Lors du long débat avec Cliff May sur le Waterboarding, l'apologiste de la torture avait fait le raisonnement que si Stewart considérait que Bush était un criminel de guerre pour avoir cautionné l'asphyxie par noyade, alors le Président Harry Truman en serait un pire pour Hiroshima.
Jon Stewart avait dit qu'il était prêt à accepter la conséquence en disant que les Américains auraient dû d'abord faire une démonstration de la Bombe A avant de la jeter sur Hiroshima, et donc que Harry Truman était bien un criminel (même s'il concédait déjà que la situation pouvait non pas justifier son choix mais au moins donner des circonstances atténuantes en temps de guerre).
La question m'a turlupiné toute la semaine. Je me suis demandé si j'étais inconsciemment raciste nippophobe parce que j'ai finalement toujours cru un raisonnement utilitariste qui dit qu'on prévoyait une guerre longue jusqu'en 46-47 où seraient morts encore plus d'Américains et de Japonais sans cette démonstration violente qui contraignait à la capitulation (alors que Dresden est sans doute pire que Hiroshima (90-140 000 morts, essentiellement des civils), et les bombardements conventionnels contre Tokyo ont été bien plus sanglants, je crois). Le calcul utilitariste n'est pas toujours fondé mais combien de villes et de civils seraient morts dans des bombardements conventionnels sans Hiroshima et Nagasaki ?
Après tout, il y avait bien eu un ultimatum au gouvernement japonais. Les Américains n'avaient que deux bombes et ils n'allaient pas en jeter une dans la mer devant la côte comme avertissement, je ne crois pas que les Japonais y auraient cru. Cela dit, on dit que Nagasaki trois jours plus tard (70 000 morts de plus) était inutile et que l'intervention soviétique inquiétait en fait plus le régime que les bombes atomiques, qui ne servirent que de prétexte pour la réddition sans condition. L'Empereur ne mentionne d'ailleurs que l'arrivée des Soviétiques dans son discours et n'a pas un mot pour les deux villes vitrifiées.
On l'a échappé belle car ils avaient pensé aussi à bombarder l'ancienne capitale historique de Kyoto et ce fut le Secrétaire d'Etat (pourtant un Républicain conservateur) Harry Stimson qui mit son véto, sentant bien qu'un acte irréparable aurait été commis pour la civilisation avec un tel centre de la culture japonaise (une anecdote dit même qu'il y avait passé son voyage de noces !).
Mais hier soir, Jon Stewart revient très simplement et franchement sur sa phrase et dit que la situation était compliquée, qu'il avait concédé trop dans la discussion et qu'on ne pourrait pas parler d'un crime de guerre.
The Daily Show With Jon Stewart | M - Th 11p / 10c | |||
Harry Truman Was Not a War Criminal | ||||
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Je reste aussi perplexe sur la question parce que je n'arrive pas à une perspective éthique très cohérente et que je reste tout aussi contaminé que la plupart des modernes aujourd'hui par le genre de raisonnement "utilitariste" (ce qui ne justifie pas pour autant la torture même si on acceptait ces principes).
Et il se peut que je sous-estime la gravité de l'acte à cause du caractère si particulier qu'a pris la Seconde Guerre mondiale comme l'un des rares conflits de l'Histoire où un camp avait un avantage moral si clair sur l'autre (je ne vois guère que certaines Guerres civiles comme la Guerre de Sécession ou des Guerres d'indépendance qui soient de ce type).
Le fait que les Japonais tentent de nier tout souvenir de leurs propres crimes de guerre en Chine grâce à l'unicité de la Bombe A fait aussi réagir de manière excessive en sens symétrique.
Add. : Quand, sur le débat éthique de Watchmen, je me moquais de Rorschach qui soutenait Hiroshima, je ne le lui reprochais pas de le faire mais seulement d'être incohérent dans ce cas en refusant le conséquentialisme d'Ozymandias.
"où un camp avait un avantage moral si clair sur l'autre"
RépondreSupprimerC'est un peu cela le problème : normalement, une guerre est par définition "immorale", sauf quelques cas, non ? Les exceptions relèvent-elles du "droit d'ingérence" défendu par Kouchner ?
Encore que... par exemple, est-il moralement justifié de contre-attaquer contre un pays qui vous a attaqué ? Après tout, d'un strict point de vue utilitariste, si la puissance occupante n'est pas une dictature, pour protéger des vies humaines, il vaut mieux se rendre, non ? Enfin bon, j'imagine que des tas de gens ont déjà réfléchi à ça.
Je ne connais pas du tout la littérature sur Guerre Juste, mais une Guerre défensive (et non pas "préemptive") est en effet l'exemple de Guerre juste (à cause d'un principe d'autodétermination, par exemple).
RépondreSupprimerLa théorie catholique du Jus ad bellum (la légitimité de déclaration de guerre) était qu'une Guerre Juste devait avoir une cause juste, une autorité légitime, une probabilité de succès et n'avoir été employée qu'en "Dernier Recours" après que toute alternative raisonnable eut été épuisée.
