lundi 27 avril 2009

La Cerisaie




La Cerisaie d'Anton Tchekhov se joue encore au Théâtre de la Colline jusqu'au dimanche 10 mai prochain. Voir la longue critique de Jean-Pierre Thibaudat.

Ce sera le "Chant du Cygne" et dernière mise en scène d'Alain Françon puisqu'il devra prendre sa retraite à 65 ans après treize ans à la tête de la Colline.

J'avais déjà écrit le bien que je pensais de son adaptation d'Ivanov (1887), de son Platonov + Le Chant du Cygne (1880), et, brièvement, sur Les Trois Sœurs, 1901 (et j'avais mentionné la version scénique de la correspondance de 1901-1904 avec sa femme, l'actrice Olga Knipper).

Anton Pavlovitch n'a que la quarantaine lorsqu'il écrit ce qui sera sa dernière pièce.

Il la rédige avec difficulté dans sa propre cerisaie, dans la station balnéaire de Yalta en Crimée de 1901 à 1903, juste après le succès des Trois Sœurs.

Six mois après la première de La Cerisaie, l'ancien médecin Tchekhov est emporté par la tuberculose dans la Forêt Noire. C'est donc à la fois le testament d'Anton Pavlovitch et l'ultime hommage que lui rendra Alain Françon à la Colline.

Tchekhov y voyait la plus comique de ses pièces, il défendait ses gags et il fut en conflit avec Stanislavski qui la voulait beaucoup plus noire. Même si on nous apprend à nous défier de l'intention de l'auteur, Françon, tout en étudiant soigneusement les carnets de Stanislavski et en reprenant en partie son décor originel, par exemple pour la botte de foin de l'Acte II, a plutôt penché pour le dramaturge sur ce point. Ce décor impressionnant dans sa spectralité est d'ailleurs l'une des réussites de ce spectacle.

"Ces gens dansent sur un volcan" (Alexeï Souvorine)



La Cerisaie est une pièce d'autant plus sombre qu'elle déjoue le drame et qu'en un sens, il ne se passe rien. C'est une pièce nerveuse et drôle, mais tout se dénoue dans la déception des attentes.

Une aristocrate ruinée revient pour sauver son dernier domaine, elle le perdra et il ne restera plus que le travail pour ses proches et une fuite en avant pour elle, en attendant que la ruine ne la rattrape.

Pas de suicides et de grande déchirure comme dans La Mouette, rien que de petits deuils chuchotés, une fausse insouciance, pleine de déni et de regrets. Seulement la peine banale d'une vie qui continue, dans une espérance un peu naïve ou vague, les chagrins enfantins des maîtres et des serviteurs qui semblent se résigner à quelques minces illusions devant l'entropie.

Lioubov Ranievskaïa est jouée par Dominique Valadié, compagne de Françon comme Olga Knipper, qui créa le rôle, était la compagne de Tchékhov. Lioubov est cette femme "dissolue", qui voudrait encore jouer à la femme passionnée alors qu'elle sait que son amant lui a dévoré tout ce qu'il lui restait. Elle est plus touchante qu'irritante, contrairement à la jeune veuve un peu plus idéalisée Anna Petrovna dans Platonov. Elle a parfois une certaine finesse et tente malgré son indolence d'agir avec une générosité (notamment vis-à-vis de l'ancien précepteur de son fils défunt) qui ne se limite pas à sa prodigalité.

Le vrai personnage central est Iermolaï Lopakhine (Jérôme Kircher qui réhausse vraiment toutes les ambiguïtés), l'ancien fils de moujik (le Servage fut aboli quarante ans avant par Alexandre II). Dans certaines mises en scène, il peut devenir une sorte d'arriviste avare ou parvenu matérialiste, plein de ressentiment et d'envie contre ses anciens maîtres, le Capitalisme détruisant l'oisive Culture aristocratique. Ici, au contraire (conformément à une indication scénique de Tchékhov qui le voyait aussi comme un "homme comme il faut"), Lopakhine a plus de contradictions, à la fois plein d'affection sincère pour Lioubov - il semble bien chercher à l'aider en vain - et enivré par cette victoire sur ses origines et sur les maîtres de ses ancêtres. Lopakhine va transformer le domaine en lieu de villégiature et ce nouveau rapport du tourisme au monde est celui où le divertissement même est saisi par l'industrie.

Хозяин и работник

Tchékhov avait dit à son ami Souvorine qu'il en avait assez du cliché du "serf loyal" mais il a fait ici sa propre Dialectique du Maître et de l'Esclave. D'un côté, Lopakhine, le Serf qui par son travail va racheter les terres des Seigneurs selon la loi inexorable des saturnales ; de l'autre le vieux Firs (Jean-Paul Roussillon, très touchant), le Serf qui voit l'Emancipation de 1861 comme une "catastrophe" et qui a un rapport de tendresse paternelle vis-à-vis de l'irresponsable Leonid Gaev (Didier Sandre), le frère de Lioubov, лишний человек complètement aliéné et infantilisé par son domestique.



La jeune fille de Lioubov, Ania, et la gouvernante et fille adoptive, Varia (Julie Pilod), ressemblent plus à la figure des femmes qui se tournent vers le Travail, notamment les Trois Soeurs ou Sonia Alexandrovna à la fin de L'Oncle Vania.

Ania a un début d'aventure avec l'éternel étudiant Petya Trofimov (Pierre-Félix Gravière), parfois ridicule dans son idéalisme ("Je suis au-dessus de l'amour") et qui semble parfois un peu de mauvaise foi dans son éloge de l'ère nouvelle où le Travail va remplacer ces fêtes galantes (même si son verdict où la beauté de la Cerisaie se paye des Âmes Mortes du domaine semble vraiment le point de vue de Tchekhov lui-même). Mais dès qu'il se pose en donneur de leçons, on voit poindre une double ironie où il touche juste mais tombe aussi sous ses propres critiques.

Le personnage le plus comique est la gouvernante allemande Charlotta (Irina Dalle), qui a une posture de Charlie Chaplin, mais je dois dire qu'elle m'a vite épuisé, peut-être parce que je ne suis pas vraiment sensible à tout l'humour du pantomime. Une meilleure trouvaille verbale me semble le grave parasite Semione Epikhodov (Clément Bresson), qui est accablé de guigne et essaye de jouer au philosophe.

Dans l'Acte II, en une très belle métaphore invisible, Françon fait tirer Epikhodov au pistolet (je ne crois pas que ce soit dans le texte, dans mon édition, Epikhodov menace seulement de s'en servir un jour). Peut-être est-ce une allusion au principe dit du Pistolet de Tchékhov (ne jamais introduire un révolver dans un acte sans le faire tirer avant la fin de la pièce), symbole de toute construction narrative ici déçue ou avortée puisqu'il tire prématurément et sans autres effets.

Il paraît d'après Thibaudat que c'est l'acteur Jean-Paul Rousillon (né en 1931) qui avait demandé à Alain Françon de remonter la Cerisaie pour pouvoir jouer le rôle du vieil octagénaire Firs et ses célèbres murmures inaudibles. Les adieux émouvants du vieux serviteur à la fin de la pièce, seul début de mort apaisée, coïncident donc avec d'autres conclusions, alors que les derniers Cerisiers tombent dehors sous la hache, les adieux au passé, aux jeux et aux domaines de l'enfance.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire