dimanche 1 mars 2009

Le Duel Plantinga-Dennett



La semaine dernière, samedi 21 février, a eu lieu une discussion entre Alvin Plantinga et Daniel Dennett à la réunion de la (Central) American Philosophical Association à Chicago.

Alvin Plantinga (qui ressemble à Lincoln), 77 ans, est le plus connu des philosophes de la religion et peut-être le principal nouveau théologien protestant qui a causé l'actuelle dé-sécularisation de la philosophie analytique. Lui et ses disciples (Van Inwagen, Zimmermann...) occupent maintenant des positions importantes dans la métaphysique analytique. Plantinga est aussi connu pour une épistémologie de la croyance qui repose sur l'idée d'une "garantie fiable". Il a développé un argument contre le Naturalisme (la théorie dominante selon laquelle il n'y a aucune explication autre que naturelle ou scientifique) que je considère comme un sophisme sans intérêt mais il se peut que je ne l'ai pas compris. En gros (autant que je le saisisse), son argument est que si la théorie de l'évolution et le naturalisme sont vrais ensemble, alors cela conduirait à rendre notre cognition sans fiabilité épistémique, on ne pourrait expliquer pourquoi nos croyances sont justifiées de manière fiable (je ne comprends pas assez l'épistémologie bayesienne pour suivre le détail, comme pour Swinburne). Sa conclusion est que soit la théorie de l'évolution est insatisfaisante, soit le philosophe doit abandonner son naturalisme intégral et admettre une certaine téléologie. Plantinga dit que la théorie de l'évolution reste compatible avec sa Foi Chrétienne et donc il nie le naturalisme (mais j'ai quand même l'impression qu'il était prêt auparavant à abandonner à la fois la théorie de l'évolution et le naturalisme puisqu'il défend l'Intelligent Design).

Daniel Dennett, 67 ans, est un philosophe de l'esprit, qui participe avec le biologiste britannique Richard Dawkins au nouveau mouvement militant actuel des athées (qu'il a proposé d'appeler les Brights comme un euphémisme moins négatif). Sa philosophie de l'esprit, issue du behaviorisme logique de Ryle, est une sorte d'instrumentalisme où l'attribution des états mentaux est une posture interprétative normative qui peut s'appliquer aussi bien à des systèmes conscients qu'à des futures Intelligences artificielles. Mais (à la suite de la téléosémantique de Ruth Millikan), il présente une théorie où le contenu des états mentaux dépend en fait de fonctions biologiques et de la téléonomie évolutionniste dans un environnement. Dans ses écrits plus récents, il a défendu la psychologie évolutionnaire et son livre Darwin's Dangerous Idea généralisait la théorie de l'évolution comme une fondation de tout le naturalisme.

On peut écouter le MP3 du débat.
YouTube a aussi un enregistrement audio (en douze parties d'une douzaine de minutes). Le son n'est pas idéal.

Le site de philosophie de la religion Prosblogion a un récit minute par minute (quasiment un liveblog) de leur rencontre qui me paraît (comme l'indique le titre) biaisé en faveur de Plantinga (même si l'auteur reconnaît que l'apologie de l'Intelligent Design affaiblit une partie de sa thèse). L'auteur va même jusqu'à dire qu'il n'ose pas donner son vrai nom de peur de représailles des Brights et qu'il est offensé (3:50pm) que Dennett puisse ironiser sur la Mort de Dieu ou sur la faible différence entre le concept de Dieu et celui de Superman.

Mais (et c'est le grand avantage des Blogs) il y a des commentaires très intéressants.

Et même un naturaliste comme moi peut être agacé par le style dennettien de préférer des "histoires" frappantes et imaginatives à des arguments précis et rigoureux (surtout contre Plantinga dont les vertus sont précisément inverses avec un style très sec et scolastique). Un Dretske serait plus efficace pour un débat équilibré.

Le Nietzschéen analytique Brian Leiter, qui est anti-religieux, dit qu'il a vite quitté la salle. Cela dit, Leiter reprend souvent des thèses de Nietzsche, y compris certaines que je trouve peu plausibles. Or, je me demande si l'argument du théologien Plantinga n'a pas paradoxalement une prémisse assez nietzschéenne puisqu'il dit que les fonctions de survie pourraient très bien s'accorder avec des croyances fausses.

Honest Toil a une critique plus précise sur l'argument probabiliste :

Plantinga's first premise is that P(R/N&E) is low. Here R is the belief that our cognitive faculties are reliable, N is naturalism and E is evolutionary theory. My concern is that even if this probability is low, that is irrelevant to the existence of defeaters. For a basic point about conditionalizing is that we should only conditionalize on our total evidence. Often this is captured by some kind of K meant to encapsulate all our background knowledge. So, even if P(R/N&E) is low, P(R/N&E&K) may be higher, and actually end up being high enough to avoid a defeater for R.