Le Communautariste Michael Walzer est le grand spécialiste contemporain (il a soutenu la Guerre en Afghanistan mais pas celle en Irak).
Vous détestez les japonais?
RépondreSupprimerNon, j'ai voulu justement exprimer le contraire : qu'on peut se demander si Hiroshima pourrait être justifié (malgré toutes ces séquelles et cancers).
RépondreSupprimerCela aurait très bien pu être une ville allemande si l'Allemagne avait mis plus longtemps à se rendre. Les Américains étaient tellement peu conscients des risques des radiations qu'ils ont mis leurs troupes sur les sites après la capitulation du Japon !
En revanche, si le vrai but de Hiroshima était d'impressionner les Soviétiques (c'est une rumeur peu fondée), cela me paraît très difficile à défendre.
Les Américains étaient tellement peu conscients des risques des radiations qu'ils ont mis leurs troupes sur les sites après la capitulation du Japon !Ils ont aussi tué une bonne partie de leurs scientifiques. De même que les premiers pas de la radiothérapie ont tué des bataillons de personnels soignants.
RépondreSupprimerLe problème de la "guerre juste" m'a toujours semblé être l'échelle unique de la caractérisation : les auteurs traitent la guerre par le haut, en en faisant un phénomène unique. Or tout conflit me semble décomposable en des centaines de conflits locaux qui s'imbriquent comme des poupées russes.
Exemples russes, justement : l'opération Barbarossa, la défense de Stalingrad par ses habitants, la mise à sac de l'Ukraine sur le chemin de l'Allemagne. Je ne vois pas comment une définition unique de la guerre va nous aider à démêler la situation.
Tom : C'est un peu cela le problème : normalement, une guerre est par définition "immorale", sauf quelques cas, non ?Tu seras intéressé par la lecture du Tribunal Russell (et l'histoire de Russell pendant la Grande guerre, lui qui fut emprisonné pour pacifisme pendant que Wittgenstein se battait sous les drapeaux autrichiens – source : introduction de L'empirisme logique).
RépondreSupprimerSur la question, il y a cette lettre d'ELizabeth Anscombe contre l'attribution d'un doctorat honoris causa à Truman. Au point 7 elle affirme que les japonais avaient proposé, via les russes, de se rendre mais que les alliés avaient posé des conditions si vagues qu'aucune discussion n'était possible.
RépondreSupprimerJ'aurais tendance à penser comme Anscombe que Truman est incontestablement un criminel de guerre. Mon impression est que la seule raison pour laquelle les bombes ont été lancées, c'est ce désir trop humain de voir ce qui se passerait si on le faisait!
> Fr.
RépondreSupprimerOui, c'est en effet une bonne façon de poser la question de la transitivité causale. Même si on admet qu'une guerre ait une juste cause, cela n'empêche pas qu'elle puisse inclure ensuite de nombreux conflits ou attaques injustifiables avec crimes de guerre.
Russell a été vraiment plus lucide que la plupart (je pense à Bergson expliquant que la Grande Guerre était conflit de la civilisation spirituelle contre une barbarie mécanique). Il dit que quand il avait encore une vingtaine d'années il avait été en faveur de l'Empire et de la Guerre des Boers et que c'était cette erreur qui l'a ensuite rendu si hostile à l'impérialisme martial.
> Hady Ba
Je ne connaissais pas ce texte (je connaissais juste la controverse où les catholiques wittgensteiniens Geach, Anscombe et Kenny trouvèrent que Jean XXIII malgré son appel au désarmement concédait déjà trop à l'idée de dissuasion dans l'encyclique Pacem in terris). Ca m'ébranle un peu.
Si on a établi ce débat historique où on peut penser que les Japonais allaient capituler de toute manière devant la Russie, je reconnais que j'avais tort et que Hiroshima/Nagasaki devient simplement un acte de représailles disproptionné contre Pearl Harbor. J'avais lu qu'au contraire c'était les demandes japonaises qui étaient trop vagues et qui refusaient la capitulation sans condition.
Si ce n'est pas pour faire de l'éthique mais pour faire du droit, je recommande la lecture de l'intéressant avis consultatif de la Cour internationale de justice du 8 juillet 1996 sur la licéité de la menace ou de l'emploi d'armes atomiques.
RépondreSupprimerSinon, la liste des crimes de guerre potentiellement commis par les Alliés est longue, en dehors du bombardement aérien délibéré de populations civiles : guerre sous-marine sans restriction, massacre de Katyń, Opération Keelhaul, etc. (Je précise que je suis satisfait que les Alliés ont gagné la Guerre, quels que soient les moyens employés.)
Le vote de la CIJ est fascinant avec sa division 7 contre 7 sur la 6e question et sa décision finalement aporétique.
RépondreSupprimerOn devrait en faire une pièce de théâtre. ;)
Libre à vous de vous y mettre avant de payer vos prochaines factures ;o)
RépondreSupprimerTiens, moi aussi, le débat sur la torture me plonge dans la perplexité éthique... Et Andrew Sullivan en est venu à se poser la même question des crimes de guerre d'Harry Truman. Avec une perspective américaine...
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