mercredi 9 décembre 2009

Du Sédiment immonboïde

ou un récit d'une souris secourable

par Hector-Hugh Munro (1870-1916), The Chronicles of Clovis, 1911.


« Je désirerais demander la main de votre fille » déclara Mark Spayley avec un empressement tremblant. « Je ne suis qu'un artiste avec un revenu de deux cents livres par an, et elle est la fille d'un homme immensément riche, donc je suppose que vous estimerez ma proposition pleine de présomption. »

Duncan Dullamy, le grand gonfleur d'entreprises, ne manifestait aucun signe extérieur de mécontentement. En fait, il était secrètement soulagé à la perspective de trouver même un mari de deux cents livres par an pour sa fille Léonore. Une crise menaçait de s'abattre sous peu, dont il savait qu'il allait sortir sans argent ni crédit ; toutes ses affaires financières récentes étaient tombées à plat, et la plus plate de toutes était le merveilleux aliment pour le petit-déjeuner, Pipenta, sur la publicité de laquelle il avait déjà investi des sommes énormes. On ne pouvait même pas l'appeler un médicament, car les gens achetaient des médicaments ; personne n'achetait du Pipenta.

« Epouseriez-vous Leonore si elle était la fille d'un pauvre homme ? », demanda l'homme à la richesse fantômatique.

« Oui », dit Mark, en évitant judicieusement l'erreur de protester de manière excessive. Et à son grand étonnement, le père de Léonore accorda non seulement son consentement, mais suggéra aussi une date assez proche pour le mariage.

« Je voudrais pouvoir vous témoigner de ma reconnaissance en quelque manière », déclara Mark avec une émotion véritable. « Je crains que ce ne soit peu comme la souris qui propose d'aider le lion. »

« Trouvez un moyen d'inciter les gens à acheter de cette gadoue immonde », dit Dullamy, en désignant avec véhémence une affiche de la Pipenta tant honnie, et vous aurez fait plus que n'importe lequel de mes agents n'a été en mesure d'accomplir. »

« Cela a besoin d'un nom mieux adapté, dit Mark en réfléchissant, et quelque chose de plus distinctif dans la campagne d'affichage. De toute façon, je vais tenter un coup d'essai. »

Trois semaines plus tard, on annonça monde l'arrivée d'une nouvelle préparation pour le petit déjeuner, sous le nom frappant de "Sédiment immonboïde" (Filboid Studge). Mark Spayley n'usa pas d'images de gros bébés poussant comme des champignons sous son influence, ni de célébrités des principaux pays du monde en train de se bousculer pour en avoir. Une seule immense affiche sombre dépeignait les Damnés de l'Enfer en train de souffrir d'un nouveau tourment parce qu'il ne pouvait pas obtenir de Sédiment immonboïde que de jeunes démons élégants tenaient dans des bols transparents juste hors de leur portée. La scène était rendue encore plus horrible par une suggestion subtile des traits de quelques célébrités dans la représentation de ces Âmes perdues, des personnalités des deux partis politiques, quelques Dames du monde, des auteurs dramatiques et des romanciers renommés, des aviateurs distingués étaient reconnaissables dans cette assemblée déchue ; des gloires de la comédie musicale scintillaient dans les ombres de cet Enfer, souriant encore par la force de l'habitude, mais avec la rage redoutable de l'effort perplexe. L'affiche ne portait aucune allusion appuyée aux mérites du nouvel aliment de petit déjeuner, mais on pouvait lire à la base un unique et sinistre énoncé en caractères gras :

"ILS NE PEUVENT PLUS L'ACHETER MAINTENANT."


Spayley avait saisi le fait que les gens feront des choses par sens du devoir qu'ils n'auraient jamais tenté par plaisir. Il y a des milliers d'hommes respectables de classe moyenne qui, si vous les trouviez à l'improviste dans un bain turc, expliqeraient en toute sincérité que le médecin leur a ordonné de prendre des bains turcs ; si vous leur disiez que vous êtes venu là parce que vous aimiez cela, ils se regarderaient avec un étonnement peiné de la frivolité de votre motif. De la même manière, chaque fois qu'un massacre des Arméniens est signalé en Asie Mineure, tout le monde suppose qu'il a été effectuée "sous les ordres" de quelque part ou d'une autre, personne ne semble penser qu'il y aient des gens qui pourraient AIMER tuer leurs prochains de temps en temps.