Je vais afficher un certain dogmatisme mais j'ai du mal à prendre l'argument de Plantinga au sérieux - ce qui me fait sympathiser avec le caractère un peu brutal de la réponse de Dennett (qui n'a de toute évidence pas envie d'être là et qui trouve que c'est accorder trop d'honneur à l'Intelligent Design que de continuer à débattre avec ces gens). La supposition qu'un principe aussi central que le naturalisme puisse être réfuté par une thèse controversée sur la théorie probabiliste de la fiabilité des états épitémiques me paraît elle-même très improbable. Mais on peut se lancer la Charge de la Preuve.

Je commence même à avoir un problème avec la thèse (acceptée par Dennett comme par Plantinga) que le théisme soit vraiment compatible avec l'évolution. Certes, on peut croire que Dieu existe et qu'il a créé un monde qui semble évoluer par hasard et sélection mais il est difficile de croire à un tel Dieu inconsistent qui veut à la fois intervenir et faire en sorte que son monde créé puisse évoluer sans son intervention. Cela sonne trop comme une sorte d'omphalisme où en bon Deus Absconditus mais pas Otiosus, il crée intentionnellement un monde tel qu'on puisse ne pas savoir qu'il a été créé intentionnellement.

Je peux admirer les efforts de milliers d'années de théologie pour tenter de concilier foi et raison (et le prétexte du Libre-arbitre pour expliquer le Mal moral est une idée brillante et presque convaincante). Cependant, l'explication naturaliste de la croyance religieuse comme irrationnelle me paraît infinimement plus plausible prima facie qu'une critique probabiliste de la rationalité naturaliste.

D'un côté, on a la croyance que le monde existe sans explication surnaturelle et que les humains ont tendance à créer des pseudo-explications surnaturelles.

De l'autre, on a une croyance (explicable psychologiquement dans la théorie précédente) que les explications surnaturelles sont nécessaires et donc qu'un monde sans de telles explications ne peut pas avoir d'explication suffisante.

Il faudrait que Plantinga ait une preuve apodictique que nos états épistémiques véridiques n'aient aucun avantage adaptatif pour établir son argument (ou du moins qu'ils aient une trop forte probabilité de n'avoir que peu d'avantage adaptatif). A ma connaissance, il n'a pas cette preuve et son argument n'a donc pour l'instant aucun intérêt décisif comme réfutation du naturalisme.

Il a en revanche un intérêt sociologique et historique comme manifeste du nouvel essor de la philosophie chrétienne. La philosophie analytique fut violemment athée à cause de son côté Aufkärer, que ce soit l'aile gauche (les socialistes viennois de l'empirisme logique comme Neurath, le socialiste-anarchiste Russell, le pragmatisme progressiviste de John Dewey) ou l'aile droite (le naturalisme pragmatiste de Quine, le réalisme scientifique de David Armstrong).

En dehors de la Théologie du Processus de Whitehead ou de certains Wittgensteiniens de l'école du Thomisme analytique comme Anscombe/Geach/Kenny, la philosophie analytique a connu un siècle de prépondérance claire du sécularisme, mais à présent il y a une reconfessionalisation que ce soit chez Hilary Putnam (passé du maoïsme à un retour au judaïsme), chez Kripke (juif pratiquant) ou chez les Protestants autour de Plantinga ou de Robert Adams (marié à Marilyn McCord Adams, spécialiste de Guillaume d'Occam et une prêtre épiscopalienne et chanoinesse d'Oxford).

3 commentaires:

  1. "la philosophie analytique a connu un siècle de prépondérance claire du sécularisme, mais à présent il y a une reconfessionalisation"

    D'après vous, dans quelle mesure peut-on établir un parallèle avec le "tournant théologique" de la phénoménologie française?


    "Le Nietzschéen analytique Brian Leiter"
    J'arrive à trouver du sens à des reformulations analytiques du marxisme ou de la phénoménologie, mais l'idée un nietzschéisme analytique me laisse perplexe... comment concilier le contenu nietzschéen avec une forme analytique?
    y a-t-il un courant de la philosophie continentale qui n'ait pas sa version analytique ou qui ne puisse l'avoir? (un heideggerisme analytique? un lacanisme analytique????)

