'ai lu en bibliothèque le numéro du Magazine littéraire n°475 sur Claude Lévi-Strauss, qui va fêter ses 100 ans en novembre.
Il y a quelques articles qui ne m'ont pas convaincu.
L'un tente un rapprochement entre Lévi-Strauss et Heidegger parce que les deux aiment la nature... Lévi-Strauss, héritier de Montaigne, Rousseau, Durkheim et Mauss ne me paraît pas devoir grand-chose à la critique de la rationalité et de la technique par l'ontologue.
Un autre, écrit par Malka, directeur de RCJ et spécialiste de Lévinas et Rosenzweig, me paraît assez odieux. Il semble vraiment reprocher à Lévi-Strauss de s'être tant intéressé aux religions des Indiens et de n'avoir jamais rien écrit sur la culture juive "alors qu'il était petits-fils de rabbin comme Lévinas". Puis il lui reproche d'avoir traité toutes les religions comme des "systèmes de représentations parmi d'autres", sans voir leur "spécificité" (laquelle ?? la Transcendance de l'Autre ou d'autres âneries de ce genre ??). Il y a donc un soupçon pénible que l'auteur lui reproche d'avoir "trahi" ou de "se haïr". Tout cela me paraît d'un essentialisme gênant et dès qu'on voit se profiler le concept ambigu de haine de soi (qui bien entendu peut parfois être une réalité refoulée), c'est souvent un racisme cherchant à réprimer toute dissension ou toute autonomie de la pensée, reprochant au critique non seulement de s'y opposer mais en plus de la faire dans la vile intention de trahir et d'intérioriser l'ennemi. Il n'y a bien entendu pas à reprocher à des juifs (qu'ils soient "religieux" ou seulement "communautaires") de faire ce choix existentiel de vivre dans une tradition (l'un de mes penseurs favoris, Cassirer, est ainsi resté juif religieux tout en se montrant l'un des humanistes encyclopédiques les plus Aufklärer du XXe siècle) mais à l'inverse reprocher à une personne née juive de s'être libéré de la tradition familiale et du culte des ancêtres que cela implique me paraît du dogmatisme fanatique.
Entre Lévi-Strauss qui se "bricolait" son pseudo-bouddhisme anti-religieux (contre la morale subjectiviste stirnerienne de Sartre) et Lévinas, qui ne sert qu'à refourguer sous ses vaticinations oraculaires sans aucun intérêt les vieilles outres frelatées des superstitions, on n'a pas vraiment à hésiter. Lévi-Strauss - quelles que soient les ambiguïtés typiquement rousseauistes de quelques excès primitivistes - a fait de vraies découvertes (sur le système des parentés), Lévinas n'est qu'un exégète réactif qui sert de réduction par l'absurde de la vacuité phénoménologique. Les deux ont été parfois trop rhétoriques (il y a même des cas dans le modèle structural linguistique qu'on pourrait soupçonner de Sokalisme) mais on comprend le plus souvent que Lévi-Strauss a en fait quelque chose à dire.
En revanche, dans le sens inverse, un article étudie le reproche souvent fait à Lévi-Strauss d'avoir été un Relativiste culturel.
L'article fait alors (et il faut avouer que c'est le geste de Lévi-Strauss lui-même) l'argument du Chaudron classique :
(1) c'est faux, il n'est bien sûr pas relativiste culturel,
(2) bien sûr qu'il est relativiste culturel, et alors ? tout le monde devrait être relativiste culturel.
Plus sérieusement, il dit que Lévi-Strauss n'est pas un "nihiliste" des valeurs, ce qui est vrai. Lévi-Strauss l'a dit contre Roger Caillois, il croit à la supériorité de la démocratie sur le fascisme, par exemple.
Lévi-Strauss défend une éthique sceptique de la "Relativité". Il y a plusieurs systèmes possibles équivalents mais ensuite à l'intérieur de chaque système, il y a toujours des préférences possibles. En gros, notre capitalisme rationnel, technologique et efficace n'est pas supérieur à tout point de vue à une société de subsistance sans histoire et sans écriture mais cela n'interdit pas qu'une démocratie capitaliste reste supérieure, par exemple, à une dictature capitaliste (ou socialiste) moderne.
Défendre une forme acceptable de relativisme est difficile et je ne crois pas que l'auteur y parvienne. On dit souvent de séparer le Mauvais Relativisme ("Tout se vaut, tout est vrai") et une Bonne & Vraie Relativité des Valeurs (les jugements doivent être évalués selon des cadres de référence mais certains standards fondamentaux de l'évaluation dépendent de choix non-nécessaires), mais la différence me paraît peu claire. On glisse souvent de la seconde vers des sophismes du premier et le problème consisterait à délimiter les cadres.
Mon interprétation serait plus modeste que les manifestes relativistes de Lévi-Strauss. Oui, on comprend que ce relativisme culturel méthodologique (pour suspendre de manière sceptique ses préjugés) est nécessiare et indispensable à l'ethnologue (il faut comprendre avant de juger). Le relativisme culturel moral (ou scientifique, d'ailleurs) reviendrait à ne jamais juger, il est faux et pernicieux. On peut très bien éviter les illusions ethnocentriques de Lucien Lévy-Brühl (c'est même la morale du chercheur en sciences humaines) sans faire pour autant du Bruno Latour.
En relisant cet article, je me demande pourquoi j'avais tant de stupide rancoeur en l'écrivant. Et je vais sans doute trop vite sur Lévy-Brühl : son évolutionnisme "ethnocentrique" sur la mentalité "pré-logique" nous paraît dépassé mais je ne suis pas sûr que cette idée de mentalité s'oppose de manière si claire avec une mentalité logique "différente".
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