Et il en était de même avec le nouvel aliment du petit déjeuner. Personne n'aurait mangé du Sédiment immonboïde par plaisir, mais la sombre austérité de son message publicitaire poussa les ménagères en masse vers les épiciers pour en réclamer une fourniture immédiate. Dans les petites cuisines, des jeunes filles aux cheveux nattés aidaient leurs mères déprimées à accomplir le rituel primitif de sa préparation. On l'ingérait silencieusement sur les tables du petit déjeuner de salons mornes.

Une fois que la gent féminine découvrit qu'il était absolument immangeable, leur zèle à l'imposer à tout leur foyer ne connut plus de limite. « Tu n'as pas mangé ton Sédiment immonboïde ! » criait-on à l'employé qui en perdait l'appétit, en s'enfuyant de table pour retrouver en entrée de son souper la sâleté réchauffée qu'on expliquait comme "ton Sediment immonboïde que tu n'avais pas mangé ce matin."

Ces fanatiques étranges qui se mortifient de manière obstentatoire, intérieurement et extérieurement, avec des biscuits de santé et des vêtements de santé, se jetaient de manière agressive sur le nouvel aliment. Des jeunes gens sérieux et à lunettes les dévoraient sur les marches du Club national libéral. Un évêque qui ne croyait pas en une Vie future prêcha contre l'affiche, et la fille d'un Pair du Royaume mourut d'avoir trop absorbé de ce mélange. Le produit gagna encore plus de publicité lorsqu'un régiment d'infanterie se mutina et fusilla ses officiers plutôt que d'avoir à avaler cette abjection nauséabonde. Heureusement, Lord Birrell de Blatherstone, qui était ministre de la Guerre à ce moment-là, sauva la situation par son heureux épigramme, que « la discipline pour être efficace doit être facultative ».

Le Sédiment immonboïde était devenu un nom familier, mais Dullamy se rendit compte avec sagacité que ce n'était pas nécessairement le dernier mot dans la diététique du petit-déjeuner ; sa suprématie serait remis en cause dès qu'une nourriture encore plus dégoutante serait mise sur le marché. Il pourrait même y avoir une réaction en faveur de quelque chose de savoureux et appétissant, et l'austérité puritaine du moment pourrait être bannie de la cuisine domestique. À un moment opportun, par conséquent, il vendit ses intérêts dans l'article qui lui avait apporté une richesse colossale à un moment critique, et avait placé sa réputation financière au-delà de tout risque. Quant à Léonore, qui était maintenant une héritière sur une échelle beaucoup plus grande que jamais auparavant, il trouva naturellement pour elle sur le marché des maris quelqu'un de plus prospère qu'un créateur d'affiches qui gagnait deux cent livres par an. Mark Spayley, la Souris astucieuse qui avait aidé le Lion financier avec des effet si fâcheux, en fut réduit à maudire le jour où il avait produit l'affiche miraculeuse.

« Après tout, dit Clovis, en le rencontrant peu de temps après à son Club, vous avez cette consolation douteuse qu'il n'appartient pas aux mortels de révoquer leur réussite."





Note : 200 livres sterling de 1911 devraient représenter selon l'inflation entre £18,961 de 2010 ou même £95,625 si on tient compte de tout le PIB. L'artiste n'est donc pas pauvre en parité de pouvoir d'achat mais la conversion est floue (entre 20k et 100k).

Clovis, le narrateur, est une sorte d'anticipation de Bertram Wooster de Wodehouse, un prospère et indolent habitué des Clubs. Saki, qui a directement inspiré l'humour noir de Kurt Vonnegut, semble ici être surtout satirique sur le Parti libéral au pouvoir (comme l'indique le titre imaginaire de Lord Birrell "of Blatherstone").

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