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  2. Je ne peux pas me plonger dans le débat faute d'une connexion potable, mais je pense que ce n'est pas une bonne idée en général d'avancer des arguments probabilistes : d'abord, les probas, c'est souvent contre-intuitif, ensuite, historiquement, à chaque fois que quelqu'un discute sur l'improbabilité d'un phénomène naturel dans ce contexte, on finit par s'apercevoir qu'en réalité tout repose sur une mauvaise compréhension du phénomène. Par exemple, avec des arguments probabilistes, on démontre qu'une protéine met plusieurs milliers d'années à se replier, ce qui n'est évidemment pas réaliste. C'est parce que l'évolution et le vie est sont loin d'avoir une statistique "typique", justement parce qu'il y a le biais dû à l'évolution. C'est comme l'exemple du "ultimate Boeing 747"

    http://tomroud.com/2006/09/26/the-ultimate-boeing-747/

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  3. > Elias
    Sur le tournant théologique, cela vient de Lévinas qui transforme la phénoménologie du visible en un phénomène métaphysique du visage comme signe de l'Autre, de ce qui est sujet de l'éthique au-delà de tout rapport sujet-objet. C'est donc la morale qui conduit à la mystique et ensuite à Marion chez qui toute donation va finir par renvoyer à une expérience de la transcendance.

    Le cas de la dérive de la déconstruction américaine (récupérée par les religieux) est plus curieux et doit comporter des éléments sociaux où les séminaires de théologie se sont réappropriés ces textes nietzschéens.

    Mais à part le néo-thomisme de Gilson, l'évolutionnisme spiritualiste de Bergson ou certains théologiens hégéliens comme le protestant Karl Barth (qui influença à la fois le moderniste catholique Hans Küng et le néo-traditionaliste Hans Urs von Balthasar), il n'y a pas eu vraiment de théologie continentale, je crois mais je parle dans la plus complète ignorance.

    En fait, Leiter lui-même rejeterait sans doute le terme dont je l'affublais et croit que l'appellation "analytique" est trop vague ou périmée. Disons seulement qu'il se sert d'arguments éthiques issus de la tradition analytique et qu'il étudie les fragments de Nietzsche exactement comme il le ferait pour des thèses analytiques (et il rejette comme sans intérêt les interprétations comme celle de Deleuze). Et Bernard Williams, par exemple, se servait déjà abondamment des thèses nietzschéennes - à condition de ne pas les joindre toutes puisque Nietzsche ne prétend pas à la cohérence.

    Par exemple, cet article de Leiter Moral Skepticism and Moral Disagreement in Nietzsche attribue à Nietzsche une suite d'arguments et de thèses morales identifiables et précises contre le "réalisme moral" (tel que celui de G.E. Moore).

    Il y a aussi des Hégéliens analytiques, non seulement les Idéalistes anglais du début du siècle mais surtout l'école pragmatiste de Pittsburgh (notamment Robert Brandom chez qui Hegel est avant tout un holiste critiquant le Donné de l'intuition).

    Kierkegaard, Heidegger, Lacan me paraissent bien plus difficiles à traiter ainsi. Cela dit, certains philosophes américains ou anglais dits "continentaux" comme l'Heideggerien Graham Harman sont parfois quand même un peu plus clairs et argumentés que leurs homologues du Continent, ne serait-ce que par le contexte. Même le déconstructionniste Christopher Norris me semble avoir des exigences de clarté plus grandes que ses objets d'études.

    Il y a certains comme Ricoeur qui croyait encore que les deux traditions pourraient se réconcilier. Mais Rorty (du côté obscur) et les Analytiques pensent plutôt que les deux traditions vont finir par devenir quasiment deux disciplines qui n'auront plus en commun qu'un terme ambigu.

    > Tom Roud
    Oui, nous avons vraiment des biais pour avoir de fausses intuitions en probabilités et Dennett insiste justement là-dessus. Une vidéo très frappante à ce sujet est l'algorithme de l'Horloger Aveugle.

    L'argument de Plantinga me semble être que si la théorie de l'évolution est vraie et que toute explication est naturelle, alors nos systèmes d'explication qui ont émergé par évolution naturelle peuvent être faux (ils seraient seulement adaptés ou exaptés à notre milieu mais non véridiques) et donc toute la théorie qu'il n'y a que des explications naturelles peut elle-même être fausse, ce qu'il appelle l'auto-réfutation du naturalisme (self-defeating).

    Je ne vois vraiment pas la force de cette "auto-réfutation".

    Ce que Plantinga appelle une douzaine de bons arguments en faveur du Théisme repose sur des arguments aussi fragiles. Pour lui, le théisme a toujours un avantage rationnel explicatif sur l'athéisme comme "inférence vers la meilleure explication" pour justifier nos croyance ou même l'harmonie entre le fonctionnement syntaxique de nos contenus neuronaux et le contenu intentionnel ou le contenu phénoménal.

    Toute la philosophie de Dennett visait précisément à dissoudre ce problème de "l'Harmonie Préétablie" entre l'activité de l'esprit et le contenu visé (sachant que des modules syntaxiques idiots peuvent faire émerger des systèmes qui ont en un sens un contenu intentionnel - une signification - et une expérience pour la conscience).

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